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Le facteur sonne au moins une fois
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 Article publié le 6 décembre 2015.

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Qu’est-ce qu’on y peut ? On a un travail tranquille, sûr et relativement bien payé. On est même assuré de ne jamais le perdre, sauf grosse connerie. Tout le monde sait que je ne suis pas du genre à donner des raisons à l’État de me virer sans tambours ni trompettes. C’est surtout Mimine qui en est sure. Elle le sait depuis le début. C’est même pour ça qu’elle a accepté de m’épouser. Et ça fait plus de vingt ans que ça dure. On a même le fils aîné majeur et la cadette le suit de près. Non, décidément, je ne suis pas du genre à cracher dans les mains qui me nourrissent.

Tout a commencé par ce doigt. Enfin, un doigt, parce que comme vous le savez maintenant, celui-ci n’a rien à voir avec celui qu’on m’avait confié. J’ai même pris la précaution, en effectuant l’échange, de ne pas me gourer de doigt : c’était bien un index de la main gauche. Il me semblait parfaitement semblable à l’original. Excepté l’empreinte, bien sûr. J’imagine le mal que j’aurais occasionné s’il avait été destiné à être recousu à sa main. Il paraît que le rejet peut entraîner la mort. Je n’aurais pas aimé être responsable de la mort de quelqu’un. Rien que cette idée me rend fou de désespoir.

Mais ce doigt appartenait à un mort. Ou avait appartenu à un vivant qui était mort depuis. Ah il faut que je vous raconte tout depuis le début, parce qu’au début, je n’étais pas là. Heureusement d’ailleurs, car je n’aurais pas supporté le spectacle de ces cadavres en morceaux éparpillés sur le sol de la Cave à Dédé.

Il faut que je vous explique que la Cave à Dédé est l’endroit préféré de nos petits et moyens bourgeois. Je ne sais pas exactement ce qu’ils y font, ni ce qu’ils y trouvent, mais j’imagine que ce n’est pas le meilleur endroit pour se cultiver. Moi, je n’ai pas les moyens. Et même si je les avais, en admettant que Mimine ne soit pas en congé sans solde, ce n’est pas l’endroit que je choisirais pour m’amuser une bonne fois par semaine. Vous savez ce que c’est : au lieu de goûter tranquillement, et même abusivement, à nos bons vins de pays, ce qui est une manière noble de se cultiver, on y consomme de la drogue et on s’y livre à la débauche. Le contraire d’une église. Et c’est Dédé Labenne qui officie.

Vous ne connaissez pas Dédé Labenne. Il est connu de nos services et c’est sans doute pour ça qu’il est protégé par notre bourgeoisie sans laquelle, il faut bien le reconnaître, on redevient pauvre comme avant. Mais s’il est bel et bien sous la protection de l’État, il ne l’est pas de ses concurrents, si on peut appeler ça comme ça. Il y avait déjà eu deux fusillades devant la Cave. Et un demi-mort qui n’était pas connu de nos services tellement il était d’ailleurs. Dédé n’inspirait pas que la jalousie, comme vous voyez. Et il était menacé par des types qui éprouvaient pour lui une passion bien plus dangereuse que le ressentiment qu’on peut éprouver à l’égard de quelqu’un qui vous trompe. Je sais de quoi je parle.

À la troisième, les ennemis de Dédé ont renoncé à lui tirer dessus à la sortie de la Cave. Ils ont imaginé un processus moins ciblé. La bombe a explosé en plein au milieu de la classe moyenne en fête. Le carnage a éclaboussé les murs et notre réputation de gardiens de l’ordre même en temps de guerre. Par chance, j’étais en vacances avec Mimine quand c’est arrivé. Je précise « avec Mimine » parce que des fois c’est Marie-Sophie que j’amène dans mes bagages. Il faut alors que la belle-mère soit malade ou en crise, ce qui n’arrive pas souvent, hélas. Mais ça arrive. Et alors Marie-Sophie et moi on regrette de ne pas s’être épousés. Bien sûr, ça ne dure pas. Ce sont juste deux jours de rêve. J’en profite pour me ravitailler en vins de pays, parce qu’à raison de trois bouteilles par jour, le roulement de stock exige une gestion sans défaut. Il m’est même arrivé de partir tout seul, la belle-mère étant malade ou en crise et Marie-Sophie indisponible. Je n’ai jamais manqué un rendez-vous et ma cave est la mieux gérée de la ville.

Bref, un samedi soir, Braoum ! la Cave à Dédé vole en éclat. Et deux cents cadavres traversent les murs en y laissant la vie et l’existence. J’apprends ça le dimanche soir en garant la bagnole dans la rue. C’est Martini, un brigadier qui ne boit pas, qui semble m’attendre sur le trottoir. Il est en civil.

« Qu’est-ce que tu fous là ? grognai-je à travers la vitre.

— Dédé est au Paradis, » me dit-il en soulevant sa moustache de chaque côté.

Mimine en profite pour monter les bagages. Ce sera ça de moins à faire. Et Martini et moi on file sur le boulevard avant que ça ferme. En route (c’est à deux pas), il m’apprend ce que vous savez déjà. Je pousse la porte grinçante de Chez Papy en exprimant mon opinion sur le Paradis ou l’Enfer, je ne me souviens plus. Mais j’étais en train de parler quand Salège, qui est aussi brigadier, à commandé une tournée de sa grosse voix qui fait peur aux enfants de la rue. On était donc quatre, en comptant Harvey. On n’en revenait pas. Enfin, seul Martini en revenait parce qu’il était de service quand c’est arrivé. On s’attend à tout un samedi soir, mais une explosion de bombe, c’est rare ici. Depuis, Dédé était en garde à vue dans les locaux de la préfecture, on ne savait pas très bien où parce que l’affaire était délicate à ce que disait le patron. Salège dormait quand l’explosion a éventré la façade de la Cave. Il était chez lui, parce qu’il habite la même rue que la Cave à Dédé. C’est comme ça qu’il a su. Il a été même au courant avant Martini qui est arrivé dix minutes plus tard avec le premier fourgon. Il était encore tout en sang, le pauvre, mais ça ne lui donnait pas soif. Il grignotait des cacahuètes pendant que Salège et moi on essayait une nouvelle mixture que Papy avait mis au point après l’explosion de la Cave. Je ne voyais pas le rapport, mais il y en avait un et on s’est saoulé.

C’est Salège qui nous a ramenés sur son vélo. Salège a des mollets qu’on dirait des bras de Schwarzenegger. C’est comme ça qu’il est entré dans la police. On lui a tout de suite confié un vélo.

Le lundi matin, à la première heure mais pas trop tôt quand même, j’arrive au poste sur mes deux jambes parce que je n’habite pas loin. À peine entré, le patron lui-même me remet une espèce de glacière sans m’expliquer ce qu’il y a dedans. D’après lui, ça ne me regarde pas. Je le crois. Je ne suis pas du genre à douter des capacités cérébrales de mes supérieurs et encore moins de leur moralité.

« Martini conduira, me dit-il.

— J’aurais préféré que ce soit Salège, tentai-je des fois que le patron ait oublié que Salège et moi on n’a qu’un point commun mais qu’il est fort.

— Martini fera l’affaire, » conclut le patron.

Il n’y a rien à discuter, comme d’habitude. Mais j’aurais soif avant d’arriver. Cents bornes. On a droit au panier repas. Martini a déjà préparé les casse-dalle. Pour les faire passer, il a quand même pensé à une bonne bouteille. J’apprécie l’attention et on se met en route. J’étais alors loin de m’imaginer que je courais après les ennuis, confortablement installé à la place du mort. Martini tenait à respecter le code de la route. On n’était pas arrivé. Et d’ailleurs, on n’est arrivé que le lendemain. Partis de chez nous à dix heures du matin, on arrivait à la même heure, à trois minutes près, à l’endroit exact qui était prévu par l’ordre de mission et, s’étonna notre correspondant, la glace n’avait pas fondu et le doigt était là et intact. Seulement, on expliquait mal notre retard. Et il a fallu l’expliquer. Comme Martini avait plutôt besoin de dire la vérité, c’est moi qui aie menti. On ne m’a pas cru. Mais enfin, la mission, qui s’achevait avec environ près de 24 heures de retard, était accomplie sans destruction de la preuve que constituait le doigt. On ne savait même pas, Martini et moi, qu’on transportait un doigt. Et on n’était pas censé le savoir. Seulement Martini n’a pas pu se retenir d’en parler, alors que j’avais parfaitement menti. Je savais bien que j’aurais mieux fait de venir avec Salège. On aurait eu du retard, certes, mais pas plus d’une heure ou deux. On se connaît, tandis qu’avec Martini, on est comme des étrangers.

*

Bon. Le moment est venu d’organiser ce récit, n’est-ce pas, madame le Substitut ? Voilà comment je m’y prendrais si j’étais libre de mes mouvements. La chose se passerait, sur le papier (merci de m’en fournir suffisamment et de ne pas oublier le stylo), en trois temps :

1) Comment j’ai menti à l’arrivée.

2) Ce qui s’est passé réellement.

3) La conclusion, et non la synthèse, des deux propositions ci-dessus.

 

1

(Je mets des guillemets parce que c’est un mensonge)

« Voilà. Martini et moi (il ne me démentira pas) on est parti un peu après dix heures du matin, hier. Cent bornes, ça nous menait tranquillement, vu qu’on prenait la route pour des raisons budgétaires dont nous ne sommes pas responsables, vers midi. Juste à l’heure de laisser les sandwiches dans la bagnole pour profiter des bienfaits de la cafeteria qui jouxte le poste de V* où nous allions remettre la glacière avec le doigt dedans, sauf qu’on ignorait que c’était un doigt et qu’on refusait de penser que notre patron faisait un petit présent à celui du poste de V*. Un présent nécessitant de la fraîcheur. Il faut dire qu’on approchait de Noël et la glacière était d’un volume plutôt encombrant. On a même eu du mal à la rentrer dans la bagnole. Le patron nous observait depuis la fenêtre du premier étage où se trouvent son bureau et ses petites habitudes extraconjugales. Mais on y est arrivé et il nous a fait un petit signe approbateur et encourageant. Puis, on a pris la route, Martini au volant et moi au goulot parce que j’avais hâte de goûter au contenu de la bouteille qu’il avait eu la prévenance de placer au milieu des sandwiches dans une autre glacière beaucoup plus petite que celle qui contenait le doigt alors qu’on aurait juré qu’il s’agissait d’autre chose de moins dégueulasse et même de pas mauvais du tout.

Vous me direz : comment avez-vous pu confondre ?

Je n’en sais rien, d’autant que c’est Martini qui a confondu. Et pourtant, il n’avait bu que de l’eau mélangée à un jus de fruit. Logiquement, c’était à moi de confondre. Je l’admets aussi. Pourtant, c’est bel et bien Martini qui a confondu. Et on a laissé la glacière contenant le doigt (ou dix douzaines d’huîtres) sur le parking où j’avais soulagé un besoin pressant.

Pourquoi on avait sorti la glacière de la bagnole ?

C’est une bonne question. Il faudra demander à Martini, parce que c’est lui qui l’a sortie. Quand je suis revenu des waters, cette glacière faisant l’objet d’une mission n’était pas censée être oubliée sous un arbre où on avait l’intention de pique-niquer.

A-t-on pique-niqué ?

Oui.

Ensuite, on est remonté dans la bagnole sans oublier la glacière du pique-nique parce qu’elle appartenait à Martini. Lequel a la réputation de ne jamais oublier ce qu’on lui doit. Seulement, la glacière contenant, selon notre opinion, des denrées utiles en temps de fête, ne lui appartenait pas. Donc, il l’a oubliée.

Pourquoi ne me suis-je pas assuré qu’elle était sur la banquette arrière alors que c’était moi qui l’avais sorti de la bagnole avant d’aller pisser ?

Je répondrais à cette question par une autre question avant que vous me la posiez :

Pourquoi avais-je sorti cette glacière ? Dans quel but ?

Mettez-vous à ma place. Il était impossible d’en soulever le couvercle à l’intérieur de la voiture, à cause du système de fermeture qui n’était pas bloqué par une formule secrète comme je m’en suis assuré. Je l’ai donc sortie de la bagnole et, avant d’aller pisser, je l’ai tirée sous l’arbre que Martini avait choisi pour casser tranquillement la croûte. On était à l’abri des curieux que deux policiers en uniforme se ravitaillant sur l’herbe peuvent toujours intriguer, surtout que j’avais l’intention de lever le coude. Je suis allé pisser.

On a bouffé, j’ai bu, j’ai même fini la bouteille qui m’a parue ingrate comme toutes les bouteilles, et on est remonté dans la bagnole sans que j’oublie la glacière de Martini, qui était vide (je le précise). Dans mon esprit, Martini avait pris soin de l’autre glacière avant de se mettre au volant.

Aviez-vous ouvert la glacière contenant le doigt, me diriez-vous ?

Oui. Et il n’y avait pas d’huîtres dedans, ni foie gras, ni rien qui ait un rapport avec les fêtes de fin d’année.

Y avait-il un doigt ?

C’était le plus étrange de l’affaire. C’est Martini qui s’est évanoui le premier. Pendant que je fouettais ses joues avec un torchon humide (il s’agissait en fait du bandage dans lequel le doigt était précieusement conservé), j’ai vu le doigt dans l’herbe et je me suis senti mal à mon tour.

Comment Martini s’était-il coupé ce doigt ?

C’est la question que je me suis posée. Mais il avait tous ses doigts.

Ne pouvait-il s’agir du mien ?

Je les ai comptés. Il y était tous. Et j’avais deux mains pour m’empêcher de crier. Étendu dans l’herbe grasse, Martini gémissait. J’ai tout remis dans la glacière, tout ce qu’il en avait sorti, le doigt y compris. Je me doutais maintenant qu’on nous avait confié un transport de doigt. Et que ce doigt était en relation avec l’explosion de la Cave à Dédé. Je suis allé pisser.

Quand je suis revenu, Martini était au volant, comme si rien ne s’était passé. On était d’accord là-dessus. Et on a quitté les lieux. »

 

2

Ici, commence le mensonge, car tout ce qui a été déclaré en (1) est rigoureusement exact. En fait, soucieux de chronologie, j’ai inversé le (1) et le (2), mais je vous sais assez perspicace pour avoir remis les choses dans l’ordre prévu au départ.

La question qui se posait maintenant, c’était le retard. Et où on avait passé la nuit. Car s’il était exact qu’on avait oublié la glacière sur le parking, rien ne nous interdisait d’arriver à l’heure prévue pour constater l’erreur et mettre tout en œuvre pour la réparer de concert avec le personnel du poste de V*.

Mais les choses ne se sont pas passées comme ça. C’eût été trop simple. Or, tout indiquait que ça allait se compliquer durablement. C’est d’ailleurs toujours comme ça qu’on perd un emploi pourtant garanti par le gouvernement.

Comme Martini n’utilisait pas le rétroviseur intérieur, celui qui se trouve au milieu du pare-brise, je l’ai tourné vers moi pour mesurer l’effet de la bouteille sur mes traits. Je me connais. Je change de gueule facilement. Et après, on me demande pourquoi. Mais je connais le remède. Une gymnastique faciale inspirée des pratiques ancestrales d’un temple hindou. Et voilà que pivotant le miroir, je vois que la route reculait à toute vitesse dans la lunette arrière. Or, comme vous le savez, si Martini ne voyait pas le couvercle de la glacière contenant (on en était sûr maintenant et pour cause !) le doigt qu’on nous avait confié dans le cadre de l’enquête en cours, c’est qu’elle n’était pas sur la banquette, la glacière !

Je me retourne brusquement, faisant craquer une vertèbre, et c’est bien la route que je vois ! Je crois d’abord à une hallucination, ce qui est logique compte tenu de l’état de mon cerveau à cet instant. Et de ma bouche tombent ces mots :

« Marti ! Où est le doigt ? »

La tête de Martini à cet instant n’est rien à côté de celle qu’il a fait dix minutes plus tard quand on a constaté que la glacière avait disparu avec son doigt dedans. L’herbe portait les traces de notre séjour, mais la glacière n’y était plus. On a fait le tour de l’arbre. On a fouillé les buissons. Je suis retourné aux chiottes. Rien. Et personne pour nous renseigner. Ce n’était plus l’heure de bouffer et les gens filaient sur la route sans se soucier de nous. On était mal parti pour retourner d’où on venait ou aller où on nous attendait.

Cette stupeur nous a pris une bonne demi-heure. Martini pleurait dans la voiture. Il avait lui aussi une femme et des gosses. Je le comprenais. Mais que faire même si on se comprend ?

On n’avait pas le choix. Il fallait inventer quelque chose. Planquer la bagnole dans un endroit assez discret pour être repéré par les automobilistes, voilà qu’elle était mon idée.

« Et après ? pleurnicha Martini.

— Après ? » fis-je, n’en sachant rien.

On a fait comme je disais, en attendant de trouver autre chose de plus professionnel.

 

3

Vous n’allez pas me croire, mais on a eu de la chance. Un doigt dans une poubelle où Martini jetait le papier alu des casse-croûtes et des œufs durs.

« Ah merde alors ! fis-je, interloqué par cette découverte aussi incroyable qu’inattendue.

— Je te le dis ! gloussait Martini. Comme je te vois. Mais va falloir que tu y mettes du tien, parce que j’y arriverai pas à le sortir de là. T’es quand même vachement plus insensible que moi, mec.

— Merci pour le compliment ! Montre-moi où… »

Le doigt dépassait à peine des épluchures et d’un tas d’autres ordures insanes. J’avais des doutes. Et je les exprimais. Pendant ce temps, Martini s’impatientait.

« Dépêche, merde ! À ce train, je te dis, on n’aura pas plus d’une heure de retard. On trouvera bien une explication cohérente. Une crevaison… »

Une crevaison qui allait causer près de 24 heures de retard. Et sans aucune explication cohérente ni surtout crédible. Il fallait trouver autre chose. Mais on n’en était pas encore là car, comme je disais, à ce moment-là on avait le doigt et une heure de retard sur l’horaire. Certes, ce n’était pas le bon doigt. Et en plus, c’était le doigt de quelqu’un qui méritait de s’adresser à la police pour expliquer sa présence dans une poubelle. Même Martini doutait :

« Et si c’était le doigt qu’on a perdu… ?

Il avait raison. On n’avait aucun moyen de savoir. Je n’arrivais même pas à regarder pour voir si c’était un index gauche, parce que si ce n’était pas un index et qu’en plus il était droit, on aurait du mal à expliquer notre méprise. J’en avais des sueurs froides qui mouillaient mon pantalon, une situation que je n’avais jamais connue depuis que j’étais conscient de mes limites.

« Et la glacière ? fit Martini blanc comme un linge. On a plus la glacière. T’es conscient de ça, mec ? Ce doigt n’est plus rien sans la glacière qui va avec !

— Mais on a la tienne, de glacière, Marti ! Heureusement que tu penses à tout ! »

C’est comme ça qu’on a cru avoir résolu le problème. On a mis le doigt dans la glacière. Les glaçons en plastique avaient fondu, mais ils faisaient partie du mensonge.

« Yen aura toujours un qui se souciera de ce détail… gémit Martini.

— On lui fermera sa gueule, Marti ! »

C’est en prononçant cette parole que j’ai pris conscience de la gravité de la situation. Notre plan avait trois défauts :

1) Ce n’était pas le bon doigt, ou alors on avait du pot.

2) Ce n’était pas la bonne glacière.

3) Les glaçons avaient fondu et le doigt commençait à sentir.

Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. Martini conduisait de plus en plus mal. J’ai oublié de vous dire qu’on était de nouveau sur la route.

« Si on se faisait quand même une crevaison ? me dit Marti.

— Tu charries ! Le doigt aura complètement pourri d’ici là !

— Ça le rendra méconnaissable… Surtout si c’est pas le bon.

— Qu’est-ce qu’il aurait foutu dans une poubelle si c’était pas le bon, hein ? »

J’étais de plus en plus cohérent, signe que les choses avaient définitivement mal tourné. On s’est regaré pour récupérer. L’aire de repos était déserte. Je suis allé pisser sans me faire violer par un sodomite. Quand je suis revenu, Martini avait vomi. Le doigt sentait. Je le sentais aussi. Mais vous savez ce que c’est quand on veut changer le cours des choses : on ne sent plus rien. On laisse l’imagination prendre la place de la raison. Comme ce n’est pas douloureux, on s’encourage à continuer. Bref, on s’est endormi.

*

Et vous croyez que Marti, qui s’est réveillé au milieu de la nuit, m’a secoué pour que je me mette aussitôt à la recherche d’un nouveau scénario ? Que dalle ! Il a fait un tour aux pissotières, fumé une clope et avalé les miettes de sandwiches, non pas en piochant dans la glacière, ce qu’il n’aurait pas osé, mais en léchant la banquette arrière à l’endroit même où il avait vidé la glacière avant d’y fourrer le doigt. Seuls les glaçons en plastique y étaient retournés. Il ne m’a pas réveillé alors qu’il crevait de faim. Qu’est-ce que j’aurais eu soif !

Le soleil était donc levé quand j’ai ouvert les yeux. Je me suis cru au camping avec Marie-Sophie, mais la cuisse que je pelotais était celle de Martini qui ronflait comme une bête de zoo. Marie-Sophie ronfle elle aussi, mais plutôt comme un aspirateur. Je sais comment la débrancher. Martini refusa obstinément de se réveiller. Je suis allé pisser.

Il y a des moments comme ça dans la vie où, tout étant foutu pour toujours, on se laisse aller définitivement. Je n’ai même pas pris la peine de me reboutonner. Je pensais me livrer au premier arrivé, fût-il un camionneur en manque de sensations rares. J’étais ainsi prostré sur un banc moussu quand Marti m’a secoué l’épaule. De blanc qu’il était la veille, il était devenu vert.

« Si tu te voyais… » dit-il.

Mais le moment était mal choisi pour évaluer les nuances de vert. Je ne dis pas que j’avais repris du poil de la bête, mais je me suis reboutonné. C’était un bon début. Il était huit heures. On avait dormi comme des souches. Et on n’avait plus rien à manger ni à boire. On a donc pris le temps de se refaire un semblant de santé dans le bar d’une petite station-service isolée. On aurait voulu trouver ce genre d’endroit qu’on serait encore en train de le chercher. On est tombé dessus comme le malheur l’avait fait sur nos épaules de modestes fonctionnaires. Une grosse dame en chaussettes nous a servi deux cafés au lait avec des tartines de pain beurrées. On ne s’est même pas regardé dans les miroirs. Et je doute que la femme en chaussettes ait reconnu des flics en nous. En tout cas, elle ne nous parlait pas comme si on en était. Il faut dire qu’elle n’a pas beaucoup parlé. Elle s’activait derrière un comptoir minable. Je ne saurais jamais ce qu’elle y fabriquait et maintenant, je m’en fous.

À neuf heures et demie, on est remonté dans la bagnole. Le doigt devait produire vachement de gaz parce que le couvercle s’était soulevé et ça schlinguait tellement qu’on a vomi ensemble le pain, le saucisson, le café et les bières. On s’est regardé tout verts. On n’avait pas amélioré notre aspect. Martini redouta un moment de ne plus savoir conduire. J’ai aéré, refermé le couvercle en m’asseyant dessus et on a repris la route cahin-caha.

*

On va peut-être passer à la fin de cette histoire, sinon on en fait un roman illico. On était là comme deux délinquants à reconnaître les faits. Heureusement, ça se passait en sourdine dans le bureau du patron, celui du poste de V* qui avait téléphoné à notre patron, lequel était en route sans avoir bu son coup de dix heures trente. Je ne sais plus ce qu’il prenait à cette heure, mais ça allait faire mal. Martini gémissait en se tenant la tête. Il voulait voir ses enfants. On attendait d’autres nouvelles.

Et celle-là nous a sidérés : le doigt qu’on avait récupéré n’était pas le doigt qu’on nous avait confié. Ce qu’on savait déjà plus ou moins. Mais ce qu’on ne pouvait pas savoir, ce que personne ne pouvait savoir avant que ça nous arrive : c’était le doigt de Dédé Labenne !

 

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