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Dictionnaire Leray
SONNET

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 Article publié le 18 juin 2017.

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La beauté de la forme-sonnet, ce qui a fasciné tant de poètes jusqu’à nous, c’est sa circularité.

La plupart des formes poétiques sont continues : les strophes se réitèrent ad lib. Certaines d’entre elles connaissent l’envoi mais le sonnet a la mystérieuse particularité de constituer un tout de deux sphères bien distinctes : d’un côté les quatrains, de l’autre le sizain (les deux tercets).

L’inégalité est mince en effet entre les deux parties du poème. Pour autant le sizain permet merveilleusement d’amener une conclusion dont la pointe tend elle-même à retrouver le départ du poème. De la fin nous allons au début ; le début ne se conçoit même que par la fin (en quoi la nouvelle se rapproche assez du sonnet et peut même être vu comme la forme la plus moderne du sonnet, du strict point de vue de la "forme circulaire"). Un des plus beaux exemples de cette circularité qui oblige le lecteur à constamment revenir de la fin au début réside dans un poème de Michael Drayton :

 

Since there’s no help, come let us kiss and part,

Nay, I have done : you get no more of me,

And I am glad, yea glad with all my heart,

That thus so cleanly I myself can free.

Shake hands for ever, cancel all our vows,

And when we meet at any time again

Be it not seen in either of our brows

That we one jot of former love retain.

Now at the last gasp of Love’s latest breath,

When his pulse failing, Passion speechless lies,

When Faith is kneeling by his bed of death,

And Innocence is closing up his eyes,

Now, if thou wouldst, when all have given him over,

From death to life thou might’st him yet recover

 

Les premiers vers expriment une rupture sans état d’âme, la suite progressivement dément cette froideur pour plonger au coeur du plus sombre désespoir d’où rejaillit tel au phoenix l’amour nié initialement. En réalité c’est dès le premier vers que la séparation est réfutée par le poème : « come let us kiss and part ». Je ne saurais trop traduire ce « come » qui ne veut pas dire simplement « viens » mais le mot « viens » est bien là, dans la phrase qui dit : « séparons-nous ».

La circularité n’est pas seulement dans le traitement du thème mais renvoie à la lecture elle-même : c’est tout le jeu des oppositions que permet la métrique d’une part (les rimes) mais aussi la partition en quatrains et sizain. De là, le lecteur s’attarde sur les réseaux les plus fins : la syntaxe comme la rime produit oppositions et associations, et ce retour continu de la lecture sur le poème le dévoile, comme dit Mallarmé, « pli selon pli », sans fin.

 

A des heures et sans que tel souffle l’émeuve

Toute la vétusté presque couleur encens

Comme furtive d’elle et visible je sens

Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve

 

Flotte ou semble parfois m’apporter une preuve

Sinon d’épandre pour baume antique le temps

Nous immémoriaux quelques-uns si contents

Sur la soudaineté de notre amitié neuve.

 

La pierre du canal se dévêt, le matin naissant le fait apparaître avec la série continue des voiles successifs des lumières de l’aube, autant de lectures qui se renouvellent et s’approfondissent. Le mot « flotte ». Pas seulement le mot, d’ailleurs, c’est tout les segments du poème qui sont maintenus dans un rapport à tous les autre comme une constellation : à nous de lire les rapport, de lier entre elles les formes présentes et les motifs absents, aussi bien dans la structure fine du signifiant que dans la dimension culturelle, « intertextuelle », parce qu’un poème - comme disait Aragon - garde la mémoire de tous ceux que le poète a écrit auparavant et doit se souvenir de tous les poèmes de la tradition. Bien sûr, cette totalité n’est qu’une illusion, un effet de totalité. Mais plus le poème retentit des traditions dont il découle, plus vaste est son territoire et plus prolifique sa compréhension.

Le XXe siècle a eu tendance à considérer cette forme comme périmée. Les avant-gardes rejetant la notion de tradition ne pouvaient avoir d’égard pour ce poème qui vit avant tout d’être un dialogue millénaire entre poètes. Les sonnets se répondent, se font écho, se réinventent constamment. Ne se répètent pas. Mais attestent que, finalement, dans notre compréhension du langage, nous évoluons peu, car le sonnet est un regard sur le langage, sur la dimension non linéaire du langage. Sa paradigmatique.

Paradoxalement, on peut d’ailleurs remarquer que, pour la poésie française du moins, c’est dans le sonnet que s’est joué l’acte de naissance de la modernité poétique - chez Rimbaud ou Corbière autant que chez Baudelaire et Mallarmé. Chez Corbière, chez Rimbaud, la forme-sonnet met en évidence la destruction de l’appareil conventionnel de la poésie : conflit rythmique dans "Mémoire" de Rimbaud, renversement des valeurs autant que de la forme dans "Le crapaud" de Corbière. Chez Mallarmé, au contraire, la forme-sonnet est consolidée parce qu’il veut la rendre la plus adéquate possible à l’Idée. On est dans une logique très proche du sérialisme de Webern, sinon que Webern s’est dépouillé des structures conventionnelles de la musique pour que le corps de la partition reflêtât le plus clairement, l’idée tandis que Mallarmé a trouvé une forme-miroir qui lui paraissait idéale en l’état.

Et c’est ce poète qui s’est conformé le plus scrupuleusement du monde à la forme du sonnet que l’on rencontre la plus époustouflantes des inventions formelles : Un coup de dé... Il y a là quelque chose de cocasse. Non seulement cela, mais quand il regarde la chose d’un oeil théorique, Mallarmé décrit très précisément la situation du sonnet : Victor Hugo a épuisé le vers, le sonnet a perdu le rôle moteur qu’il a eu dans l’évolution de la poésie mais il accompagnera toujours le poète car c’est un cadeau de la poésie au poète que cette forme, un objet de méditation où semble particulièrement exacerbée la dimension réflexive du langage.

 

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