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Deux cynégètes infatigables - Henry de Montherlant - Roger Peyrefitte. Correspondance (1938-1941)
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 Article publié le 16 janvier 2015.

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En 1938, lorsque débute la correspondance entre Henry de Montherlant et Roger Peyrefitte,  Montherlant a quarante-trois ans. Les Bestiaires (1926), les célibataires et les trois premiers volumes des Jeunes Filles (1936-1937) ont déjà assis sa notoriété. Peyrefitte, de dix ans son cadet, a dû démissionner de son poste de secrétaire d’ambassade à Athènes, après un scandale l’ayant mis aux prises avec le protégé d’un amiral grec. Peyrefitte et Montherlant ont fait connaissance un an plus tôt. Ayant appris par un ami commun que Montherlant partageait son goût pour les adolescents, Peyrefitte s’est enhardi et a abordé l’écrivain dans une de ces kermesses parisiennes où les messieurs, amateurs de jeunes gens, traquent leur proie. Une amitié est née. Pendant plusieurs années, les deux compères vont échanger une correspondance cryptée et fleurie, partageant leurs bonnes fortunes et leur mésaventures, s’échangeant les bonnes adresses et parfois leurs jeunes amants. Ce sont les lettres de deux satyres très en verve.

     Roger Peyrefitte a choisi, en 1983, de faire publier la correspondance[1] des premières années de cette amitié, sur une période allant de 1938 à fin 1941. On y croise les deux hommes, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale,  tout d’abord à Paris, puis dans la zone libre, lorsque la France est occupée. Montherlant se réfugie sur la Côte d’Azur, Peyrefitte, sans emploi, dans l’Aude, auprès de sa famille à Alet. Tant à Paris qu’en province, Montherlant et Peyrefitte sont deux infatigables chasseurs de garçons. Aux kermesses parisiennes succèdent les cinémas de province où les deux hommes consomment sur place. Pour les plaisirs plus poussés, Montherlant possède des garçonnières – bien nommées. Tout cela ne va pas sans danger car la brigade des mœurs patrouille en civil. À Marseille, Montherlant, pris sur le fait, finit, tabassé, au poste de police. À Limoux, Roger Peyrefitte se retrouve au commissariat face à ses jeunes accusateurs. Qu’importe, le désir est le plus fort. Sitôt hors de danger, les deux hommes se remettent en chasse.

     En publiant cette correspondance, Roger Peyrefitte n’avait, pour lui-même, rien à perdre. Il s’était déjà suffisamment mis à nu dans les deux tomes de ses Propos secrets (1977 et 1980). Mais ne trahissait-il pas l’amitié de Montherlant, mort en 1972 ? Il s’en défend dans la préface, indiquant que Montherlant ne lui avait jamais expressément interdit de publier leur correspondance et n’avait pas brûlé les lettres que Peyrefitte lui avait adressées. L’alibi est peut-être un peu commode. Peyrefitte a d’autant moins d’états d’âme que, à l’entendre, la vérité doit toujours triompher : « Ceux qui admirent Montherlant, pour toutes les raisons qui le font admirer, doivent me savoir gré, d’avoir montré quelle était la source profonde de son talent, – de son génie. Si cela était resté ignoré, sa statue, au regard de telles vérités, n’aurait été que de carton-pâte et son « linceul de pourpre » qu’un haillon mensonger. Il n’y a de vraie grandeur que dans la vérité »[2]. Il n’est pas sûr pour autant que Montherlant et Peyrefitte sortent grandis de la publication de cette correspondance car l’humanité est, dans sa nudité, plus souvent pathétique qu’admirable. Ce n’est toutefois pas une raison pour la souhaiter parée d’un masque joli mais trompeur.

 

     La correspondance entre Peyrefitte et Montherlant constitue à de nombreux égards un ouvrage étonnant. Bien qu’elle n’ait pas été destinée à la publication, elle a toutes les qualités d’une œuvre littéraire. Les deux hommes ne se contentent pas de narrer leurs expériences érotiques, ils le font avec style. Craignant que leurs lettres ne tombent entre de mauvaises mains, ils rivalisent d’esprit et d’inventivité pour maquiller leurs forfaits. Montherlant enjoint à Peyrefitte de lui écrire « avec galimatias »[3]. Leurs précautions ne relèvent pas de la paranoïa. Leur courrier est régulièrement ouvert, comme cela se pratique dans la France de Vichy. Quand Montherlant veut parler de l’atmosphère irrespirable dans la France de Pétain, il préfère donc écrire prudemment que l’eau de Vichy a des vertus constipantes… On a vite fait d’être accusé de trahison et de se retrouver en prison, mieux vaut prendre les devants. Dans ce pays dont la devise est Travail, famille, patrie, l’homosexualité est considérée comme un fléau social. Il convient donc d’être rusé pour tromper l’ennemi.

     S’il n’y avait les notes de Roger Peyrefitte, cette correspondance serait parfaitement surréaliste. Nulle part, il n’est question de garçons. Un commis-épicier y apparaît sous la dénomination de « légumineuse », un garçon dodu est devenu « la pouliche », le jeune Jacques de Beaumanoir « la comtesse » ou « Hildegarde de B. ». Les garçons de quatorze ans, abordés dans les cinémas, se sont métamorphosés en jeunes filles aux colliers de quatorze perles, prétendument rencontrées dans des bibliothèques, les kermesses sont devenues des Kaaba. Manifestement, Peyrefitte et Montherlant ne cherchent pas seulement à se protéger, ils s’amusent, chacun tentant d’éblouir l’autre par sa culture ou ses trouvailles. Il y a quelque chose de très homosexuel dans ce goût du travestissement. La « folle » adore parler d’elle au féminin, débaptiser ses amis, les affubler de sobriquets féminins, untel devient Cléopâtre en raison de son grand nez, tel autre la grande Catherine, s’il a en commun avec la tsarine le goût insatiable des militaires. C’est une manière de considérer la vie comme une pièce de théâtre. La tradition est ancienne. Dans le Satyricon, les gitons portent déjà des noms qui les définissent, Tryphoena, « la voluptueuse », Ascyltos, « l’infatigable », et bien d’autres encore. Peyrefitte et Montherlant, tous deux férus de culture grecque et latine, s’en inspirent donc abondamment. Mais ce n’est pas l’unique parenté littéraire qu’évoque la correspondance.

     Pierre Sipriot, dans sa préface, mentionne « la bonne gaieté française, perdue depuis Rabelais ou le La Fontaine des contes »[4], on peut songer aussi aux romans des Précieux et à la littérature libertine du XVIIIe siècle. Peyrefitte et Montherlant ont en commun avec les Précieux le goût du roman à clef et des jeux de langage. On fait assaut d’inventivité pour ne jamais appeler vulgairement un chat un chat. Chez les Précieux, les fesses deviennent « les deux sœurs », chez Peyrefitte et Montherlant, ce sont tantôt « les dattes », tantôt « les brioches ». En référence à Apulée – puerile corollarium –, l’anus des garçons devient « la couronne ». « Couronner », c’est sodomiser. Montherlant et Peyrefitte passent donc leur temps à se surprendre réciproquement par leurs traits de génie, à la manière d’écrivains précieux du Grand Siècle, soudain en proie à la furor sexualis.

     Le XVIIIe siècle libertin n’est, toutefois, jamais bien loin. Comme leurs illustres prédécesseurs, Peyrefitte et Montherlant pratiquent la saillie, au sens spirituel et charnel du terme. Leur correspondance est un marivaudage épicé. Tous les personnages sont masqués, l’intelligence consiste pour le destinataire à deviner, par déduction, qui l’expéditeur désigne par tel ou tel sobriquet. Il arrive que les épistoliers s’y perdent ! Pour Peyrefitte, ce goût pour les fêtes galantes transposées à la littérature n’a rien d’étonnant. Ce grand admirateur de Voltaire a lui-même l’esprit voltairien. Le XVIIIe siècle est, avec la Grèce antique, sa période favorite. Le premier volume de ses Propos secrets (1977) nous apprend que, dès l’âge de dix-huit ans, l’argent de poche du jeune Peyrefitte servait à l’acquisition de littérature libertine. Les citations qui parsèment les Propos secrets montrent la fascination exercée par les libertins sur Peyrefitte. On croise ainsi ces vers de Collé :

 

Au temps où le gland aux humains

Servait de nourriture,

On ne foutait que les conins

Par ignorance pure…

Il n’est à présent que les sots

Pour se dire conistes.

Les philosophes, les héros

Ont tous été culistes.[5]

 

     C’est une grivoiserie spirituelle comparable qui émaille la correspondance entre Peyrefitte et Montherlant. Peyrefitte a manifestement converti Montherlant à l’esprit libertin. En bon héritier du siècle des Lumières, Peyrefitte est volontiers irréligieux et, étant donné le parfait mépris de Montherlant pour le christianisme, il ne lui est pas difficile d’entraîner son ami sur cette pente. On profane donc allègrement la religion. Les plaisirs pédérastiques sont rebaptisés et deviennent les « sacrements ». Celui qui préfère la masturbation à la pénétration – Peyrefitte en l’occurrence – devient le « sacristain ». Par « extrême-onction », il convient d’entendre la sodomie. Les « saintes huiles » désignent le sperme, tandis que le vit devient « le goupillon ».

     La métaphore filée est l’un des procédés stylistiques favoris. En début de lettre, Peyrefitte ou Montherlant jette son dévolu sur une analogie, ainsi les plaisirs charnels et un culte antique, et toute la lettre se transforme en variation autour de ce thème. Si le dieu retenu est Bacchus, les partenaires sexuels deviennent des compagnons de bouteille, l’acte sexuel une lippée et ainsi de suite.

     Peyrefitte et Montherlant ont le goût du pastiche. Ils aiment écrire « à la manière de ». Ce goût leur a inspiré deux récits que chacun a joints à l’une de ses lettres pour amuser l’autre. À  la façon d’un conte philosophique voltairien, Peyrefitte narre à Montherlant comment, dans sa campagne de l’Aude, il a échappé « à la vérole », métaphore de la prison. Montherlant, lui, fait à Peyrefitte le récit de son arrestation à Marseille, pour détournement de mineurs, en pastichant un roman russe. Il se rebaptise Oblomov, Peyrefitte devient Sergueiev. L’affaire se déroule à Nijni Novgorod pendant l’invasion des Tatares, à savoir à Marseille durant l’invasion allemande de 1940. Montherlant imite le ton du dolorisme russe à la Dostoïevski, le fatalisme slave, le sentiment d’impuissance face aux autorités et à la brutalité de la police.

     Tant pour Montherlant que pour Peyrefitte, cet exercice littéraire est une façon de triompher par l’esprit de l’adversité. On se hausse par le rire au-dessus des vicissitudes de l’existence, comme dans le vers de Racine, « ses malheurs n’avaient point abattu  sa fierté ». On pourrait même dire que c’est toute la correspondance qui est une manière de ne pas se laisser atteindre, au-delà du raisonnable, par l’invasion allemande ou l’esprit bien-pensant de Vichy. Certes, ce n’est pas ainsi que l’on va sauver la France mais les deux épistoliers n’ont pas cette ambition. Ils songent avant tout à leur bon plaisir, et écrire est une manière d’avoir du plaisir. « Écrire, c’est encore jouir »[6], note Pierre Sipriot dans sa préface. Ce n’est pas à une sublimation du désir sexuel que l’on assiste car celui-ci n’est pas dévié. Il s’exprime ouvertement. Écrire sur le désir, c’est plutôt, post coitum, comme le prolongement de l’orgasme. Cette dimension n’a pas échappé à Anne-Claude Ambroise-Rendu qui, dans un ouvrage consacré aux amateurs de petites filles et de petits garçons, note à propos des écrivains :

 

Il semble qu’à la jouissance des corps doive nécessairement s’ajouter celle que procure le récit écrit de cette jouissance, sa remémoration littéraire, sa description plus ou moins précise mais toujours éloquente et, dans bien des cas, la large publication de cette écriture qui est au moins autant celle de la volupté que de la transgression. Même à Montherlant, pourtant discret sur la question, la nécessité d’écrire par le menu le récit de ses aventures semble indispensable. Comme si dans le temps de ce récit s’amorçait et se développait une nouvelle occasion de délices.[7]

 

     Chez Montherlant et Peyrefitte, le mode de la narration n’est pas sans danger pour le lecteur qui finit par perdre de vue que, derrière ces récits poétisés, ces métaphores savantes et ces circonlocutions, c’est de pédophilie qu’il s’agit. Peyrefitte et Montherlant n’appelant jamais un chat un chat, le lecteur en vient à oublier que ce dont il est question, c’est de tripoter ou de sodomiser des adolescents ou des jeunes garçons. Peyrefitte mentionne l’une de ses conquêtes qui n’a que neuf ans ! Sans être épouvanté comme une bigote à la vue d’un diable dans un bénitier, on ne peut qu’être mal à l’aise. Ceux qui se présentent élégamment comme deux héritiers de l’Antiquité  ne sont-ils pas, en fait, deux parfaits pervers ?

     Comme tout pervers, ils savent que la loi existe – d’où leurs efforts pour la déjouer –, mais ils ne reconnaissent qu’une seule loi, celle de leur propre désir : « Je n’aime rien tant qu’une certaine morale que l’individu s’est forgée pour lui seul et qui va de pair avec l’indifférence à la morale du commun », note Montherlant dans sa lettre du 15 février 1939.

     Comme tout pervers encore, Montherlant et Peyrefitte ne considèrent pas l’autre comme un sujet autonome, doué d’une volonté propre, mais comme un objet de plaisir. Les mots qui le désignent sont éloquents. Les garçons sont de charmants petits animaux, des chiots, du gibier. Les conquêtes sont « des avions abattus ». Toutefois, dans le même temps,  Peyrefitte et Montherlant, soucieux de ne pas passer pour deux vulgaires prédateurs, font profession d’éveilleur, de père de substitution. Il n’y a jamais, à leurs yeux, agression sexuelle ni détournement de mineurs, mais seulement initiation à la sensualité, éveil salutaire pour l’enfant. C’est l’argument classique des pédophiles. C’est aussi l’alibi de Gide : « Je puis me rendre cette justice, sur les jeunes qui sont venus à moi, mon influence a toujours été utile et salubre. Oui, ce n’est pas un paradoxe : mon rôle a toujours été moralisateur. Toujours, j’ai cherché à développer ou à éveiller leur conscience, toujours, j’ai réussi à exalter en eux ce qu’ils avaient de meilleur »[8]. En 1942, son Journal évoque la prétendue gratitude d’un jeune Tunisien que Gide a connu vierge, qu’il a initié et « qui de tout son être chantait merci »[9]. Toutefois, nonobstant les nobles idéaux portés en étendard, Gide, tout comme Peyrefitte et Montherlant, profite fort bassement de la misère humaine. Gide exploite la pauvreté des jeunes Arabes, Montherlant et Peyrefitte misent sur le dénuement des classes populaires, prêtes à tout pour améliorer l’ordinaire. Montherlant et Peyrefitte « secourent » ainsi une pauvre femme vivant modestement dans un hôtel de la rue d’Orsel, afin qu’elle leur laisse la jouissance de ses deux enfants, Edmond et Roland. Elle ferme les yeux. Pour s’assurer un cheptel permanent, Peyrefitte envisage d’ouvrir une « maison d’éducation ». C’est également le projet de son ami, le professeur Achard, à Oran. Il s’agit de pratiquer la pédérastie à échelle industrielle. Gide, lui-même, s’est vu recommander à Paris la fréquentation du Palais du Peuple, dans la rue des Cordelières, où atterrissent tous les jeunes fugueurs. Lors de son voyage en URSS, il avait déjà eu l’occasion de goûter aux délices du sanatorium des enfants. On le voit, malgré les nobles prétentions affichées, la réalité est souvent sordide et la générosité une feuille de vigne qui masque difficilement les parties honteuses.

     A lire Montherlant et Peyrefitte, on finirait presque par croire que tous les enfants sont consentants. Or il n’en est rien. Certains s’enfuient, terrifiés. Des garçons préviennent la maréchaussée. D’autres se laissent caresser mais refusent d’être sodomisés. Ceux-là, Montherlant se fait fort de briser leur résistance. Les espèces sonnantes et trébuchantes font office de lubrifiant. Dans sa lettre du 22 janvier 1939 à Peyrefitte, Montherlant raconte qu’il a fait  entendre à un jeune Polonais, rétif à la sodomie, « qu’en notre temps il faut savoir donner, que les bonnes grâces [financières] seraient d’autant plus accentuées qu’on  pourrait se prévaloir d’une pénétration ». Certes, tous les garçons ne sont pas d’innocents agneaux. Il y a aussi des gamins vicieux ou cupides. Lorsque Montherlant annonce à un protégé de Peyrefitte la venue de celui-ci à Nice, le garçon s’exclame : « Je vais lui demander un vélo de 1200 francs »[10]. Mais la corruption de quelques uns n’autorise pas les séducteurs à  corrompre les autres.

     Si Montherlant, Peyrefitte ou Gide choquent aujourd’hui, c’est que de nombreux procès, notamment pour faits de pédophilie dans l’Église, nous ont éclairés sur la souffrance des enfants et adolescents abusés. On ne peut plus regarder Peyrefitte et Montherlant plastronner sans sourciller. Dans la préface de la Correspondance, Peyrefitte, en 1983, imagine ses anciennes proies aujourd’hui heureuses en ménage, avec femme et enfants, et conclut par ces mots : « s’ils s’avisent de lire ces lettres, où revivent leur grâce et leur beauté qui les ont fait jadis tomber dans nos pièges, ils auront un sourire attendri et ce sourire sera mon absolution »[11]. Mais qu’en sait-il ? A aucun instant, il n’envisage qu’il puisse en être autrement, que des garçons aient pu ressortir des pièges dans lesquels ils furent attirés,  durablement déboussolés, et devenir à leur tour des adultes pédophiles ou des pères incestueux ! Cette indulgence envers le détournement de mineurs a eu la vie dure. En 1982, un an avant la publication de la correspondance Montherlant-Peyrefitte, Renaud Camus écrit dans ses Notes achriennes : « Les enfants et les très jeunes adolescents, moins soumis encore aux codes esthétiques ou aux lois de la vanité, observent un certain pragmatisme du plaisir et je crois bien qu’il n’est pas trop rare qu’un garçon de treize ou quatorze ans revienne volontiers près du gros vieux monsieur qui l’a branlé avec art. De tels épisodes seraient traumatisants. Quelle foutaise ! »[12] Un tel discours serait impossible en ce début du XXIe siècle. La question qui se pose aujourd’hui ressemble plutôt à celle qu’énonce Angelo Rinaldi à propos de Robert Brasillach dans Service de presse : « Faut-il mettre le plumitif au-dessus des lois ? Sauver Brasillach, dénonciateur de lycéens, parce qu’il a publié ? »[13]. De même, faut il absoudre Montherlant, tripoteur de jeunes garçons, parce qu’il est l’auteur de la Reine morte et du Maître de Santiago ? Le débat est ouvert.

 

     En publiant sa correspondance, Peyrefitte pensait rendre service à Montherlant – « l’œuvre de Montherlant qui était déjà la plus importante de ce siècle par l’originalité de la pensée et l’éclat de la forme prend [à travers ces lettres] un relief nouveau et une couleur humaine inattendue »[14] –, on  est pourtant en droit de se demander si cette correspondance ne ternit pas quelque peu l’image de Montherlant. Pierre Sipriot avait déjà arraché à Montherlant son masque, Peyrefitte n’achève-t-il pas de le faire tomber de son piédestal ? Mesquin, pointilleux, impatient, intolérant, avare, le visage de Montherlant que l’on découvre à travers ces lettres n’est guère propre à susciter la sympathie. On frôle souvent le ridicule. Montherlant a toujours un thermomètre à la main, il passe son temps à se prendre la température, relatant au cours d’une même lettre les flux et reflux de la fièvre, avec la précision d’un hypocondriaque. Certes, le personnage n’a pas que des défauts. Il cherche, dit-il, à s’attacher à ses gitons. Il n’est pas insensible à la misère des jeunes garçons qu’il ramasse dans la rue. « L’image du gosse sans paletot me hantait »[15], confesse-t-il. Mais la charité n’est pas le fond de sa nature : « reconnaissons que nous ne nous intéressons qu’à nous-mêmes, l’un et l’autre, et que nous ne sommes capables d’un petit mouvement « centrifuge », que lorsque le cul en est – c’est le cas de le dire – le fondement. »[16]

     Lorsque l’on referme la Correspondance, la tentation est grande de se dire que, décidément, Montherlant, pas plus que Peyrefitte, n’était un « grand homme ». Toutefois, il convient, dans un second mouvement, de s’interroger sur ce qu’est la grandeur d’un homme. Ne sommes-nous pas enclins, par suite de notre héritage judéo-chrétien, à ne voir de la grandeur que dans l’empire sur soi-même, dans l’élévation au-dessus des instincts obligatoirement vils, dans la victoire sur les passions qui toujours « égarent » et « asservissent » ? Peyrefitte et Montherlant souscrivent, eux,  à une autre définition de la grandeur de l’homme. Même si Peyrefitte détecte chez Montherlant « un dépôt d’eau bénite au fond du bidet »[17], les deux hommes se sont, depuis longtemps, affranchis du joug de la religion. A la morale judéo-chrétienne, ils opposent une philosophie qui tire sa source tant de l’hédonisme de l’Antiquité que du libertinage du siècle des Lumières. La grandeur de l’homme y consiste à vivre pleinement selon ses instincts, sans réfréner son appétit de jouissances. La quête du plaisir est le sens assigné à la vie. Vivre en héros, c’est, pour Montherlant et Peyrefitte, descendre chaque jour, au mépris du danger, de la police et des maîtres-chanteurs, dans l’arène. Qu’importe si l’on meurt encorné, on aura vécu intensément et c’est l’unique commandement qui tienne. Réfléchissant à une épitaphe pour Montherlant, Peyrefitte propose : « Au héros pédéraste ». Derrière l’apparente boutade, Peyrefitte rend hommage à ce qu’il estime être le courage de Montherlant et son propre courage. Il salue la mâle assurance qu’il faut pour oser transgresser la loi des hommes. Certes, le lecteur a le droit de se dire que, dans la France de Vichy, cet « héroïsme » est bien pathétique. Les vrais héros, ne sont-ce pas ceux qui ont répondu à l’appel du 18 juin plutôt qu’à l’appel de la braguette ? Dans cette France humiliée que d’aucuns veulent sauver par le sacrifice de leur vie, Peyrefitte ne devrait-il pas rougir d’écrire : « Le monde ne consiste pour moi que dans la position de deux ou trois boutons [de culotte] »[18] ? Indépendamment du jugement moral que l’on peut porter, il faut reconnaître à cette correspondance entre les deux hommes une vertu. Elle nous rappelle à chaque page que, quel que soit son degré de culture et de raffinement intellectuel, l’être humain est, dans toutes ses fibres, un être de désir, habité par des pulsions. Et c’est Éros qui, le plus souvent, qui mène la danse.

 



[1] Henry de Montherlant-Roger Peyrefitte, Correspondance, Paris, Robert Laffont, 1983.

[2] Ibid., p. 8-9.

[3] p. 288.

[4] p. 13.

[5] Cité dans Propos secrets 1, p. 149.

[6] p. 13.

[7] Anne-Claude Ambroise-Rendu, Histoire de la pédophilie, XIXe-XXIe siècle, Paris, Fayard, 2014, cf. fin du chapitre 5, sous-partie « Montherlant, Peyrefitte et la police », avant-dernier §.

[8] Ann-Claude Ambroise-Rendu, op. cit., chapitre 5, note 73.

[9] Ibid., sous-partie « Une pédagogie de l’amour ».

[10] Correspondance, p. 121.

[11] Correspondance, p. 10.

[12] Renaud Camus, Notes achriennes, Paris, Hachette P.O.L., 1982,  p. 234.

[13] Angelo Rinaldi, Service de presse, Paris, Plon, 1999, p. 33.

[14] Correspondance, p. 9.

[15] Ibid., p. 44.

[16] Ibid., p. 287.

[17] Ibid., p. 119.

[18] Ibid., p. 124.

 

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