Un dimanche, ma porte s’est ouverte sur elle, une petite fille maigrichonne d’une douzaine d’années. Elle se tenait dans l’embrasure et m’observait gravement

- Je suis Halina, la fille du chef, me dit-elle avec fierté.

- Quel chef ? je dis ironiquement.

- Demerer est mon père ; tu ne sais pas qui je suis ? Je fais ce que je veux ici, je peux aller où je veux, tu veux voir ? Viens, suis-moi.

Et elle m’entraîne impérieusement dehors comme pour jouer. Nous pénétrons à l’intérieur de la première baraque venue. La petite fille tape des pieds devant la chambrette du Blockdlteste. L’homme s’est aussitôt mis au garde à vous. Par la seule présence de la petite fille, le Blockdlteste et tous les hommes du dortoir se sont figés au garde-à-vous. Lorsqu’en sortant, Halina dit triom­phante

- Tu vois qui je suis ! Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer.

Halina a pris cette habitude de venir me voir réguliè­rement. Elle vient quand bon lui semble. Jamais les mains vides. C’est une pomme ou un morceau de pain qu’elle dépose négligemment sur mon lit, parfois même, les deux.

Aujourd’hui elle n’est pas seule. Un adolescent l’ac­compagne

- Il s’appelle Roland, dit Halina.

Roland serre sous son bras une couverture comme un trésor.

- Voilà mon ami Coco, dit-elle au jeune garçon. Puis, avec fierté, elle ajoute

- Il dessine... Dans sa couverture, il y a le papier... Montre lui Roland !!!

Mais Roland n’est pas obéissant, il ne me laisse entre­voir que quelques croquis. Il est méfiant aussi Roland ; il croit toujours qu’on lui tend un piège.

Les enfants du Lager cachent leur passé comme un crime. Il ne m’a raconté son histoire que bien après le Betrieb, lorsqu’il a eu confiance. Nous sommes amis à présent ; à présent nous partageons tout. La misère est un trait d’union silencieux.

Il venait de Pologne, d’une petite ville frontalière de la Tchécoslovaquie. Sa famille avait été massacrée sous ses yeux. Avoir survécu, c’était porter inconsciemment

ce poids comme une malédiction. Nous faisions, juifs d’Europe, partie d’un même destin : les remords, puis la mort au bout de la chaîne de la souffrance.

Roland était conscient de ses dons ; il se savait diffé­rent des autres sans fierté, c’était comme ça, c’est tout. Sa supériorité était indiscutable : il dessinait. Dessiner était un pouvoir, une monnaie d’échange inestimable. Les officiers allemands étaient friands de leurs portraits en habit de SS.

Le Betrieb ferme un dimanche sur deux.

Ce dimanche là, je rejoins mon ami devant sa bara­que. Pour une ration de pain, il exécutait le portrait d’un kapo, lorsque Quiring surgit. Le Kapo s’est aussitôt figé au garde-à-vous. Je l’ai imité. Ces gestes que l’on fait inconsciemment..., nous sommes domptés. Mais Quiring n’a d’yeux que pour Roland ; pour ce que fait Roland, pour le dessin de Roland. Il se penche au-dessus de son épaule et s’exclame admiratif

- Oh ! Das is prima, mach mir auch mein Bild[1]

Roland a exécuté le portrait de Quiring tout en se jouant du SS effrontément. Jusqu’au danger, il a goûté un pouvoir illusoire. Quiring obéissait docilement. Sa tête bougeait dans tous les sens ; comme une marionnette articulée, il était Quiring. J’étais transi de froid et de peur. Pour en finir à mon grand soulagement, Roland a exécuté le dessin en quelques minutes seule­ment, et, avec fierté, il l’a présenté à Quiring. Mais au grand étonnement de mon ami, Quiring furieux l’a rejeté en s’exclamant

- Ach ! Ich sehe doch gar nicht genug bise aus ![2]

[1] Oh ! Bien, fais aussi mon portrait.

[2] Oh ! Je n’ai pas l’air assez méchant.