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Séries spectrales et autres accidents
Le phénomène sériel

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 Article publié le 24 juillet 2016.

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Les déplacements sont incessants. J’avais noté depuis quelques mois l’utilisation croissante de l’adjectif « sériel » dans le vocabulaire des amateurs de séries télévisées. Un phénomène récent : jusqu’ici l’adjectif « sériel » n’était associé à ce productions audiovisuelles de grande consommation, que par une littérature universitaire, souvent en référence à Paul Bleton et, plus lointainement, Umberto Eco.

On parle désormais d’esthétique sérielle dans un sens tout à ait opposé à ce que recouvre la notion de musique sérielle. Le sérialisme moderne reposait sur un principe de non répétition ; le sérialisme postmoderne repose sur la répétitivité elle-même. L’une est liée à une logique différentielle, l’autre à l’univers industriel.

L’usage ou l’absence, dans un discours, de l’adjectif « sériel » marquait bien cette distinction. On ne parle que rarement de fabrication sérielle mais seulement de fabrication en série. De même, la notion de tueur sériel est peu fréquente. Là encore, on peut la trouver dans la littérature scientifique (la criminologie sérielle). Il est probable que l’on suive la même pente que pour la série télévisée avec une popularisation encore timide mais assez nette de l’adjectif « sériel ».

Je cherchais des exemples de cette popularisation dans le vaste corpus du web quand j’ai cru, avec facilité, dénicher un article illustrant parfaitement ce phénomène. L’article s’intitule « Cinéma et littérature : le phénomène sériel ! » Il est de Rodolphe M et a été publié sur le site carpatennews.wordpress.com.

Voilà qui semblait parfaitement adapté ! Le point d’exclamation dans le titre indiquait même que le « sériel » était perçu, identifié, énoncé comme une réalité événementielle, spectaculaire : un phénomène. Or, nous le savons désormais avec certitude, nous en ferions presque une sorte d’adage, même : la réalité est toujours plus complexe que l’image que nous nous en faisons.

Que dit Rodolphe M. dans cet article enthousiaste ? Soyons-lui reconnaissants d’avoir tout de suite tenu à préciser le « sériel ».

« Le phénomène sériel correspond à une véritable stratégie de marque, à partir d’une notoriété déjà existante. Pour faire simple, c’est l’adaptation au cinéma d’un best-seller de la littérature, d’une bande dessinée, ou bien encore d’un jeu vidéo ».

On ne sait jamais à quel point le locuteur d’une langue est conscient des déplacements sémantiques qu’il opère, qu’il induit ou qu’il confirme. Cette définition peut paraître ordinaire, elle décrit assez bien l’univers tout en déclinaisons de produits de certaines séries à très grande diffusion. Mais c’est une définition très différente de celle que donnait Umberto Eco, en 1994 :

« La série fonctionne sur une situation fixe et un nombre restreint de personnages centraux immuables, autour desquels gravitent des personnages secondaires qui varient. Ces personnages secondaires doivent donner l’impression que la nouvelle histoire est différente des précédentes, alors qu’en fait, la trame narrative ne change pas. »

On touche bien deux ordres de choses différents, bien qu’ils décrivent des réalités analogues avec le même mot. Analogues, pas identiques. Umberto Eco envisageait la série (et le sériel) sous un angle narratologique. Rodolphe M. identifie au sériel la déclinaison sous différents supports d’une production narrative donnée. La série n’est plus tant sérielle parce qu’elle une forme narrative qui s’appuie sur la répétition de caractéristiques données mais parce qu’elle se matérialise en différents médias : livre, BD, film, jeu vidéo, musique d’accompagnement, jouet...

Si Rodolphe M. n’est pas le premier à parler de « phénomène sériel » pour décrire ces productions à forte diffusion, il est sans doute le premier qui en modifie si profondément la texture puisqu’il ne la décrit plus par sa structure narrative mais comme une forme de marketing reposant sur la déclinaison des supports pour une même entité. On est en plein dans les FRBR.

Le phénomène n’est pas nouveau. On avait dès les années 1980 une déclinaison de produits dont Star Wars était le modèle le plus avancés (film, bande dessinée, roman, jouets...) Ce phénomène n’était pas cantonné au cinéma ou à des formes narratives puisqu’on peut constater le même mode de déclinaison chez Iron Maiden ou Kiss, par exemple : l’un avec l’univers graphique du sympathique Eddie, l’autre avec des bandes dessinées et jusqu’à la cotation du groupe en bourse.

S’il y a phénomène, c’est qu’il y a amplification, systématisation. Ce qui était accidentel (la mise sur le marché de produits dérivés, liée au retentissement commercial préexistant) devient une stratégie commerciale préalable. Dans l’univers de l’industrie narrative, cette évolution n’est pas mineure, quel que soit le jugement qu’on porte sur ces productions ou œuvres. Il faudra attendre confirmation de ce déplacement sémantique, cependant, avant de tirer des conclusions trop hâtives.

En effet, nous voyons bien l’imbroglio sémantique qui se nouerait dans cette spécialisation, si elle était confirmée. Nous aurions un terme - le mot « sériel » - dont l’emploi ne renverrait plus, comme c’est le cas chez Umbeto Eco, à la fabrication en série mais à la logique différentielle leibnitzienne. Certes, chacun des produits dérivés répond au même mode de production « en série ». Mais ce que décrit Rodolphe M., ce n’est pas la répétition d’une même forme narrative à travers différentes séquences, c’est la multiplication d’une forme narrative par une série indéfinie de supports, qui peuvent être indifféremment des produits culturels ou des objets de consommation de la nature la plus diverse.

S’il échappe à la logique purement industrielle de la « fabrication en série », c’est parce que ce « phénomène sériel » porte en lui, plus que le sériel de « l’esthétique sérielle », un principe de différenciation obligé, non circulaire. Ce n’est pas un mode de production, c’est une stratégie marketing. Elle inclut, dans sa définition, l’infini des réels du commerce. J’ai chez moi des napperons Picasso, un mug Pierre Boulez, un jeu vidéo Tchevengour...

Cette évolution est assez rassurante, pour l’avenir du mot « série » dont on pouvait craindre, à une époque, qu’il n’étouffât sous le poids de la logique de « répétition », à quoi on sait qu’il ne peut être réduit. Mais l’adjectif « sériel » est bien, comme le nom « série » lui-même, un signifiant sériel.

 

 

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