Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Autres romans, nouvelles, extraits (Patrick Cintas)
Chaussure à son pied

[E-mail]
 Article publié le 13 décembre 2015.

oOo

Histoire extraite de BA Boxon.
Lecture du texte intégral [ICI]

 

Le soulier trônait sur la table de nuit, entre la chandelle et la main décidée de Thomas qui frémissait comme un poing fermé.

— Le type est toujours accroché à sa gargouille, je crois, dit Thomas.

— Une sorte de sursis, dis-je. Autrement il serait déjà mort éparpillé chair et os sur les rochers qui ne manquent pas au pied de la muraille.

— Il est perdu.

— Tu ne peux rien pour lui, même tes discours grinçants qui ne te valent que des coups. Rendras-tu ce soulier à son propriétaire ?

— Personne ne s’est plaint de manquer de chaussure.

— Le pauvre doit boiter.

Je ris. Thomas, peut-être irrité par ce rire à quoi je ne donnais aucun sens, s’empara de ma cravate qu’il noua d’un second noeud, plus serré celui-là que celui dont j’avais coutume de la nouer.

— Ne comprends-tu pas, foutu idiot, saliva-t-il, que cette chaussure est mon salut. Le comprends-tu ?

Je ne comprenais pas.

— Alors, écoute, foutu idiot. Qu’est-ce que cette chaussure ?

— Laisse ma cravate tranquille.

— C’est un objet.

— Je vois bien que c’est un objet. Ce ne sont pas les objets qui manquent ici.

— Certes, ils ne manquent pas. Mais il a fallu que l’un d’entre eux blesse ma langue pour que j’en prenne conscience, vois-tu ?

Il vit, à me voir, que je m’apitoyais. Il se rapprocha de moi, sur le ton des confidences :

— Si je jette un objet par-dessus le rempart, par exemple cette chaussure, que ce passera-t-il ?

— Si tu ne suis pas son exemple, il te sauve la vie.

Thomas exulta :

— Il me sauve la vie, car tandis qu’il chute, à ma place donc, je tends l’oreille, et je ne la détends qu’après avoir perçu nettement, le bruit de sa rencontre avec le sol. Note bien ce que je dis : le sol. Et non point la terre. Car ce sol, c’est peut-être de l’eau. Et si c’est de l’eau, ce que mon oreille reconnaîtra sans hésitation, j’augmente mes chances de survivre au saut périlleux que je projette en même temps que ma personne dans ce vide que la brume énigmatise.

— Et ton oreille reconnaîtra-t-elle le bruit qu’émet un rocher quand une chaussure, quelle qu’elle soit, lui talonne le ventre !

— Elle reconnaît aussi ce bruit, et elle mesure le risque.

Un homme sûr de lui est une incertitude pour son avenir. Le lendemain, Thomas et moi nous nous rendîmes aux remparts pour tenter l’expérience. Le soulier, en l’occurrence, formait une protubérance fort voyante à l’endroit de son ventre. La sentinelle que nous croisâmes ne s’en inquiéta nullement et fit même remarquer qu’en ces lieux l’embonpoint était la chose qui durât le moins. Nous rîmes. Elle s’éloigna, et nous gravîmes l’escalier de pierre d’un pas alerte. Aux créneaux, Thomas adressa un salut. Nous constatâmes, penchés avec prudence, que la brume avait épaissi.

— Cela ne change rien au problème, conclut Thomas.

Il briqua la chaussure du revers de la manche. Je souris à ce geste sans doute nécessaire. Il prit son élan et, stoppant sa course au dernier moment, laissa choir la chaussure qui disparut sans bruit entre deux créneaux. Il y eut un cri, un lamentable cri qui sembla soudain s’humidifier, puis qui s’éclipsa comme il était venu. Nous nous concertâmes des yeux et, de concert, jetâmes un oeil par-dessus le rempart. Nous vîmes la gargouille et, à la place du type qui y avait passé la nuit et une partie de la matinée, s’attendant sans doute à assister au coucher de soleil, à la place : la chaussure.

— Merde ! fit Thomas.

J’acquiesçai. Dépités, nous regagnâmes nos quartiers. Dans un obscur et long couloir, des éclats de rire détournèrent notre attention. Au passage, la vision d’un soldat chaussé à droite d’un soulier et à gauche d’un cadavre nous remplit d’horreur. Le pied était fiché à l’endroit de l’estomac, et sur une main, nous distinguâmes nettement les traces de la fracture que la chaussure avait causé, et par suite la chute aux pieds mêmes du soldat qui se vantait de l’avoir échappé belle. Les autres riaient de son macabre accoutrement, interrompus seulement par l’arrivée du directeur qui, brandissant une chaussure, s’exclama :

— Fini la plaisanterie, les gars ! Vous avez de l’humour, et moi j’ai la chaussure. Rendez-moi mon cadavre.

Thomas et moi nous éclipsâmes sur la pointe des pieds.

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -