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Les déterminations sociales de l'art
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 Article publié le 9 juillet 2017.

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En arts pullulent des styles, aussi bien en arts plastiques qu’en musique ou en littérature. Si tous ces styles semblent jaillir d’une manière chaotique, il n’en demeure pas moins qu’ils sont le fruit de groupes sociaux déterminés. Ainsi la culture pop est-elle la résultante des hippies des années 70. Et à chaque style correspond un groupe social situé dans une époque. L’opéra est un style de musique et de chant fabriqué par et pour des bourgeois.

 Ce que nous voudrions montrer ici est que la « comparaison » entre, par exemple, les différents styles de musique n’est qu’une comparaison, ou mieux, un rapport de force entre différents groupes sociaux. Ainsi telle musique ne nous plaira pas, non pas tant par son contenu, mais plutôt pour le groupe social qu’elle représente. N’importe qu’elle musique vise un groupe social particulier et n’est pas un « hasard sociologique ». On voit donc pointer le caractère tout relatif du jugement de goût. Ce jugement de goût n’est en fait qu’une adhésion ou une non adhésion au groupe social d’où provient l’œuvre. Ainsi la musique hip hop était-elle au départ la manifestation de la révolte des jeunes des banlieues pauvres. Et la plupart du temps, ne pas apprécier ce genre de musique revient à contester politiquement ce groupe social. Et il en est ainsi de toutes les musiques. Ce que l’on apprécie ou n’apprécie pas chez un artiste c’est avant tout le groupe social qu’il « représente » beaucoup plus que l’œuvre elle-même. Car il émerge des artistes de toutes les couches de la société, des plus pauvres aux plus riches. Surtout avec les moyens actuels de la microélectronique, il est très facile de diffuser une œuvre pour un coût modéré.

 Ce sont donc les classes sociales qui s’affrontent par le biais de la création artistique. C’est l’opéra des bourgeois contre le rap des pauvres. Selon où l’on est situé socialement, on aimera soit l’un, soit l’autre. Pierre Bourdieu l’a par exemple bien montré dans son étude sur la pratique de la photographie où il relève que cette pratique est bien souvent celle du petit bourgeois ou du prolétaire émancipé (par exemple devenu propriétaire) et non de la bourgeoisie savante qui préférera à la photographie l’activité de faire de la peinture ou de la sculpture. Comme il le dit, la photographie est un « art moyen » fait pour les classes moyennes ou tout juste moyenne. La classe savante pratique très peu la photographie d’amateur.

 Nous voyons donc que derrière un hasard apparent se trouve en fait une détermination sociale. Le travail qu’a réalisé sur ce sujet Pierre Bourdieu est d’une grande pertinence, en mettant en lumière les mécanismes cachés qui participent au jugement de goût. Tout ceci n’est par ailleurs pas figé et bouge dans le temps ; que cela soit au cours d’une simple vie ou au fil des différentes époques. Ainsi, le cinéma qui était au départ une simple distraction de foire s’est vu accaparé par une bourgeoisie montante qui a vu là le moyen de gagner beaucoup d’argent. C’est alors que le cinéma est devenu une grande entreprise capitaliste, avec tout ce que cela signifie, c’est-à-dire des cachets misérables pour les figurants et les techniciens de base, et des fortunes considérables pour les premiers rôles et le réalisateur. Ce qui ne se déroulait pas ainsi lorsque le cinéma était une distraction de foire.

 C’est que le cinéma est une immense machine à rêves, où ce qu’il y a sur l’écran devient plus vrai que la « réalité ». C’est cette puissance onirique qui fait que quel que soit le prix à payer, les gens dépensent leur argent pour voir un film. Cela devient un peu une sorte de drogue, au même titre que la cocaïne ou le cannabis. Et lorsque la vie est pleine de traquas et de problèmes à résoudre, oublier la réalité devient un impératif dont les professionnels du cinéma ont su largement profiter.

 Mais revenons au jugement de goût. Nous voyons bien vite que ce fameux jugement n’est que relatif à une sociologie de la consommation artistique. Alors que l’individu pense être libre et libéré de tout jugement de classe, il n’est en fait que la simple illustration de sa condition sociale. Du reste, les différentes classes sociales ne se déterminent pas seulement par leur capital économique. Il y a également le capital culturel et symbolique. Et la classe savante n’est pas toujours la plus riche économiquement. Les plus pauvres ont souvent du mal à faire cette distinction. Ceux qui savent ne sont pas forcément des possédants. Et ce sont tous ces élements conflictuels qui entrent en jeu dans le jugement sur l’art. Si Mozart est apprécié par certains, on comprend aisément qu’il soit détesté par d’autres. Car Mozart représente un groupe, une classe sociale à laquelle on appartient ou n’appartient pas. L’art est art de classe. Il serait illusoire de vouloir couper l’art des classes sociales. « Le piano du pauvre » est l’accordéon. Et l’accordéon est de ce fait socialement situé (les pauvres). Comme le disait un comédien, un orchestre symphonique est trop grand pour une chambre de bonne. Le jugement de goût est donc inextricablement lié aux rapports et aux conflits des classes sociales.

 Comme l’a montré la sociologie, le capitalisme ne recherche pas la connaissance (car le savant est bien souvent modeste) mais le profit et la richesse. Ce qui anime le capitaliste est la richesse financière au détriment de toute autre forme de richesse. Et le jugement de goût s’aligne et se met en adéquation avec les différentes richesses financières. Ceci n’a rien de nouveau et existait déjà il y a plus de 2000 ans. De ce fait, le jugement de goût, contrairement à ce que pensait Kant, est lié à la richesse de l’artiste ainsi qu’à la richesse du consommateur d’art, ou autrement dit à l’appartenance à une classe sociale. Le fait de posséder des biens est ce qui différencie les classes sociales. Dans un système libéral où la propriété privée est la norme, les individus se différencient par rapport à ce qu’ils possèdent comme bien privés. C’est celui qui possède qui dominera ceux qui ne possèdent rien ou moins. La possession est le seul critère et objectif du capitalisme.

 Le snobisme consiste, dans le jugement de goût, à apprécier ce qui a une grande valeur économique. Ou, autrement dit, ce qui coûte cher est beau. Ou encore, apprécier ce qu’apprécie la classe dominante est un critère de « distinction » pour se démarquer des classes dominées. Ainsi le petit bourgeois aura tendance à mimer le grand bourgeois pour ne pas être relégué au rang de prolétaire. Il est à remarquer que ce processus de « distinction » a lieu dans une société de classes, c’est-à-dire dans un système capitaliste. Les individus ont souvent le souhait de passer à une classe supérieure en devenant plus riche. Et ce passage à une classe supérieure passe par l’accession à la propriété. C’est la propriété privée qui donne des privilèges sur ceux qui ne possèdent rien. Dès qu’une personne a un salaire suffisamment élevé, elle devient propriétaire de quelque chose (immobilier, actions en bourses, etc). Ce n’est pas pour rien que les hommes s’entre-tuent pour la propriété privée. C’est que cette propriété procure des bénéfices considérables par rapport à ceux qui ne possèdent rien. Et la distinction, avant d’être un mécanisme de violence symbolique, est avant tout une distinction de possession. Le capitaliste possède beaucoup alors que le prolétaire ne possède rien, même pas ses enfants puisque parfois, dans certains pays, il les vend pour avoir un peu d’argent. Et l’art n’échappe pas à ce mécanisme. Il y a des artistes qui sont pauvres et des artistes qui sont très riches. Et le jugement de goût du public variera en fonction de la richesse.

 Nous voyons donc que les catégories du beau et du sublime volent en éclats avec l’éclairage de la sociologie. Car les catégories définies par Kant laissent de côté les classes sociales et leur différente logique. C’est là que nous nous apercevons que la sociologie possède une certaine autonomie et que les réflexions sur l’esthétique n’expliquent pas tout ●

 

 

© Serge Muscat – Juin 2017.

 

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