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Autres essais de Patrick CINTAS
Il n’y pas de guerres justes
à propos des livres d’Anouk KOPELMAN-PAPADIAMANDIS et de Bernie BONVOISIN ![]() oOo
Anouk KOPELMAN-PAPADIAMANDIS L’homme abîmé MÉLIS Éditions Bernie BONVOISIN Chaque homme a la capacité d’être un bourreau... Éditions SCALI
Meurtres par Patrick CINTAS “Il n’y a pas de guerres justes.[1]” Pourtant, c’est toujours dans un esprit de justice que des opérations militaires de plus ou moins grande envergure sont entreprises, au nom d’un idéal, d’une idéologie, d’un dieu ou de toute conception du monde qui élargit son domaine d’action par la destruction des moyens de défense de l’ennemi désigné trop justement. On ne se bat jamais pour mieux connaître. Le combat est donc une question morale. C’est dire la dose de subjectivité et de foi que l’homme, cette fois pris à part, y engage au détriment de son existence immédiate si celle-ci n’est pas déjà en proie à l’affrontement quotidien. Ce vertige du combat nous atteint de son double tranchant : la complicité, dont Bernie BONVOISIN nous dit qu’elle est la « capacité » de l’homme à être un bourreau, et la meurtrissure dont témoigne, j’allais dire une fois de plus, « L’homme abîmé » d’Anouk KOPELMAN-PAPADIAMANDIS. La guerre n’est pas une aventure individuelle. On peut l’aimer, comme le guerrier afghan qui perdure malgré les intrusions, surtout si elle est possible à l’endroit même où la femme produit des soldats au lieu d’employés d’usine ou d’administration. On est plongé dans l’état de guerre, comme un enfant de Palestine. Dans nos sociétés modernes, on ne conscrit plus, ce qui soulage l’esprit, car les recrutements de volontaires suffisent à « aller » faire la guerre et à ne plus la laisser venir chez nous. De grandes décisions, toujours prises du même côté qui « heureusement » est le nôtre, écrasent et humilient les petites formations belliqueuses qui n’ont hélas pas d’autres choix que d’assassiner dans le dos les innocents que nous savons être l’heure venue. On n’arrive plus à « comparer », comme c’est la leçon de l’historien moderne, le sergent qui, d’un coup de téléphone GSM, demande l’écrasement d’un îlot de résistance par des moyens aériens démesurés[2], et l’adepte peut-être fou qui tranche une gorge encore vivante de sa vie devenue nécessairement morte par souci de grande vérité. Ces vertiges du raisonnement offensent notre raison même, qui est l’héritage de la Philosophie et de la libre-pensée. Mais les paroles d’un prophète dépassent en conséquences l’écrit somme toute assez sommaire de sa propre offense à la dignité humaine, comme tous les discours politiques à portée universelle. Dans les journaux de notre quotidien, de soi-disant « spécialistes » agissent comme des magistrats, ne quittant jamais leurs sièges et se tenant à une distance « respectable » des lieux où l’homme traverse la douleur. De même que le Juge s’applique à exprimer l’avis de la société sur les faits et, outrepassant d’ailleurs le Droit sans que le Ministre y trouve à redire, trace le portrait du criminel ou du délinquant, voire du simple contrevenant, des spécialistes sans connaissance du terrain servent l’idéologie qui les paye ou qui les rassure. Pas facile d’avoir une idée de la guerre tant que ces édiles barrent le chemin du jugement, à moins de recevoir le baptême du feu terroriste, ce qui arrive, convenons-en, trop rarement pour qu’on puisse en partager les saveurs théoriques. Pour pallier cet arasage d’usine, il ne nous reste guère qu’à confier notre temps aux artistes, chanteurs pour la plupart, romancier quand l’éditeur y trouve son compte, poète si jamais il en existe encore. À la « fin » d’une guerre, on peut se croire autorisé à rêver de nouveau. Mais l’Homme abîmé d’Anouk KOPELMAN-PAPADIAMANDIS, en proie au style d’une écriture à la fois belle et sans concession, ce qui est en principe contraire à la poésie, mais en principe seulement, la preuve - l’Homme abîmé, s’il s’en sort, indique le chemin du pitchipoï[3], de la Palestine ou d’ailleurs, comme si ou parce que le monde où sa souffrance a atteint le paroxysme du supportable n’était plus vivable ni même acceptable. Ce récit ne commence pas dans la joie, ce qui eût constitué un effet trop facile. « Il faut partir », dit le père.
Quelle vengeance dérisoire ! Et par-ci par-là quelques coups de pieds dans les tibias lors de l’interrogatoire d’un SS qui ne voulait pas dévoiler sous son bras gauche l’étrange tatouage de sa formule sanguine. Mais n’est pas bourreau qui veut. Plus, Coco n’aurait pas pu.
Ce n’est pas l’avis de Bernie BONVOISIN qui estime dans le titre même de son livre que « Chaque homme a la capacité d’être un bourreau ou... au moins son complice ». Ici, on renoue avec l’art de la narration. La quatrième de couverture signale à mon avis un peu légèrement qu’il s’agit de « deux récits entrelacés ». Il n’est guère risqué de prendre le contre-pied de ce jugement sinon hâtif du moins utilitaire pour affirmer qu’il n’en est sans doute rien. Il y a bel et bien un seul récit, celui où Max, vendeur d’appartements de luxe dans un Paris crevé de chaleur assassine depuis que des ministres ne sont pas plus responsables que les juges, réussit deux gros coups qui l’assurent de conserver aussi bien l’estime de ses employeurs que le corps coûteux de son épouse toujours prête à convoler avec le plus à même de satisfaire ses goûts de luxe. Un monde poisseux à souhait et pourtant vivable nous éloigne nettement des conflits, même des plus proches puisqu’on n’y rencontre guère le sans domicile errant ni le dérouté de l’emploi précaire. La langue, ici encore, sait s’adapter aux circonstances, qu’elle décrit avec une parcimonie de faux témoin. Pas d’intrigue, pas de moments forts, rien que des nuances de coup de pinceau dans le frais d’une vie quotidienne sans surprise autre que la défaite devant le client russe ou arabe, qui n’a heureusement pas lieu. Le récit est conduit au présent de l’indicatif cher à nos maîtres en roman et à la troisième personne qui annonce l’usage de la première dans le second récit, celui qui ne s’entrelace pas mais se fond littéralement dans le premier.
Ces deux romans, bien écrits, bien conduits, et aussi bien choisis - il faut le dire - sont sans espoir, c’est-à-dire sans religion. Rien n’indique la sortie, ni le pitchipoï de l’impeccable Anouk KOPELMAN-PAPADIAMANDIS ni le coup de feu imaginaire et véridique qui met fin au roman constructif de Bernie BONVOISIN. C’est un art qui dépasse la narration et surtout, - quelle leçon au cinéma ! - la démonstration en usage chez les routiers de l’art engagé qui nourrit sa production bien au-delà des nécessités du réinvestissement qui rapporte encore par-dessus le marché. Ces paragraphes sont les laisses d’une chanson qui est notre seul espoir de pérennité. [1] Cantos pisans - Ezra POUND. [2] J’ai vu beaucoup se battre des machines/ mais je n’ai vu qu’à l’infini/ derrière/ les hommes qui les conduisaient. Antonin ARTAUD - Pour en finir avec le jugement de Dieu. [3] N’importe où. |
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Dans les journaux de notre quotidien, de soi-disant « spécialistes » agissent comme des magistrats, ne quittant jamais leurs sièges et se tenant à une distance « respectable » des lieux où l’homme traverse la douleur.