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Livre deuxième
Chapitre XXXIII

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 Article publié le 6 mars 2006.

oOo

Cette nuit-là, la petite serveuse ne coucha pas dans le lit d’Anaïs K. et le policier Frank Chercos quitta la chambre 11. La tenancière de l’Hôtel des Trois-Seigneurs, en se levant ce matin de bonne heure, nota ce détail que son oreille avait perçu un peu malgré elle. Elle n’était pas encline au commérage, se disait-elle en descendant l’escalier de service, sinon elle eût alimenté la chronique locale en anecdotes si contradictoires en apparence que l’existence quotidienne en eût été changée en mémorial de l’infidélité. N’ayant jamais épousé personne, ni même fréquenté des messieurs dans la clandestinité ou l’intimité, elle ne connaissait de l’amour que les brisures d’un pacte sentimental mis à mal par la pratique de la chair et l’exercice de la promesse. Le matin et l’hiver la rendaient particulièrement sensible à cet éparpillement d’une activité humaine qu’elle concevait plutôt comme un bon moyen de donner de soi une image exemplaire et pourquoi pas inoubliable. Elle en savait cependant assez sur le comportement des amoureux et des amants pour ne plus se faire d’illusion sur le destin de sa propre chair et surtout des cendres qu’il en resterait quand on l’aurait oubliée dans ce coin du cimetière où les tombes familiales luttaient pour ne pas disparaître. Ces lourdes pierres fendues et ce fer qui rouillait, ces commémorations photographiques, ces noms qui avaient quelquefois prononcé le sien, toute cette ascendance qui l’avait placée dans une chronologie sans histoire, toute cette tristesse cachée ne s’exprimait jamais et ne condamnait plus. Elle jetait sur les autres un regard certes un peu concupiscent, mais la mort était trop présente pour qu’elle se sentît la force d’aller plus loin sur le chemin du plaisir ou plus parcimonieusement de l’amour. Chargeant encore la cuisinière qui se mit aussitôt à ronfler, elle écoutait l’escalier, le couloir du premier, la porte des toilettes, le plancher, peut-être les murs. La nuit remettait à l’aurore les sonorités d’une activité qui avait brisé les rêves pacifiques de cette femme sans homme, sans amour et sans prodigalités. Leuvrier la surprit tandis qu’elle s’accroupissait pour atteindre un morceau d’anthracite qui avait roulé sous l’évier. Les croupes, quelles qu’elles fussent, animales ou plus qu’humaines, le ravissaient. Rose, c’était son nom, l’agitait avec un art qui le déconcerta. Elle trouva le morceau d’anthracite et le jeta dans la gueule de la cuisinière, puis la porte de fonte claqua et le verrou tomba.

- Vous vous levez bien tôt, dit-elle en passant ses mains sous l’eau.

- Le travail, Madame, le travail, je ne sais rien faire d’autre.

- À qui le dites-vous ! Vous n’êtes pas en vacances, donc ?

- Non. Je travaille.

- Il travaille lui aussi ?

- Il me fait travailler.

Leuvrier s’exprimait à voix basse alors que Rose ne dédaignait pas d’user de sa voix forte et quelquefois tonitruante malgré l’heure matinale. Elle traversa la salle à manger et leva le rideau, tournant énergiquement la manivelle. Il s’installa à une table et s’accouda entre deux chaises aux pieds levés.

- Je ne prends pas de café, dit-il.

- Ah, bon. Qu’est-ce que vous prenez ?

Elle lui servit le blanc silencieux qu’il réclamait et se remit au travail dans la cuisine.

- Il y a deux trains le matin, non ? demanda-t-il.

- Que je sache, oui. À sept et à midi. Vous partez ou vous attendez quelqu’un ?

- J’attends, dit négligemment Leuvrier.

Elle se montra dans le guichet, retenant le volet qui coupait son visage à la hauteur des yeux.

- Vous attendez de partir ? dit-elle.

Pourquoi cette conversation ? se demanda-t-elle. Le guichet se referma. Leuvrier avala la dernière gorgée et noua son cache-nez sous un menton qu’elle trouva trop petit. Elle aimait les hommes décidés, mais celui-ci paraissait subir sa destinée au lieu de la pendre à bras le corps pour effarer les témoins d’une existence rebelle au libre arbitre. Il sortit en se trémoussant. Le froid s’en prit immédiatement à sa petite moustache en guidon dont les pointes émergeaient du cache-nez. Elle le vit traverser rapidement la place et bifurquer dans la rue de la gare. Une fenêtre s’ouvrit, puis les volets, insensiblement. Frank Chercos, nu mais chaussé, car le plancher était glacé, regarda son adjoint s’éloigner. De sa fenêtre, Rose le savait, il verrait Leuvrier arriver dans la cour pavée de la gare et entrer dans la lumière jaune de la salle des pas perdus. Rose attendrait, un oeil sur la cuisinière, agacée par le sifflement de la vapeur qui tournoyait au-dessus de la première casserole. Dans le lit, Anaïs refusait obstinément de parler du rêve qui l’avait réveillée. Frank Chercos se donnait en spectacle. Elle se leva et entra dans la salle de bain. L’eau coula sur ses mains, chaude et lisse.

- Vous ne m’aurez pas deux fois, dit-elle.

Il sourit. Ces phrases à double sens le faisaient toujours sourire. Leuvrier entra comme prévu dans la gare et il le vit même cogner sur le distributeur automatique de friandises.

- Il viendra, dit Frank. Aujourd’hui, demain, plus tard. Il viendra. Il ne peut pas faire autrement. Vous le verrez.

- Mais je ne veux pas le voir !

Anaïs revenait. Il sentit cette chaleur. Les bras s’allongèrent autour de lui pour refermer la fenêtre, puis la robe de chambre glissa et il fut habillé comme elle le souhaitait. Il regarda le campanile dont les niches creusaient encore la nuit.

- Il fera froid aujourd’hui, dit-elle.

- Vous avez rendez-vous ?

- Fred m’a dit que je n’y entrerai jamais, comme K..

Frank Chercos s’assit et fuma longuement une cigarette tout en la regardant s’habiller. Elle avait de belles jambes et ses cheveux s’étaient montrés soyeux et délicats.

- Il ne fera plus de mal, dit-elle.

- C’est vous qui le dites. Je n’en suis pas si sûr.

- Ne le provoquez pas.

- Nous ne les provoquons jamais. Ils sont ce qu’ils sont. Des parasites.

- Pauvre petit Papa !

Elle acheva de nouer quelque chose et la robe se déploya. Une brosse entrait dans la chevelure rouge. Il tourna encore la tête pour voir Leuvrier qui suçait des pastilles, assis sur un banc, le dos au quai dont il apercevait la blancheur au ras de la voie parfaitement noire.

- Pourquoi ne vous laissent-ils pas le voir ?

- Demandez-leur. Que leur avez-vous demandé ?

- Vous auriez dû coucher avec Leuvrier. Il est plus bavard que moi.

- Leuvrier a un petit menton.

Tiens, elle aussi, pensa Rose qui tentait d’arrêter en pensée le robinet qu’Anaïs avait laissé ouvert. Elle sortit pour surveiller le boulanger. Un rossignol se posa sur une cloche. Frank Chercos vit à la fois le rossignol et le fichu. La tenancière avait les épaules carrées d’un homme. Il songea à cette puissance qu’il n’avait jamais possédée. Anaïs se déclara prête pour commencer. Elle commençait toujours quelque chose et s’y préparait avec minutie. Ce souci du détail avait impressionné le policier. Elle commençait, mais n’achevait pas.

- Le monde va se montrer, dit-elle en écartant le rideau. Bonjour, Madame Rose, dit-elle à mi-voix.

Rose savait sourire. Elle agita sa main carrée, une main nue et vigoureuse qu’elle prenait au froid et à la nuit. Rose se nourrissait ainsi. Son corps en témoignait assez. Le fichu formait un triangle dans le dos, avec un pompon au bout, ou une clochette.

- Un pompon, dit Frank.

- Descendons !

Il la suivit. Il aima encore l’odeur de ses cheveux. Que lui avait-elle arraché, en dehors du cri ? Il avisa le verre sur un guéridon, entre deux chaises retournées. Anaïs dit :

- Le train va arriver. Quand j’étais petite... et nous l’étions toutes...

Le fichu paraissait plus blanc maintenant. Le profil de Rose promettait le combat.

- On entendait les trains quand ils commençaient à entrer dans le tunnel. Tu sais pourquoi ?

Ils étaient assis sous le miroir et il voyait ce couple dans l’autre miroir, celui qui se dressait derrière le comptoir. Il aimait aussi les cafés, avec leurs colonnes d’acier et les vitrages opaques, le plancher en épis, la vitrine et ses rideaux. Il y perdait le temps. Que valait ce temps à côté d’une promesse ?

- Le train arrive, dit Anaïs. Je ne suis plus là !

Elle remonta. Il entendit la cloche. Leuvrier avait lancé le caillou. Le baron arrivait. Frank Chercos disparut. La petite serveuse n’eut pas le temps de le servir. Elle aurait empoisonné son café. Elle en avala un de brûlant. Rose finissait de bavarder avec le boulanger. Elle pivota et entra avec la panière qu’elle poussait dans l’allée entre les tables que la petite serveuse débarrassait de leurs chaises. La panière, le matin, faisait un bruit d’enfer. Rose prit le verre en passant et le noya dans l’évier où l’eau fumait. Leuvrier revenait en courant. Il passa entre la petite serveuse et la panière vide que Rose ramenait au boulanger. Un homme traversait la place. Il portait un chapeau et ne semblait pas souffrir du froid. L’absence de cache-nez, de gants et même de manteau stupéfia la petite serveuse. L’homme adressa quelques mots à Rose et le boulanger démarra, laissant la fumée grise s’aplatir dans la neige.

- La douze pour ce monsieur, Ell, dit Rose en entrouvrant la porte.

Le froid entra, puis l’homme ouvrit entièrement la porte. Il n’était pas le père d’Anaïs, la justice l’avait prouvé. Mais qu’est-ce qu’ils se ressemblaient tous les deux ! Ell prit la valise et le chapeau. Il agita la canne.

- Je la garde, dit-il. Ma hanche se déhanche.

Il rit. Elle le suivit jusqu’au bar où il s’accouda comme un ouvrier, la tête basse et le dos rond. Il demanda un café et elle le servit.

- Tu es Ell ? dit-il. J’ai entendu parler de toi.

Elle versait le café. Il leva un doigt.

- Pas trop de café, dit-il. J’ai le foie qu’est pas droit.

Rose l’approcha avec circonspection.

- Vous n’avez pas changé, dit-elle.

- Est-ce toujours ce qu’on dit quand vingt ans ont passé ? Tu ne peux pas le savoir, toi, petite ? Vingt ans, c’est encore trop pour toi. Mais je les ai vu passer, oui, si c’est ce que vous voulez savoir, ma bonne Rose qui n’a rien perdu de l’homme qui est en elle.

Rose sourit. Elle souriait rarement en présence du personnel. Ainsi, il suffisait d’évoquer cet homme pour la rendre heureuse ? Ell trempa ses mains dans l’eau brûlante de l’évier.

- Je resterai plus longtemps cette fois, dit l’homme. Plus d’une nuit, veux-je dire.

- Vous ne serez pas le bienvenu au château, dit Rose. Mais vous êtes ici chez vous.

Elle admirait l’homme tenace, celui qui revenait et qui reviendrait tant qu’il respirerait. Elle lui tendit la corbeille de croissants.

- Ils ne sont pas meilleurs à Paris, dit-il. Vous avez vu Anaïs ?

Rose secoua la tête. Elle ne voyait personne, le baron devait le savoir. Ell non plus ne voyait personne.

- Il est venu deux vaches, dit Rose.

Elle donna un coup de menton vers l’escalier pour signifier qu’ils couchaient à l’hôtel.

- J’ai entendu le petit caillou sur la cloche, dit le baron. Un rossignol s’est envolé.

- Pauvre petit rossignol ! dit Rose en pouffant.

Ell rougissait.

- L’eau est trop chaude, bourrique ! dit Rose en ouvrant le robinet d’eau froide.

Le baron admira les bras de la jeune fille. Il aimait moins la bouche fine et presque exsangue. Il n’aimait pas le profil rudimentaire.

- On dort bien dans les trains, dit-il. J’ai dormi jusqu’à Toulouse. J’ai pris un taxi jusqu’à Foux. Puis j’ai pensé que ce serait mieux d’arriver en train.

Rose pouffa encore.

- Ils auraient été déçus !

- Je ne veux plus les décevoir, dit le baron.

Il avait des ongles propres et bien taillés. Le noeud de la cravate était légèrement défait. L’or d’une bague séduisait la petite serveuse. Les initiales étaient bien AK. Le baron n’avait jamais volé personne. Aux yeux de Rose, il demeurait un honnête homme.

- Nous n’aurons plus de bon temps, dit-elle en passant derrière le comptoir.

K. s’étonna. Il croyait encore au bon temps.

- Et vous n’avez pas froid ? demanda la petite serveuse.

Rose faillit la gourmander, mais K. répondit avec aménité :

- C’est l’été.

Rose rougit à son tour. Il aima ces deux visages empourprés.

- J’espère que vous avez raison, dit Rose. Je ne me sens plus comme avant.

Il aurait pu répondre qu’elle ne s’était jamais sentie et que pour elle rien ne pouvait changer à ce point, mais il n’était pas venu pour s’en prendre aux détails. Il avait imaginé quelque chose de plus vague, de moins charpenté, une espèce de fragilité qu’on ne pourrait pas lui reprocher si les choses tournaient mal, et il y avait beaucoup de chance pour qu’elles tournassent mal. Au lieu de rechercher un coin tranquille, il revenait. Rose ne comprenait pas.

- Vous avez tort, dit-il relativement à la question de savoir comment on se sent après tant de temps passé à ne pas changer les choses.

- C’est vous qui avez tort, dit Ell. C’est l’hiver !

- Il le sait bien que c’est l’hiver ! grommela Rose. Tu as fini de les laver, ces verres ! Ce n’est pas une question !

Seul avec Rose. Il accepta qu’elle bourrât sa pipe, ce qu’elle faisait bien. Il la regarda curer l’écume et vider ces brisures dans un cendrier. Le premier client entra et prit place bruyamment après avoir salué plus discrètement. Quand j’étais seul avec Rose, pensa K., je pouvais rêver que je n’étais plus seul. Avec elle, nous aurions détruit l’enfance. Elle servit le client et revint se poser de l’autre côté du comptoir. On entendait Ell qui balayait la cuisine.

- Tout ira bien, dit-elle, si vous tenez votre langue.

Elle ne le menaçait pas. Elle n’avait pas témoigné au procès. Elle s’était tenue à l’écart. Il avait apprécié sa voilette et son chapeau fleuri de violettes. On aurait dit une veuve.

- Tout le monde est là, dit-il en tirant la première bouffée. Mais on ne recommencera pas.

- Pourquoi êtes-vous revenu ? Ce n’est pas un hasard. Anaïs, vous, les vaches. (elle se retourna :) Ell, je vous ai demandé de balayer, pas de m’écornifler !

- Il faudrait, dit K. qui savourait l’instant, comme vous dites, que tout change au point qu’on ne se sente plus capable de recommencer. Quand vous saurez ce que j’ai vécu...

- Je ne veux pas le savoir ! Partez !

Ell monta par l’escalier de service. Elle arriva essoufflée devant la porte d’Anaïs. Frank Chercos ouvrit. Ell se haussa sur la pointe des pieds pour regarder dans la chambre. Anaïs suçait son pouce près de la fenêtre. Le rideau formait des ombres rapides sur son visage.

- On ne peut plus lui parler ? demanda Ell. Son Papa est en bas...

- Ce n’est pas son Papa, dit Frank Chercos.

- Il va se passer quelque chose par votre faute, dit Ell.

- Ça ne te regarde pas, dit Anaïs qui se frottait le visage pour se réveiller encore.

On aurait dit que c’était lui qui la retenait dans le sommeil. Il avait l’apparence des mauvais rêves. Ell lutta contre la porte qu’il retenait avec le pied.

- Que se passe-t-il ? demanda la petite dame au sac à main vert qui arrivait, suivi de son garnement au cou cassé.

Frank la toisa. Il entendit la voix d’Anaïs :

- Entrez. Toi aussi, Fred. Il faut que je vous explique.

La porte se referma. Ell pesta. Son cucul se trémoussa. K. ne pouvait pas manquer un tel spectacle. Elle s’éloignait au bout du couloir en grognant comme une chatte blessée. Il l’entendit descendre l’escalier de service. Leuvrier lui demanda du feu.

- J’ai perdu mon briquet ce matin, prétexta-t-il.

- Vous le retrouverez dans le nid d’une pie, dit K. en grattant une allumette. I struck a match in the dark...

Leuvrier poursuivit un chemin qu’il n’avait pas vraiment pris. Il avait l’air de s’enfuir. Cette lenteur inspira K. qui s’approcha de la porte. Leuvrier l’épiait sans agir. Frank Chercos défaillit en ouvrant la porte. K. vit le jeune homme au cou cassé.

- Vous vous trompez de chambre, dit Frank Chercos d’une voix mal assurée.

- Frank ! s’écria K. en levant les bras pour offrir son accolade.

- Ça va ! dit Frank. Cessez de faire le pitre et entrez.

K. n’eut pas droit au baiser d’Anaïs. La petite dame au sac à main vert lui tendit une main moite qu’il secoua. Le jeune homme au cou cassé le regarda d’un air féroce. Frank Chercos fouillait dans une veste qui devait lui appartenir. K. envoya sa fumée dans le visage de la petite dame au sac à main vert :

- Vous le ramenez chez vous ? demanda-t-il. Vous ne pouvez pas payer, n’est-ce pas ?

La petite dame au sac à main vert bredouilla en étreignant la tête grise d’un renard.

- Personne ne peut payer de pareilles sommes, dit K. qui rallumait sa pipe.

- Vous ne devriez pas être ici, dit Frank Chercos. Je vais appeler...

- Frisou ? Je l’ai tuée.

Frank Chercos pâlit.

- Ou je ne l’ai pas tuée, dit K.. Renseignez-vous, condé.

Anaïs caressait la joue du jeune homme au cou cassé.

- Je suis seulement venu voir Antoine, dit K..

Fred bondit.

- Personne n’entre dans le château ces temps-ci !

- Antoine a un pouvoir, dit tranquillement Anaïs.

- Elle mourra dans le fossé si elle continue.

Frank Chercos se gratta la joue. Le rapport en sa possession évoquait des faits moins romanesques. La petite dame au sac à main vert parla du train de midi, celui qu’elle allait prendre avec le jeune homme au cou cassé qui ne voulait pas aller visiter la tante Claudine.

- Finalement, dit la petite dame au sac à main vert, je me suis décidée pour Tante Claudine. Qu’en pensez-vous, monsieur ?

Elle s’adressait à K. qui soufflait dans sa pipe.

- Ma foi, dit-il comme s’il oeuvrait en amphithéâtre, je ne connais pas tante Claudine et ne m’y risquerai peut-être pas. Est-elle jolie au moins ?

- Elle n’a pas de seins, dit Fred.

- Et son cucul ?

Fred avait l’air ravi qu’on évoquât à sa place le cucul de tante Claudine. Il en décrivit les courbes à deux mains. K. lui caressa le cou. La main d’Anaïs s’éloigna lentement.

- Il faut leur parler gentiment, dit K. dans l’oreille frissonnante de la petite dame au sac à main vert.

Mais Fred mit fin à la leçon :

- Monsieur Muescas arrive !

Il se recroquevilla :

- Muescas, mauvaise nouvelle.

- N’est-ce pas Chacier sur sa moto ? demanda K. qui tapotait le carreau avec le bec de sa pipe.

Chacier coupa le moteur de son tricycle et chargea sur son dos le sac sur lequel Muescas avait voyagé depuis le château. Ils pénétrèrent ensemble dans l’hôtel. Ils avaient trouvé un enfant mort. On se précipita dans la salle du café où le monde grouillait déjà. Le sac était ouvert sur une table. L’enfant mort souriait en regardant le plafond. Rose le couvrit d’un linge propre.

- Nous sommes sortis tôt ce matin, racontait Muescas. Il faisait encore nuit. Nous sommes allés d’abord au Fournels, à cause des lapins. Tout allait bien. Chacier a tiré deux lapins et on est revenu sur nos pas. Et bien là, dans nos propres pas, il y avait un enfant mort, tout nu et tout raide. Chacier croyait l’avoir tué, mais le marmot n’était pas blessé comme un oiseau. On a pris chacun une main et on est rentré. Pas d’électricité, pas de téléphone. Toute la maisonnée étant au lit, on a gardé l’enfant jusqu’à l’heure du train. Nous avons vu Monsieur en descendre. (Muescas fit une courbette). C’était moins facile pour nous...

- On est tombé en panne, dit Chacier que les pannes rendaient dangereux.

- Tout le monde dehors ! dit Rose.

Frank demeura seul avec l’enfant. On le voyait à travers les vitres. Il regardait l’enfant et secouait la tête en grommelant. On voyait aussi Rose qui montait et descendait l’escalier, tantôt avec un balai, tantôt avec un chiffon. Elle semblait être devenue folle. Aux fenêtres, les clients se renseignaient, mais personne n’en savait autant que Muescas et Chacier. Muescas essayait de trouver d’autres détails, mais il s’épuisait. Chacier s’interrogeait près de son tricycle. On ne s’approcha pas de lui parce qu’il était contrarié par cette histoire. Ce n’était pas le premier enfant mort trouvé dans la neige, dans l’eau, dans la terre, et partout où on peut cacher un enfant mort.

- Où allez-vous ? dit Frank Chercos brusquement.

Anaïs voulait sortir sinon elle se serait jetée par la fenêtre. On entendit la trompe du train de midi qui sortait du tunnel. La petite dame au sac à main vert passa entre Frank Chercos et Anaïs qui se regardaient en chiens de faïence. La tête de Fred tournoyait dans l’affolement que la trompe avait inspiré à son cerveau sur le départ. Il n’avait plus le temps. Il remonta plusieurs fois pour aller chercher sa valise et l’oublia chaque fois. Finalement, Ell la descendit et la posa dans la neige sur le trottoir.

- Vous êtes sûrs que c’est un enfant ? demanda quelqu’un.

- Je sais parfaitement à quoi ressemblent les enfants ! grogna Muescas.

La petite dame au sac à main vert trottait avec le jeune homme au cou cassé en direction de la gare. La place était maculée de traces de pas et noir de monde. K. riait à la fenêtre en écoutant le rossignol. Comme une pie jacassait au sommet du campanile, en réponse au chant du rossignol qui n’en pouvait plus, K. fit un signe à Leuvrier qui leva la tête. On vit aussi Chacier donner des coups de pieds à son tricycle.

- Vous ne pouvez pas le voir aujourd’hui, expliquait Frank Chercos à Anaïs qui ne voulait pas comprendre.

- Qu’en savez-vous ? dit-elle en tournant ses petits poings dans les mains du policier.

Ell assistait à cette lutte. K. profita de la désagrégation des lieux et des personnes pour s’approcher de l’enfant :

- Je n’en voyais plus depuis vingt ans, dit-il à l’enfant. Et il faut que tu sois mort ! Tu ne feras plus jamais risette.

Il se pencha :

- C’est une fille, dit-il. Quelqu’un la connaît ?

- Comment voulez-vous qu’on le sache si on ne peut pas la voir ! dirent des voix derrière la vitre.

K. souleva le petit cadavre et l’exposa à un rayon de soleil qui traversait le campanile. Les visages s’agglutinèrent. Leuvrier avait retrouvé son briquet :

- Amusant, dit-il.

Et il fit glisser le rideau sur sa tringle. Se juchant sur le rebord de la vitrine, il adressa sa diatribe aux badauds.

- Un chef-d’oeuvre d’authenticité, dit-il à K. quand il eut conclu. Couvrez cet enfant de malheur, fit-il en se bouchant le nez.

K. s’étonna. Il ne percevait aucune odeur. Il referma le linge et s’assit une table plus loin. Anaïs nouait son foulard dans la nuque. Elle s’apprêtait à recommencer ce qui avait échoué depuis lundi, disait K. à Leuvrier qui lissait sa moustache.

- Comment vous savez ça, vous ? demanda Leuvrier.

K. arracha sa moustache postiche. Son visage pétillait.

- Je suis le baron Albert von Klingelmauf... Klingelödemauf... Klingelödem-aufstandune... aufstandunemplinich... Kling... Klein... Klinglagen...

 

Anaïs marchait dans la neige. Son obstination avait vaincu le policier. Il l’avait regardée traverser la place puis était rentré pour observer l’enfant mort. Anaïs s’obstina encore à monter le dur chemin qui traverse les anciennes fortifications. C’était le plus court chemin pour arriver au château. Il était exactement midi et le train était à l’heure. Elle le vit retourner dans le tunnel. La neige tombait sans arrêt. Il n’y avait plus aucune trace sur le chemin. Personne ne se montrerait aussi entêté qu’elle. On ferait ronfler les feux aujourd’hui. Elle suivit exactement la clôture pour ne pas se perdre. Les arbres s’évanouissaient dans la tourmente. Elle atteignit la grille du château dans un état d’excitation que le gardien dénonça au téléphone. Elle monta l’escalier en secouant la neige de ses épaules. Le couloir lui parut interminable, mais ce qu’elle appelait les ondes d’Antoine lui parvenait avec une netteté qui en démontrait la réalité concrète, comme aurait dit Fred. Elle bouscula l’abbé Valisse dans un chariot de linge sale et s’en prit aux yeux d’un cerbère qui hurla de douleur en s’écroulant. La neige continuait de la harceler. Elle ne rencontrait aucune autre résistance. Ce qui se passait n’avait aucune influence sur ce qu’elle entreprenait. Elle crut apercevoir la cage de verre dans laquelle ils avaient confiné Antoine, mais elle lui paraissait vide et même ouverte, comme si elle arrivait trop tard et qu’elle s’efforçait inutilement de l’atteindre. Son corps ne s’épuisait pas. Elle aurait dû s’en étonner. Elle se reprochait de ne jamais s’inquiéter de ce qui pouvait arriver une fois qu’elle avait lancé une pierre au destin. Celle-là ne semblait pas capable de briser ce verre qu’elle n’atteignait d’ailleurs pas. Un escalier encore plus rudimentaire que le précédent la contraignit à un effort dont elle mesura l’ampleur en hurlant d’une douleur qui n’était plus la sienne. La cage était vide. Elle entra dans un néant perfectible et se mit immédiatement à travailler dans ce sens. Vous souffrez, lui disait une voix chaleureuse. Et cette souffrance était le signal qu’il n’était maintenant plus nécessaire ni utile de continuer, comme si Antoine avait finalement réussi à transpercer leur protoplasme pour continuer le voyage en solitaire. Le même monde continuerait d’exister, mais sans la possibilité d’Antoine. Elle brisa quelque chose et sentit une chair la pénétrer. Vous souffrez inexplicablement. Vous ne devriez pas souffrir. La voix était celle de Jean de Vermort :

- Je vous avais dit demain.

- Yurugu, dit-elle, je t’avais pris pour Nommo !

- Et vous croyez tout expliquer avec ce genre d’élucubration ?

Il jeta le livre dans le feu d’une cheminée où la neige fondait.

- Il n’y a pas d’empire et pas de fin, dit-il en frappant la table du poing.

L’abbé Valisse se remettait de sa chute. Il parla des microbes du linge et Jean de Vermort le rassura : c’était la bonne poubelle.

- Les poubelles bleues sont les bonnes. Les rouges les mauvaises. Je vous l’ai déjà expliqué !

L’abbé rougit et se frotta le nez qui gouttait.

- Et elle ? demanda-t-il.

Elle suça une cerise. L’abbé jeta un oeil ardent sur le livre qui achevait son existence de papier dans la braise.

- J’ai deux fils, dit-elle. Et je les ai confondus pendant toutes ces années. Maintenant je sais qui est qui. Et je sais pourquoi.

- Vous ne savez rien, dit l’abbé.

Il s’enfonça dans un fauteuil, l’oeil éteint.

- Nous ne saurons jamais, dit-il. C’est désespérant.

- Peut-être, dit-elle. Mais je veux savoir. Et j’en sais déjà un peu plus. Ils ont enfermé le bien et libéré le mal.

- Je suis assez d’accord avec vous, dit l’abbé.

Mais il ignorait bien sûr jusqu’où elle avait poussé le raisonnement.

 

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