Nous sommes dans les années 40, en plein cœur de la guerre, lorsque le jeune Alain Robbe-Grillet se prépare au concours d’entrée à l’Institut National d’Agronomie. Au sortir de la guerre, il est chargé de mission à l’INSEE et exerce sa plume au sein de la revue « Etudes et Conjonctures ». Trois ans plus tard, il quitte l’INSEE et obtient, grâce à sa sœur, un poste dans un centre d’insémination artificielle en Seine-et-Marne. Là, toutes les huit heures, il réalise des frottis vaginaux sur des rates castrées, ce qui lui octroie de longues pauses au cours desquelles il écrit son premier roman – qui sortira en 1978 - : « Un Régicide ».
De 1949 à 1951, il est ingénieur à l’Institut de Fruits et Agrumes Coloniaux, ce qui lui vaut des séjours en Guinée, au Maroc, en Guadeloupe et en Martinique, où il étudie sur le terrain certaines parasites du bananier, ces paysages d’Outre-Mer se retrouvant notamment dans « La Jalousie ». Obligé pour raison de santé de revenir en France, il commence son deuxième roman, « Les Gommes » , et surtout, décide de se consacrer à l’écriture après avoir démissionné. Jusque là, Alain Robbe-Grillet fait montre d’un professionnalisme irréprochable qui lui vaut les louanges de sa hiérarchie, et même les honneurs du ministère … Mais dans sa tête, il en est autrement : le besoin impérieux d’écrire se fait de plus en plus pressant, le jeune ingénieur a conscience que le métier d’écrivain – a fortiori celui qui écrit des livres de recherche, dits « illisibles » - nécessite un investissement total. Le jeune ingénieur met ainsi la même conviction dans son nouveau rôle, dans son nouveau métier qui commence véritablement à partir de 1953, avec la parution de son roman « Les Gommes ». C’est donc un esprit scientifique, un esprit ouvert qui rejoint la littérature, une littérature dominée, le plus souvent, par la petite histoire. Et cet esprit est forcément choqué par l’absence de bon sens de la plupart des critiques – et de certains lecteurs aux habitudes périmées - , qui n’ont pas conscience d’une donnée élémentaire : la littérature, comme la science, est sans cesse en évolution.
Son métier d’écrivain se double de celui de conseiller littéraire aux éditions de Minuit, à partir de 1955. C’est un rôle qu’il prend à coeur, lisant les manuscrits, guidant même certains auteurs contemporains, comme Claude Simon, dans leur propre travail, afin qu’ils aillent le plus loin possible. Dans le même temps, il endosse un nouveau rôle, celui de critique littéraire, écrivant des articles dans différentes revues telles que la " Nouvelle Revue Française " , la " Revue de Paris " , " France Observateur " ou encore " L’Express ". Puis, à partir des années soixante, l’écrivain se fait voyageur, notamment en Amérique Latine, à Leningrad, au Portugal, aux Etats-Unis. La figure de proue du Nouveau roman - ce cercle d’écrivains français novateurs des éditions de Minuit - prend le surnom de pape, volontiers croisé d’une littérature nouvelle dont il diffuse la bonne parole sur tous les continents. De 1972 à 1997, ce rôle s’épaissit puisque Alain Robbe-Grillet se glisse dans la peau du professeur, à l’Université de New-York, auprès des étudiants en fin de cycle. Exemples de cours : critique des formes périmées, le Nouveau roman des années 50, le couple objectivité/subjectivité, la fiction et son rôle dans la société, le récit comme subversion, l’homme en mouvement. Parallèlement à ses cours, il mène une vie artistique dynamique et fréquente des personnalités telles que Robert Rauschenberg ou encore Andy Warhol. Alain Robbe-Grillet se sent à l’aise dans ce pays encore neuf, et les Américains le lui rendent bien. Il réussit ce qui est de l’ordre de la prouesse : partager didactiquement son oeuvre en cours, une oeuvre d’à peine vingt ans.
