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Livre premier
Chapitre XX

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 Article publié le 6 mars 2006.

oOo

Même la porte fermée, la musique envahissait l’escalier. Il s’arrêta devant la cage de l’ascenseur pour écouter encore quelques mesures de By the time I get to Phoenix. La voix d’Isaac Hayes l’avait souvent aidé à achever le travail sexuel, mais il n’avait jamais tué personne et n’avait pas l’intention de recommencer. Il y en a qui tuent par calcul, parce qu’ils ont eu le temps de mesurer les bénéfices possibles de leur crime, et d’autres qui agissent sur un coup de tête, par inspiration brutale, définitive, indivisible. En général, la Justice est plus clémente avec les imaginatifs, qu’elle ne peut s’empêcher de considérer comme des créateurs au même titre que les artistes. Elle aime moins les instantanés de l’âme humaine, y reconnaissant peut-être la vraie nature du mal. Entre un artiste de l’assassinat et un impulsif capable de donner la mort, Omar Lobster distinguait les cadavres pour les reconnaître lui aussi. Il venait de réagir absurdement, il ne trouvait aucune autre raison que cet absurde pour commencer à excuser cet acte irréparable et sans doute impardonnable. I stand accused le força à ouvrir la porte coulissante de l’ascenseur. Il effraya une vieille dame qui montait. Il descendait. Et elle redescendit avec lui sans protester. En traversant le vestibule, il fredonnait The look of love, ne pensant plus à la vieille dame qui serait le premier témoin appelé à la barre. La rue effaça toutes traces de Soul et il pénétra dans la foule pour s’y égarer avant de retrouver ses esprits, si c’était encore possible de redevenir soi-même après un pareil exercice de la fatalité.

Il erra longtemps, sans but, s’efforçant de ne pas se précipiter vers d’autres raisons de briser le silence qui continuait de le harceler comme s’il n’existait déjà plus. Il avait oublié la sensation que lui avait immédiatement procuré la mort de Kol Panglas, une mort qui n’avait pas duré plus d’une minute, puis le cadavre l’avait remplacée et plus rien n’avait bougé, à part les membranes des enceintes acoustiques où la voix électrique d’Isaac Hayes commençait Never can say Goodbye. Il n’avait pas attendu. Il le regrettait maintenant. Cette attente lui eût peut-être inspiré un remords toujours bien accueilli aux Assises. Pas de remords, pas de pitié. Il redoutait cette confrontation avec des juges n’ayant pas l’expérience de la mort, ne la reconnaissant qu’à travers la pratique du récit, ne sachant rien du néant qui apparaît alors pendant l’instant d’infinie conscience qui immobilise le temps, comme s’il n’était possible de cesser d’exister que de cette manière sauvage, considérable, peut-être prodigieuse. Les vitrines faisaient de lui un personnage de la rue, mais il n’appartenait plus à cette foule. Il avait franchi l’espace où le temps est compté parce qu’il appartient encore aux autres plus qu’à soi-même. Ici, aux portes de l’Enfer, le temps s’apparentait à soi, et le soi y retrouvait enfin son écoulement de lave sur des terrains impossibles à traverser autrement. La connaissance passait par cet empoisonnement lent des substances vivantes qui le composaient, mais en tant que non-être primesautier, il n’avait pas droit à la considération due aux artistes de son temps, ce temps qui s’ajoutait au temps pour donner au temps le temps de devenir le temps. Et ainsi son esprit se refléta pendant des heures dans les vitrines chatoyantes de la cité, tandis que le jour se finissait et que les principes de la nuit se mettaient lentement en place, prêts à recommencer l’improbable des visions nocturnes. Pendant ces heures atroces, il ne songea pas une seconde à se nourrir, son inconscient, ou la bête qui en faisait office maintenant qu’il avait commis l’irrémédiable, sachant ou n’ignorant pas qu’il eût rendu cette nourriture avec toutes les substances qui relativiseraient peut-être sa responsabilité devant ses juges.

Il entra cependant dans un café parce qu’un groupe de jeunes se divertissaient autour d’une machine à sous. Il prit place sous un miroir dans lequel il se vit avancer vers lui-même comme vers cette cellule où il aurait à payer au lieu de changer. Personne ne vint l’importuner. Le garçon voletait entre les tables sans regarder de son côté, exactement comme s’il était transparent, ou comme s’il n’existait plus pour ceux qui n’ont rien à se reprocher d’aussi terrible, d’aussi infecte qu’un crime du sang perpétré dans la colère et la bave des mots prononcés pour soutenir le rythme infernal de cette violence inouïe. L’odeur du café l’épouvanta. Elle revenait avec l’impatience des matins consacrés au maquillage de soi, à l’habillement du paraître, à l’exercice solitaire de l’autre devant la tasse fumante et obscène qui renouvelait les jours sans se laisser briser. Il sentit qu’il pleurait, et c’était peut-être la raison de son isolement, ils le laissaient tranquille en attendant que la police arrivât pour le questionner, attendant qu’on l’interrogeât plus professionnellement et en connaissance de cause, attente des dos tournés et des profils sans regard. Il s’enfuit.

Son errance ne faisait que commencer. Elle durerait peut-être toute la nuit. Ou bien on l’arrêterait avant que la nuit ne lui apportât l’explication concrète de son embrasement meurtrier. Il fila dans des rues noires. Il n’y avait plus de vitrines. Il n’avait jamais habité dans ces quartiers aux façades délabrées. Il avait quelquefois observé une porte particulièrement significative de la misère qui peut frapper l’existence, mais il n’avait jamais pris le temps de s’y arrêter, au moins pour se donner bonne conscience. Mais le moment était mal choisi. Il cherchait une porte ouverte, une ombre pouvant durer toute la nuit, un coin d’humanité sans humanité, mais assez proche de l’humain pour inspirer la réflexion et le doute. Il éprouvait un intense besoin de se confesser, sachant qu’il devait d’abord nier, simuler, s’étonner, protester. Il y avait maintenant suffisamment de témoins pour commencer un procès rempli jusqu’à la gueule de détails appartenant à une vision de sa personnalité revue et corrigée par l’horreur du crime. Et à la lumière de ces nouveautés certifiées, son existence subirait des changements a posteriori, des modifications comme il n’avait jamais eu assez d’imagination pour les envisager en conscience, toute une série de glissements des sens à donner aux épisodes et aux anecdotes qui composeraient sa nouvelle existence, une existence judiciaire en remplacement de l’homme du commun qu’il avait été. On parlerait de sa folie, mais une folie des grandeurs, une folie de l’hypocrisie et de l’égoïsme, une folie au sens figuré. Et ses figures l’emporteraient au diable dans une reconnaissance de l’inutilité, de la nocivité, de l’inconséquence et d’une responsabilité que rien ne diminuerait, à part les substances dont il abusait pour lutter contre une angoisse végétative qui n’avait rien à voir avec l’angoisse des fous.

Il trouva un angle moussu et s’assura qu’il ne contenait pas de poubelles. Il l’explora minutieusement, avec cette méticulosité qui avait fait de lui un chirurgien de premier plan et un savant toujours en phase avec les découvertes de son temps. La mousse sentait la pierre et le mortier. Une descente était agitée de soubresauts. Il se pencha pour trouver le sol et découvrit un pavé glissant qui nourrissait des insectes rapides. Il les voyait dans les interstices. Conscient qu’il ne vivrait pas longtemps dans ces conditions, il envisagea la seconde impliquée par l’instant en se pelotonnant contre le mur, en proie à une peur étrangement douloureuse. Je suis perdu, était tout ce qu’il réussissait à penser de lui et de ce qui n’arrivait plus. Il attendait au lieu de penser à se défendre. Il laissait le temps lui ravir les procédés de la défense. Il s’abandonnait à des conséquences au lieu de lutter contre l’explication qui menaçait son intégrité. Il savait que la sincérité l’emporterait sur l’instinct animal que ses avocats tenteraient de cultiver à travers les barreaux. Cette loyauté envers lui-même, envers ce qu’il avait été et qu’il cesserait d’être au profit d’un récit, lui interdirait le remords, le sauvant de ce récit et l’exposant dès lors à la vengeance. La perspective de la cruauté l’épouvanta. Il n’avait pas été cruel. Il avait cédé à une impulsion, ou plus précisément à un cri. On ne pouvait lui reprocher que l’irréparable et il était prêt, moralement, à en payer le prix. Mais ils s’en prendraient à l’homme, refusant de s’en tenir aux faits. Plaidoirie de procureur. Roman à la place du récit. Littérature judiciaire. Il ne se défendrait pas contre les instruments d’une colère capable elle aussi de tuer, mais avec l’assentiment de tous sauf de lui-même. Ces moments d’exclusion sont les pires de l’existence. Il n’en vivrait jamais d’aussi terrifiants.

La nuit l’ensevelit. Le froid l’envahit. Il n’y avait guère que la solitude qui ne parvenait pas à l’émouvoir. Il jouissait maintenant. Son petit rire devint facilement sardonique. Il jouait avec des sensations lointaines, se refusant à les identifier. Mais la folie demeurait à distance, comme si elle se méfiait encore, ou parce qu’il n’attendait plus qu’elle lui donnât une bonne raison d’en finir au lieu de se laisser prendre ou pire de finalement se livrer. Cette perspective de commissariat à peine ébranlé par l’aveu dans un petit matin qui ressemblait aux autres matins ne pouvait pas motiver une délivrance de pécheur repenti sur le chemin du châtiment et du pardon. Ils le surprendraient en pleine jouissance de la paralysie et l’emporteraient comme un mort dans des lieux plus secrets. Son identification serait immédiate. Il avait laissé la porte ouverte et commuté la chaîne sur repeat. Quelqu’un finirait par pousser la porte, traversé par The men et ses échos, et le cadavre de Kol Panglas surgirait dans son imagination avant de devenir l’évidence de l’instant. Omar Lobster avait prémédité cet après-crime avec une volupté qui lui faisait horreur maintenant. Il était réduit à ne rien savoir de ce personnage entrant dans les lieux du crime que la voix d’Isaac Hayes baignerait de réverbérations infinies jusqu’à l’excitation extrême des sens. Personnage de l’habitant, du voisin, du visiteur. Mais il ne connaissait pas ses voisins et n’attendait personne. Médoc et Pitsy avaient l’habitude de l’attente. La porte pouvait rester ouverte, Pitsy ne sortait jamais. Médoc ne quittait pas son perchoir, sinon pour faire le tour de la pièce sans toucher à l’équipement acoustique. Deux animaux qu’on n’interrogerait pas. Ils disparaîtraient de sa vie, simplement. Il ne les reverrait plus et ne cesserait jamais d’y penser. Ils avaient peuplé sa croissance d’habitant.

Au milieu de la nuit, souffrant au-delà du désir, il sortit de sa cachette et s’exposa aux rigueurs du temps. La rue n’était éclairée que par une lampe halogène accrochée à l’angle d’une autre rue. Il scruta ces ombres couchées crevées de soupiraux et de bouches d’égout. Les reflets sur les carrosseries l’occupèrent quelques minutes. S’il croisait quelqu’un, ce serait vraiment par manque de chance. Il s’aventura.

Plus tard, il aperçut la surface des eaux sous le pont. Il revenait. Mais il n’était plus facile de rentrer dans la lumière. Des voitures traversaient le boulevard en rugissant et remontaient vers le centre urbain qui gisait dans un halo de lueurs rouges. Il traversa le pont sans rencontrer âme qui vive et bifurqua hâtivement sur le quai. Il longea le parapet. Il n’était pas à l’abri des regards qui pouvaient toujours s’intéresser à lui si le sommeil n’avait pas fini par épuiser ces citoyens de l’exclusion sociale. Gravissant l’escalier, il songea à cette liberté dont il jouissait encore. Sa rue longeait les façades éclairées par des projecteurs qui fusaient du parapet. Ce contraste jouait en sa faveur. Il se glissa jusqu’à la porte. Le vestibule n’était éclairé que par la loge du gardien de nuit qui devait dormir. Pas une trace d’enquête. Il se demanda si la police laissait des traces et à quoi elles pouvaient ressembler. Craignant d’alerter le gardien, il emprunta l’escalier. Sa porte était toujours entrouverte et la voix d’Isaac Hayes continuait de palpiter dans le corridor. I don’t want to be right. Il entra. Anaïs était assise dans le divan et lisait la pochette du disque. Il referma la porte. Kol Panglas n’avait pas bougé. Comment aurait-il pu bouger ? Il était mort et bien mort.

- Je vais tout t’expliquer, dit-il en se jetant aux genoux d’Anaïs.

Elle lui caressa la joue.

- Personne n’est venu, dit-elle. On a du temps devant nous pour réfléchir.

Son visage se transforma en image pieuse.

- Que préfères-tu ? Réfléchir à ce qu’on va faire ? Ou penser à ce qui va t’arriver ?

- Faire, bredouilla-t-il. Faire !

Il étreignit la main qu’elle lui tendait. Le temps n’est plus. Je peux vivre.

- On ne peut pas se débarrasser du cadavre, dit-il.

Sa voix chevrotait comme celle d’un vieillard et celle d’Isaac Hayes tournoyait comme un insecte autour de la lampe qui va le griller dans un instant qui dépend de la patience de l’insecte.

- En effet, dit-elle. Pas facile. Facile de tuer mes amants. Pas facile de se défaire de leur cadavre. Facile de revenir et difficile de ne plus s’enfuir.

Elle le haïssait.

- Il s’est montré si odieux ! prétexta-t-il.

- Le monde est une ignominie ! Tu le détruis, le monde ?

Qu’avait-il fait du P32 ? Il ne se souvenait pas. Il avait complètement oublié l’instant où il se séparait de lui. Ce pouvait être à n’importe quel moment de cette nuit. Il en savait même moins à ce sujet que le moins doué des enquêteurs qu’ils mettraient sur sa trace pour démonter les rouages minables de son crime médiocre.

- Toi ! fit-il en se redressant.

Il était fou de rage. Elle ne l’avait jamais aidé. Elle le regarda si furieusement que sa propre colère se volatilisa comme la flamme d’une bougie transformée en fumée. Elle avait ce pouvoir. L’odeur du sang versé s’imposa à la voix d’Isaac Hayes.

- Si je coupe le son, dit-il, ils se réveilleront pour tendre l’oreille et un détail leur reviendra en mémoire le moment venu. Les juges savent s’y prendre pour provoquer cet instant de supraperception.

- Tu es fou. Personne ne peut plus rien pour toi.

- Tu voulais parler !

Pourquoi crier maintenant ? Il se mordit la langue. Elle était épouvantée.

- Je n’ai jamais aimé personne, dit-elle. Pas plus toi que ce...

Ce quoi ? Il attendit.

- Je n’aimerai jamais personne, dit-elle encore.

Ou bien le disait-il lui-même. Elle accepta de lui donner deux doses. C’était insuffisant, mais il approcha quelque chose de parfaitement compréhensible et il se rasséréna.

- Nous n’avons jamais parlé, toi et moi, depuis que nous savons...

Il actionna le bouton repeat et une minute plus tard, la voix d’Isaac Hayes se perdit dans la dominante de Let’s stay together. Elle s’agitait, tordant ses lèvres dans l’effort. Il demanda deux doses supplémentaires et elle les lui donna. Il était aux anges.

- Nous ne pouvons pas rester comme ça à...

De quoi parlait-elle ? Le cadavre entrait en décomposition. On l’entendait respirer.

- Je ne suis pas prêt, dit-il. Tu diras que tu m’as trouvé sur le tapis, bourré de Mescal.

- Je ne sais pas ce que c’est, le Mescal !

- Peut-être que si tu le savais...

Ce n’était pas le moment de lui reprocher ce genre de choses.

- On m’a vu entrer, à dix heures et quelques, dit-elle.

Il sentit la colère remonter comme un métal en fusion.

- Personne ne te verra sortir.

Que disait-il ? Il était trois heures du matin. Mon Dieu, se surprit-il à prier, il y a cinq heures qu’elle attend !

- Nous n’expliquerons rien, dit-elle. Nous répondrons à des questions et toute l’histoire leur sera contée sans nous. Ne te fais pas d’illusion.

On pouvait encore attendre. Ce n’était pas si difficile. Au matin, on s’en irait, toi et moi. Mais pour aller où si tu ne sais pas qui je suis pour toi ?

- Je sais... commença-t-il.

Il savait où aller si elle acceptait les faits sans se mettre à le juger. Deux doses encore, je t’en supplie. Dix, c’est le minimum. Ensuite, tu partiras et j’attendrai que l’odeur inquiète le voisinage. Elle n’était pas en train de calculer. Elle avait eu cinq heures pour accepter. Elle ne cherchait pas à le convaincre. Elle attendait parce qu’elle savait que l’attente donnerait raison à son impatience. Il s’assit à même le tapis, tournant le dos au cadavre qui craquait comme une vieille chose.

- J’ai attendu moi aussi, dit-il en regardant ses mains. Il ne s’est rien passé.

- Qu’espérais-tu ?

Elle était désespérée alors qu’il n’était qu’angoissé.

- J’ai attendu après avoir tenté de disparaître.

- Ta mort ne sauvera que toi, mon amour.

- Mais j’ai fini par trouver un coin tranquille et j’ai attendu.

Elle le considéra avec des yeux gonflés de sommeil et de pitié.

- Je te laisserai seul, dit-elle. Je n’ai pas la force.

Elle avait eu le temps d’y réfléchir. S’il n’avait pas quitté les lieux, il l’aurait cueillie au seuil de l’horreur. Qu’en aurait-il fait ? Il était encore sous le coup de la colère. N’y pensons plus ! Seul, il était perdu, mais elle ne se sauvait pas. Ils la convoqueraient. Circonstances atténuantes. Il y en aurait. Il ricana.

- Je te ferai horreur, dit-il.

- Prends !

Il avala plusieurs doses sans les compter. Il sombra presque aussitôt dans l’ombre. Des hallucinations peuplaient ses jambes qu’elle avait croisées sur une main. L’autre main décrivait il ne savait quelle existence qu’elle ne souhaitait pas se faire pardonner.

- Tu diras ce que tu voudras, dit-elle. Ils t’écouteront. Tes avocats me demanderont de comprendre que mon existence peut expliquer le crime. Je dirai non.

Elle en était capable. Il ne la connaissait pas comme on connaît sa mère si elle a accepté d’élever cet enfant. Il connaissait un récit et s’en nourrissait tous les jours pour en mesurer l’importance. Il ne la suppliait pas.

- Je me sauverai, dit-il. J’ai essayé tout à l’heure, mais je n’ai pas trouvé le...

Ne pas prononcer ce mot ! Elle riait parce que des êtres potentiels s’en prenaient à sa bouche. La voix d’Isaac Hayes manquait à cette danse macabre. Walk on by.

- Je veux savoir, dit-il, ne s’entendant plus parler. Je ne veux pas savoir. C’est comme si tout était à refaire.

- Tu ne referas plus rien, dit-elle cruellement.

Il toucha le pied nu et elle le retira. Antenne d’escargot. Elle rentrait dans sa coquille. Il pouvait la briser.

- Je serai docile, dit-elle. Je n’ai pas le choix. Docile et patiente. Ils penseront ce qu’ils voudront. Si ça peut t’aider.

- Jamais je ne supporterai l’enfermement ! Je n’accepterai jamais de ne pas pouvoir ouvrir une porte. Je leur promettrai de ne pas avoir l’intention de fuir. Simplement, sortir.

- Tu délires. Continue.

Il n’y avait pas de femmes dans sa vie sans cette cruauté, sans cette réalité omniprésente. Il cherchait son corps, rampant sur le tapis, mais comme l’escargot extrait de sa coquille, se tortillant pour enrichir sa connaissance de la douleur et de la fin.

- Prends !

Mescal redevenait un personnage de roman. Il ne lui donnait pas un prénom pour lui supprimer toute intimité relative. Il y a des filiations secrètes dans un prénom. Frank, Jean, Omar. Elle n’avait pas consenti à le mettre sur la voie d’une explication. Mais l’État civil hurlait comme un poème. Qui sont-ils, merde !

- Chacun chez soi, dit-elle.

Ou bien l’avait-elle déjà dit en une autre occasion et il s’en souvenait maintenant parce que c’était le moment de donner tout son sens à cette banalité qui revient si souvent dans les conversations même les moins profondément inscrites dans le secret familial.

- Quelle heure est-il ?

C’était important, le temps. Ce n’était plus le même temps, mais c’était toujours aussi important. Ils allaient apporter de sérieuses modifications au récit. Au sien comme au mien. On ne comprendrait peut-être plus ce qu’il avait été donné de comprendre obscurément. On comprendrait clairement parce qu’on ne serait plus sous l’influence de la parole. On écrirait dans les pages des minutes d’un procès qui présenterait des similitudes frappantes avec d’autres procès. Heureusement, dirait le juge aux jurés, sinon à quoi servirait l’expérience ?

- Nous ne sommes plus rien, dit-il.

Et c’était la seule chose qu’il avouerait regretter si on lui reprochait de ne pas éprouver de remords. Tu n’as pas rempli le vide qui obscurcissait ma vie. Et je me suis vidé du reste au profit des substances hallucinogènes que tu dispenses à ma folie.

- Tu n’es pas fou, dit-elle. Ils s’en apercevront. Tu n’as aucune excuse.

Pas de remords. Pas d’excuse. Des circonstances atténuantes. Une refonte du récit. Et l’oubli qui ensevelit les prisonniers et leurs victimes. C’est trop !

- Ils ne m’enfermeront pas !

- Tu n’auras pas de...

Courage ! Dis-le ! Courage ! Ma mère et mon amante ! Courage !

- J’en avais assez d’entendre ta voix dans les enregistrements, dit-il.

- J’ai fait ce que j’ai pu. Je me suis montrée coopérative, comme on me le demandait.

- Je n’ai rien à me reprocher, singea-t-il.

Elle rit. Elle avait toujours eu ce rire de fillette surprise en flagrant délit de luxure. Il ne l’avait jamais imaginée autrement. À quel moment avez-vous su que votre mère n’était pas votre véritable mère ? Qu’est-ce que cela viendrait faire dans un procès en réparation du préjudice commis au détriment de la vie qui est un droit inviolable ? Vous ne saviez pas qui était Kol Panglas ? On croit rêver ! Huissier !

- A-t-il souffert ?

Elle se posait la question depuis qu’elle l’avait trouvé et que la mort était devenue une évidence du mal qu’elle avait semé.

- Alice sera terrifiée, dit-elle.

- Alice et Kol ? s’étonna-t-il en agitant ses doigts devant ses yeux comme les petites marionnettes d’une tragédie qui se conclut provisoirement.

Il entendit le cadavre soumis à des pressions internes qui s’évacuaient pour l’instant sans odeur. Il n’en percevait pas en tout cas la relativité. Quel silence, ce silence ! Ils vont nous entendre. Je n’ai pas fermé la porte. Elle l’avait fermée par prudence. Et il avait coupé la voix d’Isaac Hayes pour en finir avec ce voisinage omniprésent. Il la supplia encore. Elle tendit la boîte métallique. Le couvercle se referma parce qu’elle la penchait. Il n’en tomba rien.

- Non, dit-il. Je n’ai pas écouté la suite.

- Tu en savais assez ? ricana-t-elle.

Les petits personnages de l’hallucination se transformèrent en végétation couvrant le règne minéral de sa conscience. Une eau verte émergeait, bruyante et rapide.

- Je ne voulais plus savoir ! cria-t-il.

Elle riait, face au cadavre que lui ne pouvait pas voir. Il aima cette complicité atroce. Mais rire était au-dessus de ses forces. - Jean Frank Omar de Vermort Chercos Lobster, levez-vous ! - Quel moment intense ! Je n’en avais jamais vécu d’aussi extrême. Je remercie la Justice... - Accusé ! Taisez-vous ! Il vous est reproché, etc., etc. À quel moment déciderait-elle de l’abandonner ? Il demeurerait seul avec le cadavre. Enfin ! La mort et moi.

 

 

 

I’ll never be the same. Il rampait sous un boomer.

- Je n’ai plus de dents ! Je n’ai plus de dents !

- Wilson Pickett est mort. Ça t’fait pas plaisir de l’entendre grâce à la technologie ? I’ll never be the same. Tu t’rends compte, mon chou, c’est comme s’il était là. Ah ! On pourra pas en dire autant de nous. Ça m’fait chier d’avance, pas toi ?

Il ne trouvait plus ses mains.

- Moi, quand je s’rais plus d’ce monde, j’voudrais qu’on colle ma photo sur un mur. Ils devraient vendre des murs de ce genre au lieu de foutre le pognon en l’air dans les cimetières. C’est not’ pognon, merde, quoi ! On peut bien en faire ce qu’on veut, non ? Et ça nous coûterait pas tant. On vivrait mieux, non ? Oh ! I’m gonna love you ! Oh ! Chéri ! Ah ! La transe ! Oh ! pis tu nous fait chier avec tes dents ! Merde, rendez-lui ses dents. Il va nous gâcher l’plaisir et on va devenir méchant.

- Tu sais ce qu’on en fait, nous, des méchants ?

- Ta gueule, Amanda. Tu vas nous les mettre sur le dos avec tes exigences à la con. Remets Isaac Hayes. Joy ! Joy ! Joy ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

- Mes dents ! Mes dents !

- Elle t’plaît pas, la musique ? C’est ton anniversaire. Danse ! Joy ! Joy ! Joy

Il atteignit la porte.

- Mais c’est qu’on voudrait sortir !

La porte se referma sur sa main.

- T’avais qu’à pas êt’ fou.

Amanda le regardait avec ses yeux caves. Elle n’était jamais aussi heureuse que quand on leur permettait d’utiliser la HiFi. En plus, c’était son anniversaire, à lui, pas à elle. Alice Qand les surveillait derrière la vitre blindée. Ses lunettes envoyaient des reflets verts, peut-être intentionnellement. Ils ne laissaient rien au hasard, ici.

- À quoi on a échappé, disait Amanda. Avant, ils nous guillotinaient.

Elle fit un signe avec la main et simula la chute de la tête dans la société.

- Maintenant, on nous dorlote.

- C’est des expériences, oui, fit son interlocuteur qui manipulait les disques sans les précautions d’usage.

- Mes disques, grognait Omar sous le boomer. Vous n’avez pas le droit d’être là. Je ne vous ai pas invités. Et puis d’abord, ce n’est pas mon anniversaire. Je ne sais pas de qui c’est l’anniversaire, mais ce n’est pas le mien. Je le saurais !

- Omar, dit la voix d’Alice Qand. Quand c’est votre anniversaire, c’est votre anniversaire, compris ? N’ennuyez pas vos amis avec ce genre de sottises. Ils ne sauront plus à quoi s’en tenir si vous niez tout ce qu’on sait de vous.

Ils dansaient. Il n’y avait pas de repos. Soit ils les parquaient dans ce qui avait été son studio, soit ils l’emmenaient sans les autres et ils l’interrogeaient pour en savoir encore plus. Il hurlait qu’ils savaient déjà tout, mais Alice Qand vérifiait et elle(il) disait qu’il manquait un détail. On recommençait. C’était un traitement sans douleur, mais il souffrait. Alice Qand ne lui en voulait pas. Elle n’avait jamais couché avec Kol Panglas. C’était tout juste s’ils s’étaient donné la becquée en sortant du cinéma.

- Ne ris pas ! dit Amanda. Tu vas me faire pisser. Je pisse !

Ils la traitaient comme une chienne si elle pissait et elle revenait comme si elle n’avait jamais pissé. Bien sûr, elle recommençait, mais elle revenait toujours comme si rien ne s’était passé pour justifier un tel traitement dont on ne savait rien, ni elle. Tandis que lui, rien n’avançait. Il croyait en avoir fini et on recommençait différemment, des milliers de fois. Personne ne comprenait.

- Elle est jalouse, expliquait Amanda. Elle aurait voulu le tuer elle-même et tu lui as volé ce plaisir. Elle se venge. Je vois pas d’autre explication. T’en vois une, toi ?

- Il est jaloux, reexpliquait Amanda. Il aurait voulu le tuer lui-même et tu lui as volé ce plaisir. Il se venge. Je vois pas d’autre explication. T’en vois une, toi ?

Il ne voyait rien. Il n’avait pas quitté sa chambre et tout avait changé sans qu’on lui demandât son avis de professionnel. Ils avaient rangé les disques qu’il avait projetés contre les enceintes et réparé les membranes qu’il avait déchirées parce qu’il en avait marre de toujours écouter la même chose, comme si ces choses lui appartenaient et qu’il était normal de les écouter au détriment de tout le reste. Amanda avait une meilleure idée du reste, mais elle acceptait sans rouspéter de les écouter à sa place. Ah ! Autre chose : ils avaient enlevé le cadavre. À cause de l’odeur. Il avait proposé de le naturaliser. Ils l’avaient regardé comme si taxidermiste n’était pas sa spécialité chirurgicale reconnue par la Faculté.

- Oublie ça, avait conseillé Amanda. On peut faire sans, tu sais ?

Le temps ne passait plus.

- C’est toujours ça de gagné ! dit Amanda quand on le leur expliqua.

- Deux points pour Amanda. Tout le monde est d’accord ?

Mais lui, on le plongeait dans la musique et il savait que le temps passait malgré tout. Il n’expliqua rien, n’eut pas une bonne idée à soumettre aux autres et n’obtint jamais les points pour acheter des babioles. Quand ils les amenaient à la boutique, il se contentait de regarder les babioles et Amanda essayait des colliers de perles devant un miroir. Alice Qand les suivait comme si elle(il) voulait tout savoir et ce n’était vraiment pas facile de savoir jusqu’à quel point elle(il) obtenait satisfaction.

Et donc ils l’emmenèrent dans la cuisine et ils lui demandèrent de ne pas s’inquiéter. Le café sifflait et le robinet gouttait comme il avait toujours goutté. La fenêtre était une fausse fenêtre avec de vrais oiseaux. Elle s’ouvrait faussement, mais une fois ouverte, elle était aussi vraie qu’une fenêtre normale. Mais il était interdit d’y toucher. Il touchait à tout sauf à la fenêtre.

- Voyons si tu en es capable.

Il aimait les contenter. Il regardait les vrais oiseaux de la fenêtre en se disant qu’il n’avait pas mérité ce traitement expérimental. Il aurait préféré être décapité ou enfermé dans un cachot. La mort n’avait plus de sens si le temps ne passait pas. Quand il n’y a plus de raisons de s’en inquiéter, on ne meurt plus, on disparaît peut-être, mais on est incapable de mourir comme tout le monde. Il promenait son regard à la fenêtre comme un petit chien qu’une main invisible aurait tenu en laisse. Et il fantasmait. Il entendait les pieds nus du bourreau dans le corridor. Ou bien un ange venait lui apprendre que la prison était fermée et qu’on l’avait oublié. Brrrrrr.

- Dis, Omar, c’est quoi le monkey beat de Robert ?

Répondre aux questions d’Amanda, qu’il aimait bien comme s’il l’avait fabriquée lui-même, c’était s’enfoncer encore un peu plus dans la masse. On ne lui demandait rien d’autre. Enfonce-toi et après tout ira mieux... pour nous ! Il ne s’enfonçait pas. Au contraire. Alice Qand mettait du Soul et elle(il) attendait. Il fallait attendre avec elle(il). Il attendait des heures sur repeat all. Ce n’était pas un jeu. On ne joue pas à chercher.

- Y aura-t-il un grand jour ? disait la voix d’Alice Qand dans le haut-parleur commun.

Il ne fallait pas en douter, mais sans points, pas de collier de perles et Amanda se débrouillait sans lui. Il dormait dans la poubelle avec les détritus vivants de leur nourriture terrestre.

- Vous exagérez, Omar ! Non, il ne dort pas dans la poubelle, vous pensez ! Il aime trop son petit lit douillet. En plus, c’est une vraie souche.

Amanda le regardait alors avec des yeux ronds. Une souche ! Elle n’y avait pas pensé. On l’avait donc un peu guillotiné. Et elle l’interrogeait du regard. Elle n’en saurait jamais plus.

- Vous aurez de la visite un jour, Omar. Elle se décidera, vous verrez. On lui écrit tous les mois. Elle ne répond pas, mais ce n’est pas notre faute. C’est la vôtre !

- Ce qu’ils peuvent nous culpabiliser ! se plaignait Amanda en dorlotant son coussin en forme de Wilson Pickett mort pour la patrie de la musique soul.

Il voulait sortir de là. Il lisait des livres compliqués. On le questionnait pour vérifier s’il ne simulait pas. Il répondait en savant. Mais Alice Qand refusait de reconsidérer la question de son internement psychiatrique. Elle, ou il selon le cas, tenait trop à profiter du fruit de ses expériences. Omar lui donnait quelquefois des leçons d’anatomie. Il la stupéfiait chaque fois. Ou il le stupéfiait, au choix. Comme disait Amanda : C’est pas à nous de choisir.

 

Combien de temps passa avant qu’il se sentît presque à l’aise dans cet univers inachevé ? Il n’eût su le dire. Il contemplait les résultats de sa patience sans parvenir à mesurer le temps que lui avait coûté cet effort lui-même sans dimension. Il y avait toujours de vrais oiseaux dans la fausse fenêtre, mais le temps ne changeait plus. Il parlait du printemps si on lui demandait de parler de la fenêtre. Notations fébriles des calculateurs. On lui permettait maintenant de jouer avec un ordinateur. Mais de jouer seulement. Pas de calculer. Pas encore, promettait-on. Il percevait leur haine du travail. Il y travaillait tous les jours depuis qu’il ne rampait plus sous le boomer pour se mettre à l’abri des critiques. Les mêmes disques passaient et Amanda ne grandissait pas. Il lui lut des passages d’Ubik en y mettant le ton. Elle aimait les dialogues de Dick. Et il lui expliqua que Dick n’avait jamais haï personne au point de le tuer. Elle pleura, preuve qu’elle pouvait émerger elle aussi des profondeurs de la tragédie.

Il se prêta à une expérience cérébrale. On lui apprit à dactylographier et il dactylographia des kilomètres de littérature sous le contrôle des chercheurs qui finalement ne trouvèrent rien d’intéressant. On le remplaça par un autre détenu qui ne donna pas non plus satisfaction et qui se suicida pour protester de la mise en accusation de son honnêteté intellectuelle.

- Tu te rends compte ? fit Amanda en regardant passer le cercueil. Jusqu’où peuvent aller certains si ça leur prend.

Elle frissonnait contre lui, à des kilomètres du sexe et de toutes les sortes d’orgasmes imaginables ou qu’il avait connus de son vivant. De son vivant, oui. Il était mort. Ou plus exactement, il était à moitié mort et donc à moitié vivant. Comme le verre. À chacun de juger. Le cercueil disparut dans le mur percé à cet endroit d’une porte de sortie. Il rêva tandis qu’elle s’émerveillait de voir les oiseaux devenir aussi vrais que les vrais, ceux dont elle avait un souvenir vivace et clair comme un poème de Stéphane Mallarmé. Il lut Le cygne pour lui témoigner sa reconnaissance. Elle était fée quelquefois. Il le lui dit.

- J’irai jamais aussi loin, dit-elle en fermant les yeux pour rendre leur liberté à des oiseaux imaginaires. En tout cas pas seule.

- J’irai moi aussi, dit-il en se mordillant les lèvres. J’irai.

 

Il répondait à toutes les convocations. On lui repassait les bandes.

- Si vous trouvez quelque chose... disait l’opérateur.

Il ne trouvait rien. Elle parlait, parlait, parlait ! Ça n’en finissait pas. Elle donnait la réalité à voir et il hurlait pour la vider de sens. Ils l’observaient en se consultant à voix basse et il les observait à son tour, plus minutieux, plus près du détail, s’attachant aux descriptions qu’ils lui inspiraient pour en retenir le chant et le libérer de sa gangue verbale, exactement comme Amanda et ses oiseaux à moitié vrais, à moitié faux. Il ne lui était pas interdit d’ouvrir cette fenêtre.

- Mais si ! Mais si ! Ouvrez-la ! Elle est faite pour ça.

Il ouvrait au bon moment, les surprenait et ils retournaient à leur complexité de témoins. Il aurait voulu qu’elle soit là pour s’expliquer. Elle ne venait pas, c’était tout le problème. Elle entendait, mais ne répondait pas. Ils l’enregistraient. Sa voix remplaçait alors celle d’Isaac Hayes ou de Wilson Pickett. Il prenait une attitude conforme à ce qu’on attendait de sa maturité expérimentale. Le fauteuil lui impliquait ces formes. Il n’étreignait pas les accoudoirs. Il croisait ses jambes et penchait un peu la tête du côté des tweaters. Ils notaient : personnalité orientée vers l’aigu. C’était mieux, beaucoup mieux que de ramper comme un ver sous le boomer.

- Paraît qu’tu fais des progrès, dit Amanda.

- Je sais pas...

- Ouais. On le dit.

Elle le prenait pour un hypocrite, pas pour un simulateur. Elle aurait été incapable d’imaginer un simulateur. Ce soupçon le rendait amer.

- Vous allez maintenant écouter l’épisode où elle raconte la fameuse nuit qui lui a valu un internement psychiatrique. Vous n’aimez pas ce passage. Vous nous avez dit pourquoi et on comprend. Mais notre travail n’est pas de comprendre ce que vous ressentez. Nous cherchons à établir une connexion avec ce qui demeure inexplicable.

Cette fois, c’était lui qui comprenait. Il opina, secouant mollement une tête douloureuse qui dodelinait plutôt.

- Pas de contention ce matin. Nous agissons par l’intermédiaire de la perfusion. Le sérum contient une dose infinitésimale de colocaïne II. Êtes-vous prêt pour le voyage ?

Avait-il le choix ? Sa tête dodinait comme un pendule. Il se reprocha ce rythme intérieur. Il souriait comme quelqu’un qui part sans bagages.

- Dites après moi : Je suis prêt pour le voyage.

- Je ne suis pas prêt pour le voyage.

- Je comprends tout ce qu’on me dit.

- Je ne comprends rien à ce qu’on me dit.

- Je me soumets sans résistance.

- Je vais tout faire pour vous emmerder.

- Il n’arrivera rien si je n’interprète pas sans vous consulter.

- J’en penserai ce que je voudrai sans vous demander votre avis. C’est tout ?

- Encore une recommandation...

- Hier, on en est resté à quatre recommandations !

- Aujourd’hui, cinq.

- Et demain ?

- J’ai conscience de représenter un poids pour la société.

- La société me pèse et vous vous en foutez éperdument !

La pompe se mit en marche. Sensation de bien-être. Premier personnage sans viscères.

- Vous n’allez pas mourir, Frank.

- Tant pis !

- Vous allez voyager dans votre propre pays.

- En parfait étranger, je sais.

Deuxième personnage, plus actif.

- Voici un exemple d’accélération déréalisante. Votre opinion, Frank ?

- J’ai vu mieux. Continuez.

- Vous n’êtes pas en train de mourir. Traduisez !

- Je ne suis pas condamné à mort.

- Nous sommes les amis de votre inconscient.

- Dites-le-lui vous-mêmes ! Il comprendra.

- Nous savons qu’elle dit la vérité. Sous des dehors un peu... libres, désinvoltes, voir cyniques, elle suit le fil d’une histoire qu’elle a effectivement vécue sans vous. À cette époque, elle vivait seule. Nous avons vérifié. Elle vivait bien, économiquement parlant, vous savez de quelle manière, disons...

- Exonérée d’impôts.

- Bon, l’humour, Frank, très bon. Continuez. Vous vous fatiguerez avant nous. Il est trop tard pour reculer. La deuxième injection neutralise les effets de cette réalité circulaire que nous constituons avec nos appareillages scientifiques. Vous n’êtes plus avec nous. Vous ne nous percevez plus. Un mot sur la troisième injection, Frank. Elle sera définitive si vous revenez les mains vides. Définitive, cela veut dire que...

- Maman !

- Ne plaisantez pas, Frank. Nous attendons les premiers effets de la seconde injection qui devrait, si nous ne sommes pas encore dans l’erreur où votre duplicité nous plonge chaque fois que nous tentons d’en savoir plus pour alimenter l’enquête en cours....

- Maman !

- Ne plaisante pas, Frank. Ils finiront par ne plus croire un seul mot venant de toi.

- Je ne veux pas de cette troisième injection ! Je sais...

- Il ne tient qu’à toi.

- Je ne veux plus savoir.

- Mais eux le veulent. C’est long et délicat, une instruction judiciaire. Tu dois te soumettre et cesser de lutter avec ces moyens dérisoires.

- Pourquoi moi ? Je mérite qu’on me pende, c’est tout.

- Ils veulent peut-être te sauver.

- Me sauver ? Grands dieux ! De quoi sauve-t-on les fous ?

- Tu n’es pas fou.

- Mais j’ai commis l’irréparable !

- Ils veulent savoir comment.

- Ils ne savent pas pourquoi !

- Je peux parler ?

- C’est écrit ?

- J’improvise. Tu me crois ?

- Si cela me dispense d’une troisième injection. Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

- Dingue, ce mec !

- Je te le dis tout de suite - j’ai fini par me casser la gueule - et par me faire mal par-dessus le marché - dans la dernière parallèle, j’avais troqué l’estrapade sexuelle pour le trapèze artistique - Eva m’a tout appris - et j’suis devenue une spécialiste de l’estrapade - mais au trapèze - à quinze mètres au-dessus du sol - avec filet mais sans filin. Je n’ai jamais eu peur - je n’ai jamais pensé qu’à la mort - la mort, enfin cette mort - chute verticale, arrêt horizontal - cette mort ne m’inspirait pas la peur - je m’imaginais à peine la survie après une pareille chute - ce qui ne pouvait arriver qu’à l’entraînement - quand on négligeait d’attendre que le filet soit installé - on ne vivait vraiment pas dans un climat de peur - tout ce qu’il fallait faire, c’était s’accrocher aux figures pour en décrire la dangereuse arabesque avec un maximum de spectacle - la seule peur, c’était de manquer le coup et de se faire siffler - mais on avait notre truc pour les empêcher d’avoir envie de nous siffler si on faisait notre boulot - on travaillait pas à poil - mais presque - enfin, vues d’en bas, on avait plutôt l’air d’être à poil - ça devait les coincer quelque part - ça devait être vachement difficile de siffler le coup raté - compte tenu de la sexualité qui continuait de faire battre les coeurs malgré tout - la voltige était devenue un exercice de complète séduction - c’est ça ou le chômage - et puis notre apparente nudité n’enlevait rien au mérite de la voltige qui était notre seul spectacle - le sexe, c’était pour se protéger de l’ingratitude - ça en disait long sur nos intentions.

Je ne sais toujours pas pourquoi Eva m’a acceptée tout de suite - c’est vrai que c’est pas moi qui conduisais - à cause de mon fric tout dégoulinant de fraîcheur - ou parce que je lui inspirais de meilleurs sentiments - elle avait enfin réussi à expédier le corps cassé de Marcel - à Chicago ou ailleurs, j’en sais rien - quelque part loin d’ici - on avait plus à s’en occuper - tandis que je ramenais le gosse à sa mère - passant devant la 4L qui attendait son tour sous la machiai - je commençais à lui trouver des ressemblances - peau mate - nez écrasé - lèvres lippues - la tignasse un peu crépue - entre le balai de coco et la peau de mouton - et je ne pouvais pas croire que c’était l’héritier de son père - et Eva ne m’en a pas voulu de me mêler ainsi de ce qui ne me regardait pas - je n’avais même pas vécu la mort de Marcel - j’avais un souvenir de Marcel bourré d’exactitudes - comme quoi c’est pas la nuit qu’il faut se réveiller pour découvrir la véritable nature des gens -

Et maintenant le gosse faisait le clown le plus sérieusement du monde - sexualisant ses blagues en vue de charmer les petites filles de son âge - à peine saignantes ou sur le point de saigner - s’entraînant à la masturbation matin et soir - au vu de tout le monde - tandis que sa maman et moi on écrivait des lettres d’explications à ses grands-parents américains qu’étaient pas sûrs de notre honnêteté sexuelle ni de nos intentions sociales - le cirque roulant même l’hiver - s’installant dans les granges ou les foirails ouverts - investissant les préaux des écoles - ou les usines désaffectées - panne de moteur - compte en banque pas clair - arrêt pour cause d’assurance périmée - arrêts pour un tas de causes qui n’ajoutaient rien au bonheur de chacun - Eva et moi presque nues pour attirer du monde - jouant le jeu de la voltige avec la plus grande honnêteté - prenant le risque à bout de bras - se lovant après l’échec l’une dans l’autre - semblant faire l’amour là-haut - au moins le temps de faire oublier l’échec d’une pirouette qui aurait dû amuser tout le monde - je faisais le trou - elle plantait ses racines de dévoreuse - et on n’en finissait pas de perdre notre temps et notre fric -

Alors au bout d’un moment c’est devenu sexuel - il fallait que ça le devienne si on voulait vraiment que ça dure - j’aurais pu foutre mon fric dans une épicerie ou un magasin de prêt à porter - mais non ! - C’est Eva qu’il me fallait - d’abord en faire autant qu’elle côté pirouettes spectaculaires - ce qui m’a coûté pas mal d’efforts finalement récompensés - et puis j’ai de nouveau eu envie de sexe - je me suis remise à boire - je me disais que c’était toujours la même chose - que je remettais toujours la main à la pâte de la même façon - le fric s’étant évaporé - et ma cervelle me suçant la moelle jusqu’à la paralysie - je m’étais arrangé avec la vie pour qu’elle m’aide à recommencer toujours les mêmes conneries - n’arrivant pas à entraver le démon qui a pris la place de mon cerveau - et je voulais que ça devienne sexuel - tandis qu’Eva vivait sans se préoccuper le moins du monde de son sexe - mentant par écrit aux grands-parents américains qui en retour émettaient des thèses qui étaient peut-être la préparation d’un procés visant à lui supprimer la garde de l’enfant - mentant chaque fois qu’elle ouvrait la bouche pour me dire qu’on était sur le point de s’en sortir - ne disant rien au gosse qui avait peut-être sa propre sexualité - et qui ne se posait pas la question de savoir si sa mère en avait une - la mienne le gratouillait un peu - mais j’avais vraiment une sale gueule - et il faisait tout pour s’attirer les faveurs des filles de son âge - candidat au viol - ou au moins à l’amour trompé - 

À partir de là, tu vois, il n’y a plus rien à raconter - enfin pas grand-chose - la première fois que j’ai essayé d’embrasser Eva dans la bouche - elle s’est reculée d’un coup.

- T’es folle ou quoi ? Tu veux me faire avoir des emmerdements - elle pensait à ses beaux-parents qui essayaient de savoir où elle en était sur le plan sexuel.

- C’est une blague, dis-je avec l’aplomb dont je suis capable quand le désespoir frappe à ma porte - je veux juste te chiner. Tu es molle en ce moment.

- Je veux pas avoir d’emmerdements. Secoue-moi comme tu veux, mais pas ça. Faut que tout le temps je pense à ce sacré gosse.

Ce qu’elle avait dans la tête - c’était pas vraiment trouver le moyen de mentir à ses beaux-parents américains - Moi je me disais qu’elle ne m’avait jamais demandé ce qu’on avait fait Marcel et moi avant l’accident - est-ce qu’elle était capable de me poser la question ? - Est-ce qu’elle voulait savoir comment Marcel passait son temps avec une pute ? - Seulement voilà, j’étais plus une pute - j’étais une artiste dont le talent était respecté - et vue de loin, je plaisais à la foule qui avait envie d’applaudir la rencontre de nos sexualités béantes - j’étais une sacrément bonne artiste sur ce trapèze - une valeur sûre et il y avait peut-être des questions qu’il fallait éviter de me poser - d’autant que je continuais de financer nos recherches - mais j’avais commencé à dépenser de l’argent pour m’amuser - je buvais au lieu de chercher à discuter - il y a des choses dont moi aussi j’ai pas envie de parler - je bois par-dessus - et ça coûte très cher - trop cher compte tenu de la médiocrité de nos revenus communs - négatifs depuis le début - malgré ce qu’elle raconte à ses beaux-parents - ce qui ne les empêchera pas de se poser des questions - 

Quand l’estrapade ne fonctionne pas - ou quand le bourreau a commis une maladresse qui en empêche le fonctionnement normal - tu t’écrases la gueule sur le pavé - au lieu de souffrir noblement par la torsion des jointures qui t’arrache le cri pour lequel tu es venue te proposer nue dans la salle de torture - eh bien tu vois avec le trapèze c’est pareil - tant que tu souffres comme il est prévu que tu souffres - crevant de peur à l’idée de lâcher prise - ou de ne pas trouver les mains à l’endroit de l’espace qui était prévu - tout se passe bien pour toi - tu vis à la hauteur de tes ambitions - mais si la prise s’ouvre - ou s’il n’y a rien dans l’air que le vide ou le vertige - alors tu t’écrases de la même manière - mais avec la ressource du filet qui te permet la pirouette salvatrice - 

Moi je ne connaissais pas la peur - et plus je buvais, plus je pouvais me dire que je n’avais aucune chance par rapport à ce plaisir particulier - il fallait que j’invente avant de mourir d’ennui - je pouvais commencer par tenter d’embrasser Eva dans la bouche - ou venir en pleine nuit me coucher toute nue dans son lit où elle dormait habillée des pieds à la tête

- J’sais pas ce que j’ai. Peur peut-être. Est-ce que tu veux bien que je dorme avec toi cette nuit ? - 

Je la changerais en bête si je pouvais - mais elle secontente de faire de la place pour que je n’en manque pas - et je voudrais avoir une bite pour lui faire savoir pourquoi je suis venue me coucher dans son lit - et puis elle s’endort au bord du lit - où elle fait semblant de dormir parce que je lui lèche l’épaule mais je sais qu’elle me foutra dehors si je touche son cul - alors je ne touche plus rien - je ne peux tout de même pas venir dans son lit toutes les nuits - il va falloir que je trouve autre chose - je la veux pour moi toute seule - ou alors il faudra que je trouve un homme digne de ma sexualité.

 

*

 

Et ce qui devait arriver arriva - les loques de mon espèce, il faudrait les jeter tout de suite - ça éviterait de faire des histoires - ce serait le devoir de la société d’éduquer les parents dans ce sens - un coup d’oeil expert au môme qui vient de naître - un rapport détaillé en guise de justification - et hop à la poubelle, au four, à la presse, à la baille et au moulin ! - On n’a pas envie que tu nous fasses des histoires - alors on te balance dans le néant - et on continue de vivre tranquille - tu ne feras le malheur de personne - c’est qu’on a envie d’être heureux nous !

Le type qu’Eva s’est mise à fréquenter n’était pas un étranger venu d’ailleurs - c’était le funambule du cirque - enfin il était funambule, il s’est cassé le crâne par terre - et après divers séjours - hôpital, famille, peut-être la légion ou un camion magasin sur les marchés de la Lozère - le v’là qui se ramène - beau parce que c’était sa nature - alors pourquoi discuter de ce qui ne coûte aucun effort - intelligent parce que sa tête avait été secouée dans le bon sens - mais triste parce que les connexions inverses avaient souffert de la chute - et buveur parce qu’il s’imaginait que ça ne faisait de mal à personne et un grand bien à lui !

Il est revenu sur une moto - et elle est tout de suite montée dessus avec lui pour se prendre le vertige des routes en plein l’imagination - m’est avis qu’ils se connaissaient avant la chute du malheureux - avant sa disparition dans les circuits de la réparation mentale - qu’il était toute la sexualité dont je n’avais pas reniflé les vivantes humeurs - moi une spécialiste de la cramouille - moi l’intègre du saut en arrière virevolté avec passage des glandes reproductrices dans le champ de vision du spectateur dévoreur de pop-corn - j’avais rien vu, rien deviné - je croyais que c’était pour moi - que j’allais me la faire des pieds à la tête à la sauce sexuelle dont j’avais le secret - et bien non ! - Je m’étais gourrée d’un bout à l’autre et il n’y avait rien à faire pour recommencer - c’était pas prévu dans les règles du jeu - Eva, qui connaissait ma chance, en est devenue toute juteuse - elle avait l’air d’un fruit dans un compotier - le fruit qui attire la main au détriment des autres que l’ombre inonde de son absence de pouvoir révélateur - et je me pelotais les deux bites - proches comme jamais de l’étouffement qui menaçait ma santé - ce type était venu me prendre la place dans le lit d’Eva - où je n’avais d’ailleurs pas connu l’amour - question amour vivant d’eau fraîche - vu l’absence d’homme qui m’aurait parue, je dois le reconnaître, insupportable si j’avais soupçonné un instant que ce serait la douce et innocente Eva qui en inverserait le processus - moi retournant à la virginité d’un coup - poussée par l’homme et oubliée par la femme - et bandant de toute mon énergie sexuelle.

C’est à ce moment-là que j’ai commencé à sortir nue dans la nuit - pour m’isoler dans le chapiteau ou la baraque qui abritait nos installations - c’était l’été et je n’avais rien à craindre du vent - je montais là-haut - je me balançais dans la demi-obscurité qui m’interdisait de voir le sol - je me mettais à penser à toutes le choses sexuelles que je connaissais - répétant l’estrapade - tournoyant jusqu’au vertige - ou assise sur le trapèze - m’habituant peu à peu à l’obscurité dont les ombres s’éclaircissaient - prenant le temps de penser à tout - et accordant à chaque chose sexuelle le temps qu’elle coûtait vraiment à ma mémoire - ma triste mémoire - et puis l’envie d’aller faire un tour me prenait - et je hantais les rues du village de ma présence nue - de ma silhouette en forme de femme qui s’inspire de l’amour pour exister - longeant les murs - le coeur battant au moindre bruit qui signalait une présence humaine - ou au moins une présence vivante - voyageant nue entre les pierres de chaque côté des rues désertes et chaudes - ne sachant où il se terminerait, ce voyage impromptu dans le vêtement noir de la société - glissant dans l’ombre pour respirer - osant courir sous le réverbère pour regarder ma peau un peu humide - fuyant de nouveau dans l’ombre mouvante où j’aurais pu rencontrer quelqu’un - imaginer le viol - la terrible contrainte sexuelle s’infiltrant dans mon esprit à jamais - redoutant la mort - toujours par strangulation épouvantable - me donnant toute à ce viol imaginaire en pénétrant d’un coup dans l’ombre, les yeux peut-être fermés - attendant le contact sur ma peau - la main qui prend sans demander - et bien sûr toutes les nuits étaient absolument désertes - il n’y avait personne pour jouer avec moi - je n’avais pas envie de jouer - c’est le jeu qui m’imposait ces insinuations - et je rentrais nue et déçue - nue et terrible - retenant les larmes qui finissaient toujours par jaillir de mes yeux en même temps que le cri de ma bouche étouffé dans le coussin imitateur d’un corps qui ne pouvait pas être celui de quelqu’un - 

Arriva-t-il un homme qui ne fût pas le violeur attendu ? - S’il est arrivé, il ne s’est pas signalé - il a observé ma nudité d’insecte et il est resté dans l’ombre où il a refermé doucement le volet - sans rien dire de ce que je lui avais inspiré - gardant à jamais le secret de mon inviolabilité - mais il n’était pas question que je me donne au premier venu - ou bien je gagnais le sexe d’Eva - ou bien je rencontrais la mort dans les mains d’un violeur - je n’étais vraiment pas prête à ouvrir mes cuisses à n’importe qui - j’avais besoin de donner un sens à mon plaisir - seringuant vertigineusement celui d’Eva - ou crevant la langue dehors et la matrice remplie d’une bite atroce - je devenais folle - il ne m’arrivait rien - tout arrivait à Eva - une force incroyable me projetait sur l’écran de ma solitude - je voulais être nue et j’y réussissais très bien - je n’avais vraiment besoin de personne pour ça.

 

*

 

Mais je raconte un peu trop vite peut-être - je mélange de la matière avec du vide - je ne repère pas l’incompatible - c’est que ce cirque a duré tant de temps ! - Je n’en voyais pas la fin ! - et il fallait que je me rende compte de cette durée dont je ne pouvais plus supporter l’étirement douloureux - j’ai le coeur en morceaux - la raison qui bascule - et je ne sais jamais ce qui va m’arriver - ni ce qui vaut le coup d’être raconté - ni quelle vitesse de lecture accorder à l’importance des choses qui se succèdent pour tout expliquer de la manière la plus littéraire possible - je ne suis vraiment pas à ma place dans ce monde - ni pour baiser ni pour écrire - ne faisant ni l’un ni l’autre - et à part bouffer, chier et me laver - me balancer au bout d’un trapèze qui ne va pas tarder à devenir le pire de mes ennemis - dormir entre deux balades nue dans les rues de la ville que je n’ai pas choisie d’aimer - et que je n’aime pas malgré les commentaires - calmer la douleur en la noyant - mais aux heures imposées par le travail - enfin tant que faire se peut - et ça devient de moins en moins possible - et de plus en plus chiant.

Le type qui baise Eva ne s’est pas encore mêlé de mes affaires - on se voit une ou deux fois par jour - pour rien - juste pour se croiser et échanger quelques paroles creuses - et à peu près toujours en l’absence d’Eva qui est toute occupée à préparer le terrain d’une nouvelle aventure conjugale - faisant la leçon au fils qui joue les outragés - et en me refilant la part dangereuse du boulot - se dégageant peu à peu de l’obligation de voltiger pour donner toute son importance à l’exhibition de ses charmes qu’elle découvre peu à peu au public - ça nous fait une réputation d’enfer - on ne remarque même pas que je risque ma peau - ça devrait m’exciter comme une folle - je devrais continuer de la risquer en reluquant la chair inaccessible de mon improbable partenaire - dans le saut de la mort, je devrais puer toute la merde sexuelle dont je suis capable - mais au lieu de ça, je serre les fesses - je m’accroche à la vie - je ne fréquente pas l’antichambre de la mort où elle me pousse gentiment - non pas pour que je crève - car elle tient au numéro comme je tiens à la vie - mais pour que je lui fasse grâce y compris de l’erreur d’interprétation qui serait fatale à toutes les deux relativement au numéro - mais rien que pour moi si on se place du point de vue de sa situation matrimoniale - son môme lui a découvert une sexualité qui l’empêche de croire au bonheur dans les bras d’un beau-papa qui trébuche sur les fils - je ne sais pas si le môme et moi on parle de la même sexualité - mais on a exactement la même connaissance de la douleur - et on songe même pas à se rapprocher pour en parler - et peut-être vider l’abcès.

La seule chose que j’ai en commun avec ce type, c’est le biberon - on boit pas tout à fait la même chose - mais l’effet est le même - on se détruit exactement de la même façon - est-ce qu’il lui parle à elle, de la peur qui l’empêche de remonter sur un fil ? - non, pour ça, il a une explication rationnelle - ses chevilles de traviole ou sa vue qui baisse - mais est-ce qu’on se met à boire comme un trou parce qu’on s’est tordu les pieds en sautant de trop haut ? - Pour la baiser, il doit bien la baiser - elle a l’air d’une bonne femme qui baise à son goût - ni plus ni moins - la poitrine haute et la hanche en cadence - et les mains exactement au bon endroit chaque fois qu’elles doivent s’y trouver - tandis que moi je suis encline à l’erreur - jouant avec l’approximation comme un soldat avec la roulette de son pistolet - sauf que je fais pas exprès - et que je ne suis pas sûre d’effectuer la bonne roulade en cas de chute sur le filet - au risque de me retrouver à faire l’oiseau dans l’air - et la crêpe juste au moment de toucher le sol - avec la chance que j’ai et tout le bonheur qui lui sourit !

Faut pas que j’aille trop vite si je veux tout raconter comme il faut - et j’ai intérêt de pas me mélanger - les émotions m’arrivent comme des fusées de toutes les couleurs dans le ciel noir de mon envie de communiquer - et comme ce que je vais raconter maintenant, c’est l’histoire véridique du viol que j’ai eu à vivre sans qu’on me demande mon avis - je souhaite que l’homme qui lit ce livre - s’il y en a un - enfin s’il y en a un qui est arrivé jusque-là - s’arrête de lire et aille se faire foutre ailleurs - non seulement parce qu’il n’apprendra rien - le viol est dans la nature de l’homme ! - Mais surtout parce que je lui demande à genoux - éternelle soumission de la femme ! - de ne pas assister au recommencement de la plus grande douleur qui ait jamais rencontré mon existence de femme - à partir de là, je parle à une amie - et elle m’écoute dans le silence parfait de sa propre souffrance :

 

 

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