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1 - Lettre ouverte à Alain Robbe-Grillet
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 Article publié le 30 juin 2004.

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[...]
J’ai choisi d’illustrer mon propos par cette petite histoire de la gamme non seulement parce que celle-ci n’impose aucun calcul dont l’esprit moyen risquerait de ne pas comprendre les hypothèses mais surtout parce l’art y est clairement signalé comme pratique à la fois de l’observation de la nature et exercice obstiné des instruments inspirés par l’observation. Il est aussi clairement concevable de distinguer la musique de l’ensemble des bruits produits par la nature et par les outils dont l’homme se sert pour survivre. L’idée de composition prime sur les décorations de la matière sonore.[...]Voilà trois perspectives : l’instrument, et jusqu’à sa fabrication ; la musique différenciée ; la composition.
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La méthode idéogrammatique apporte de l’eau au moulin de cette conception de l’art où rien n’est négligé ni de la connaissance des instruments capables de reproduire, pour commencer, les intervalles de la gamme (celle-ci étant, je le répète, une loi incontestable mise en évidence par l’expérience), ni des moyens d’estimation qui permettent, au fond, plutôt de s’approprier des bruits que d’en distinguer les bons des mauvais, ni de ce qui finit par s’imposer à l’esprit comme un ensemble non pas cohérent mais équilibré (L’esprit des lois, les Essais, la Recherche, n’ont pas atteint la perfection formelle de votre Jalousie mais l’équilibre trouvé est tel que ces ouvrages sont lisibles par n’importe quel bout, ce qui n’est évidemment pas le cas d’un roman policier qui est la trace persistante, dit Pound, de la rhétorique du Moyen-Âge). L’idée sous-jacente aux propos de Pound est de situer la littérature, et particulièrement la poésie qui en est le moment le plus significatif, sur le même plan que toute autre discipline scientifique soucieuse d’abord d’exactitude.
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La question de l’instrument nous rappelle, si besoin était, que la langue est celui de la pensée, autre phénomène naturel mis en évidence surtout par comparaison avec tout ce qui règne d’animal, de végétal et de minéral sur cette terre et sans doute dans tout l’univers.[...]Nous ne possédons pas, sur la pensée, une histoire aussi bien contée que celle que je viens de rapporter sur la gamme et presque sur la musique occidentale, à cette nuance près que n’y figure que Bach, celui qui mieux que tous a su se placer dans le fil de l’histoire.
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Rien n’est plus définitif qu’une bonne chanson ou qu’une exploration en profondeur des moyens musicaux mais seuls ces derniers nous éclairent sur l’état de nos connaissances.
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La langue n’étonne pas à ce point Du Bellay qu’il se mette en tête de les savoir toutes pour avoir les moyens d’être un poète universel. Toute langue est porteuse des mêmes racines plongées dans l’inconnu. Ce qui émerge appartient plutôt aux traces et plus il y a de traces, moins on a de chance d’approcher l’essentiel. L’accumulation de citations, d’allusions, de suggestions, et même d’anecdotes, a pour effet de noyer le poisson dans une eau qu’il est pourtant destiné à explorer pour un temps universel. Et c’est la vie, celle des poètes, qui laisse les traces les moins couvrantes, l’histoire et les histoires se chargeant officiellement de refaire le chemin à l’envers pour toute preuve de recherche.
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Il n’est pas vain de chercher à retrouver ce qui, dans la nature, équivaut à la résonance, et dans nos mains, ce qui résonne aussi clairement et aussi pertinemment qu’une corde. Mais tandis que l’oreille est capable de s’interposer entre le bruit et sa reconnaissance, rien de tangible n’influence notre pensée au point de la doter définitivement de la langue et de la seule langue. C’est à l’écriture qu’incombe la tâche de nous placer en face, plus ou moins exactement, de notre réalité d’être pensant.
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Comment voulez-vous qu’on prenne au sérieux les alphabétisations de nos langues latines ou les sténographies de l’arabe ? Ces langues ne s’écrivent pas, elles se montrent par des signes conventionnels qui ont peu de chance de nous donner une idée de ce que pourrait être la poésie si nous avions cette chance. Il n’est pas non plus idiot d’avoir la très nette impression qu’une civilisation plus douée ou plus chanceuse a mis la main sur cette capacité poétique incontestable qui nous donne le La.
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La recherche d’un équivalent à la justesse de l’oreille est une constante dans les littératures occidentales. Il n’est donc pas étonnant qu’un spécialiste comme Fenollosa ait fini par trouver le bon raisonnement. Son expérience du Japon et de la Chine a donné lieu à une conclusion certes un peu fautive mais au fond révélatrice d’un défaut majeur de la langue anglaise et de toutes celles qui se sont élevées ensemble. Mais là n’est pas l’important. L’intérêt de la pensée de Fenollosa est ailleurs. À la langue qui constitue le seul instrument possible face à l’exigence de la pensée, il substitue l’écriture la plus distincte qui soit. Cette écriture a la particularité d’avoir un point commun avec cet autre phénomène naturel qu’est la vision.
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Il a fallu beaucoup de temps à l’homme pour inventer les instruments capables de reproduire ce que la nature offre de visible et d’invisible. La connaissance de la vibration s’est considérablement compliquée. On peut considérer sans crainte que la peinture, au lieu d’être la conséquence du pinceau et des exigences chimiques de la matière, est une sorte de deuxième écriture dotée de ses propres règles et capacités à renvoyer les reflets. La connivence entre la langue et la peinture (les arts rétiniens) est plus qu’une apparence. Rien ne fait parler la musique hormis des conventions de style (tragique, comique, etc., genres propres à la littérature). Or, tout se complique au point de réduire la peinture (par exemple) à un spectacle.
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Il n’est pas étonnant que Fenollosa ait été sensible avant tout et de manière parfaitement consciente à cette similitude d’intention. Le caractère écrit lui est alors apparu comme le pivot de la langue et plus exactement comme un moyen totalement absent de nos habitudes verbales. Et, comme le remarque Pound, c’est l’idée, son expression, qui fait les frais de cette découverte. Rouge ne signifie rien si le signe exprimant cette couleur ne porte pas en lui les relais de l’homme au rouge, autrement dit le dessin de tout ce qui est de couleur rouge. Mais les traces de la pensée médiévale sont si persistantes qu’il nous est difficile d’associer un flamand au ciel ou le soleil aux branches d’un arbre. Ce que proposent Fenollosa et Pound est un instrument capable de reproduire la pensée par d’autres moyens que l’idée générale. Quelle distance en effet entre une tirade de Chénier, porteuse de toutes les majuscules, et le simple distique destiné à reproduire la persistance des passants sur un pont ou ailleurs :

The apparition of these faces in the crowd ;
Petals on a wet, black bough.

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Il faut à la poésie une langue qui s’écrive différemment.[...]Le passage de la tradition chinoise à la littérature occidentale est un saut périlleux facilement exécuté si l’on s’en tient à l’image et non plus à sa dramatisation par le personnage ou le cri. Pound, nourri de poésie occitane, n’en reste pas là. L’image se complique aussitôt de ses sonorités purement musicales et bientôt, l’épique s’imposera comme le seul genre. C’est que la poésie de Pound, solidement ancrée au sol des caractères et de leur application à l’anglais, se pose en concurrente de l’art de la musique avant de nous donner plus qu’une idée de ce que pourrait être l’épopée de l’homme moderne.[...]Tandis que la musique est condamnée à des superpositions dramatiques, elle qui est l’art de toutes les transparences possibles ! -et que la peinture (les arts rétiniens) glisse invariablement sur des doses croissantes de littérature, la poésie trouve le chemin de sa langue en perfectionnant les instruments faute d’avoir trouvé celui qui serait l’équivalent d’une corde, d’une peau, d’un chalumeau, ou de se confiner dans l’observation structurelle des choses présentes à l’esprit, ce qui aboutit forcément à l’abstraction et aux pires spiritualités. Pound lui-même, finalement, n’aura produit que les Cantos mais c’est le destin de toutes les aventures de se terminer dans un port et non pas au sommet des panthéons où l’on préfère le sourire engageant des feuilletonistes.
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Mais si l’art de la musique ne tenait qu’au fil fragile de la gamme, on aurait vite fait le tour de la question. Les instruments, bien que destinés aux mêmes fonctions, ne sont à la fin que les instruments d’un choix dont il faut bien reconnaître qu’on est rarement l’initiateur. L’instrument de musique est à la musique ce que la caméra est au cinéma, un médium (Orson Welles) qui agit sur l’organe avec une marge de manoeuvre plus grande qu’on peut d’ailleurs l’imaginer. On dit alors que l’artiste, et même l’interprète, est inspiré. Cette affinité fait même le lit de tous les arts et conditionne le jugement critique. Un objet capable de produire à notre place et sous notre soi disant contrôle s’interpose entre nous et la matière. Cet objet est rarement de notre invention. Il est le plus souvent hérité d’une tradition. Les inventeurs de moyens sont aussi rarement des artistes. Ce ballet incessant dure depuis la nuit des temps. On est en droit d’espérer qu’avec la fin de la nuit les choses nous apparaîtront sous leur jour. Mais tout ceci relève du balbutiement, de l’idée séduisante certes mais sans espoir de lendemain. La vie d’artiste est beaucoup plus complexe. Elle s’achève par le spectacle ou l’oubli et je crains fort qu’il n’y ait rien à attendre de ce spectacle. Quant à l’oubli, s’il n’efface rien, il réserve ses surprises à d’autres spectacles dont nous n’avons même pas idée.
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La gamme n’est que la partie verticale de la musique. Elle est son fondement géométrique. Se reproduisant par les deux bouts, comme la vie qu’on brûle, elle franchit les limites de l’audible d’une façon tout aussi inexplicable. Le son atteint alors des zones exposées du muscle et de l’organe ou bien c’est le corps tout entier qui subit des pressions de plus en plus traumatisantes.[...]La musique commence à peine à explorer ces voies souterraines de la compréhension musicale. Certes, les clameurs ont toujours secoué l’auditeur et des stridences particulièrement réussies ont quelquefois traversé le cerveau de spectateurs attentifs à la cohérence du récit (Liszt). Mais jamais on ne s’était autant servi de l’instrument pour comprimer des cerveaux déjà peu enclins à d’autres explorations que celles de la rencontre purement formelle avec l’autre au sein d’une ambiance conçue dans ce sens.[...]L’auditeur entre dans l’instrument comme l’invité pénètre dans la maison du Thé, le Sukiya. Cependant, au lieu de s’étonner de n’y retrouver que tout le champ de tulipes réduit à ce qui peut en contenir l’essence et non plus l’existence (Rikyu), il finit par y consommer les substances d’une autre recherche qui n’a plus rien à voir avec la musique. La musique est encore confinée au rôle d’accompagnatrice des pires ou des meilleurs moments de la vie. Elle y perd ses extrêmes, c’est-à-dire ces lieux de l’existence où l’on continue d’inventer parce que ce qui était inaccessible hier semble être prenable aujourd’hui.
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Loin de chercher désormais à distinguer la bonne de la mauvaise musique, ce qui m’éloignerait du sujet et de ses objets, c’est à son écoulement inévitable et peut-être propice que je me réfère quand je parle d’art à propos de telle ou telle musique. Le temps qu’elle décrit en fait un art ou un échec. Il n’est plus question de s’en servir, ni sans doute de la servir, mais de la subir jusqu’à épuisement de la pensée que forcément elle suggère, prolonge, suscite ou même invente.[...]Le temps est la dimension commune à la musique, à la danse et à la littérature. S’il faut distinguer parmi ce qui est proposé à notre oreille, évitons de choisir sur d’autres critères que cette ressemblance. Et distinguons alors la musique par ce qu’elle est le lieu du silence parfait. Ainsi, on sera loin de toute tentation de céder à la facilité, quoique c’est justement sur ce point délicat qu’on reviendra pour achever d’en penser quelque chose de réel.
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Il y a un lien entre ces trois arts : la musique qui au bout du compte provoque la danse ou l’accompagne, la danse qui par son génie de la durée donne à la gamme le prétexte de sa propre durée, et la littérature, plus propice aux déroulements, aux juxtapositions porteuses de sens, aux dramatisations et donc à la création du personnage. Ce lien se mesure en temps qui passe et les segments qui en résultent cristallisent un moment ce temps insaisissable autrement que par les petits chefs-d’oeuvre de notre imagination. L’expérience prouve qu’il n’est d’ailleurs pas nécessaire de ne plus écrire sans musique et sans personnages. Le propre d’un art s’impose plutôt à notre esprit et les mélanges demeurent des mélanges.[...]L’opéra n’a jamais été vraiment considéré comme l’art des arts. On a bien théâtralisé les ressources de toutes les associations possibles entre la musique, le drame et ses personnages. Mais pour quel résultat ? On comprend alors que c’est l’idée même de chef-d’oeuvre qui fausse les données. Impossible de prendre le décor ou la mise en image de pareils spectacles pour des oeuvres d’art. Nous ne serons jamais dupes, malgré toutes les prudences de mise sous la houlette des institutions, de ces arrangements momentanés qui n’apportent de l’eau qu’au moulin du temps qu’on perd.
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La portée, comme on la nomme pour la distinguer de l’instant qui n’en est pas l’unité, a donné lieu à toutes les mesures, contrepoints, chorégraphies, grammaires, syntaxes etc. et à tous les débats de spécialistes dont l’artiste, rarement mieux informé que par la pratique mais pourquoi pas un peu séduit par l’expression des données qu’il sauve de l’hypothèse, est lui-même un arpenteur méticuleux si l’on en juge par son comportement.[...]Mais si nous avons la bonne formule pour diviser la gamme en intervalles égaux et les instruments capables d’en tirer des sons, rien ne nous autorise à mettre la main sur le temps avec des procédés, faute de formule bien sûr, qui ne résistent pas à l’emploi. Il faut une certaine dose d’asservissement à l’auteur pour croquer des madeleines avec lui.[...]Cette horizontalité qu’en effet la mémoire vérifie, n’entre pas dans le domaine réservé de la chasse scientifique. Elle est laissée à l’appréciation des artistes eux-mêmes soumis à l’évaluation de leur entourage. Pas étonnant qu’avec les temps qui changent, on n’aime plus les mêmes choses et que les modes en profitent pour s’immiscer. La mémoire, tout autant que ces sens vulgaires dont on ne tire rien de vraiment convaincant d’un point de vue esthétique, crisse comme un ongle sur la vitre qui nous sépare à sa manière de la réalité tant convoitée. Parallèlement à tout ce que l’oeil, l’oreille et la pensée nous donnent à gagner sur le temps, c’est le temps lui-même qui introduit tout ce qui ne tient pas debout aussi bien qu’un chef-d’oeuvre. Il y aurait simplement des oeuvres moins parfaites pour nous montrer d’autres chemins.[...]Mais gare à ne pas transformer l’objet du désir en chef-d’oeuvre sous prétexte que sans cette élévation, il n’y a plus rien de crédible. Pas trop loin des considérations scientifiques qui fondent les arts et de leurs portées réelles, ce sont des compositions qui s’imposent plutôt à l’esprit, peut-être pour pallier la décadence qui menace. Ce sont là de purs moments d’inventions, des moments d’école, an explanation.
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C’est que la recherche de Proust ne commence pas par la mémoire.[...]On aurait tort de penser que le romancier, en position de guetteur définitif, voit ce qu’il va écrire à travers la lorgnette des moyens mis en oeuvre. Ce serait le cas du conteur soucieux de ses effets. Le romancier moderne n’est pas tributaire des effets mais plutôt de ce qui s’impose de cohérence textuelle.[...]Jouer d’un instrument n’est pas composer de la musique quand bien même il s’agirait de notre propre voix. L’instrument, c’est ce qui reste à la disposition du lecteur une fois l’acte accompli. L’écrivain est si proche de l’inaccompli (lequel est exprimable dans certaines langues) que son existence tout entière en est la conséquence.[...]Proust ne ressent pas les effets de la mémoire avant de les traduire en faits et gestes de personnages si peu influencés par le temps lui-même, auquel ils ne semblent pas appartenir comme nous sommes possédés par les questions d’allure.[...]Ces personnages si différents de nous, il est improbable que nous nous y reconnaissions. Quelque chose les a transformés en spectacle, en vision, en chose vue alors qu’ils devraient constituer la bouture du lendemain. Ce ne sont pas des personnages fuyants, malgré les tentatives de les portraiturer au plus près d’une réalité vécue en son temps. Ils sont obsédants, ni présents ni trompeurs, catégoriques et précis comme si leur existence devait tout à l’imagination.[...]Proust nous tend les madeleines de sa science et nous les croquons comme si cette abondance devait durer bien au-delà de ce qu’il n’est pas vain d’espérer de la vie. Nous lisons comme on explore. Le texte ne nous transporte pas, il nous envahit. Nous ne savons rien de la théorie comme point zéro du texte. Les romanciers ne livrent pas le secret aussi facilement. On préfère alors commencer par la fin et remonter dans la mémoire comme si d’un fleuve il s’agissait.[...]Mais cette géométrie du linéaire et du plan ne convient pas aux grandes compositions de notre temps. Il y a un monde entre les dissertations des marchands d’émotions fortes et les espaces clairement chronologiques des textes voués au destin.[...]Proust revient à la question de l’image et retourne aux questions des sens.
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Le temps mis en évidence par la pratique des arts clés (la danse, la musique qui lui confère une durée et un rythme et la littérature qui décrit ses personnages et les fait parler) n’est directement saisissable qu’en cours de lecture.[...]L’écrivain, lui, n’a pas accès directement à ce temps. Il reconnaît les lieux, la durée, les segments favorables au récit, mais il est le seul à ne pas saisir ce qu’il veut donner à lire.[...]Le temps est celui du spectacle, de la lecture, de l’attente passive.[...]Le temps littéraire est une idée du temps. Autant il est facile de le retrouver en lisant, autant il est impossible d’en avoir une idée exacte si c’est d’écrire qu’il s’agit.[...]On risque à tout moment de confondre le temps avec ses durées narratives. À cet instant précis de l’acte d’écrire, ni le corps, ni l’oreille ni la langue n’ont ce pouvoir de commencer le texte dans le temps et non pas à un moment déterminédutemps,déterminé par l’intrigueou par n’importe quelle donnée dramatique qui n’est pas le propre de la littérature. Ce qui s’impose alors, c’est la vue. C’est l’oeil en face de sa construction.[...]Les deux piliers formés par les Guermantes et les Swan. Les éditeurs furent outrés par le manque de composition du Côté de chez Swan. Or, nous savons désormais que c’est sans doute le texte le plus construit qui ait jamais été écrit. L’oeil y côtoie enfin, par caresses successives et superposées, des sensations qui ne doivent plus rien à la musique et à ses corollaires. Le texte entre dans un silence propice à une lecture des hypothèses, caractéristique des textes de la modernité.
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Mais ici, Pound diverge. Il ne plonge pas dans les possibilités du personnage. Hanté par ceux de la Divine comédie, personnages de leur temps à qui le texte communique ses fils, Pound n’entre pas dans la psychologie de l’homme. Il ne discerne même pas l’homme de la femme. Il s’éloigne de ses propres modèles, de leurs aubades et de leurs sérénades, chants du début et du recommencement. Le renversement de la vapeur poétique en est presque incohérent, fou, pour le moins risqué.[...]L’épopée, cette fois, se pose nettement en concurrente du roman. Le choix n’est plus joué entre la chronique et la fable, comme au temps des certitudes. Et tout se résume à la question de l’interprétation de l’image.[...]Perçue comme seuil de la nature humaine, elle est la porte ouverte aux romans les plus complexes que l’esprit ait jamais supposé. Vue comme porteuse de significations, cette fois elle rappelle la langue à la rescousse et c’est la poésie qui vient à l’esprit, poésie épique où, curieusement, les moments lyriques sont comme des fragments d’un roman si autobiographique qu’on y retrouve les saveurs d’un récit à l’ancienne.[...]Au bout de ces expériences si fidèles au temps, il n’y a que le risque de se tromper, si l’idée finalement n’était pas la bonne, ou de n’être pas lu si la complexité du récit est tombée dans l’exagération.[...]L’erreur semble être la pierre de touche de la poésie tandis que l’inutile serait l’unique conquête du roman un peu trop poussé dans les cordes. Il n’y a pourtant guère d’autres issues : continuer le roman même au prix d’une confusion à l’échelle des moyens mis en jeu, ou ne pas cesser de s’en prendre à toutes les formes de la rhétorique qui fait fureur. Ici, le personnage devient si complexe qu’il n’a plus aucune chance de rejoindre l’humain sur le terrain des conversations, là c’est l’histoire qui est remise en cause par une autre histoire.
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Les frayeurs provoquées par tant de modernités ont finalement replacé le roman devant ses obligations et la poésie a semble-t-il regagné les pénates de la chanson. Certes, on a cherché à perdre du temps en passant de la modernité à la nouveauté. Les romans se spécialisent dans la confession intime et la poésie trouve les accents nationaux qui lui servent de prosodie. On comprime le texte pour procéder à sa multiplication. Car le commerce ne consiste pas à proposer un produit mais à le multiplier pour augmenter sa présence sur le marché. Imaginez un marché sur la place, un marché de patates avec seulement un vendeur de miel. Vous achetez les patates. Vous finissez même par vous demander comment on peut espérer vendre du miel dans un tel environnement. Vous, c’est vous et l’autre, bien entendu, ne fait que passer en se demandant à son tour pourquoi vous n’allez pas vendre votre miel dans une foire aux miels. Les choses sont devenues si claires qu’on ne vient plus pour s’y baigner.[...]Heureusement, la scène a conservé son pouvoir d’attraction et la gravité des spectacles pour enfant n’atteint pas ces performances capables d’exister quand le moindre roman un peu touffu n’a aucune chance de rencontrer son public.[...]L’éclatement éditorial de l’oeuvre de Kateb Yacine est une réussite, si on veut, un peu comme si la leçon donnée à cet écrivain exceptionnel avait porté ses fruits. Mais il y a peu de chance pour que cette aventure de l’écrivain compliqué et de l’éditeur mesuré se reproduise demain. Le roman est tombé de haut et la poésie véritable continue de choquer ou d’alimenter une poignée de disciples aveuglés par leur incapacité à être de ce monde.
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Le roman, si j’en juge par ce que j’ai lu de moins facile, serait celui de l’expérience qu’Alonzo voudrait mettre dans la bouche de Fenollosa.[...]Détaché de toute mesure temporelle, étranger à ce temps que l’esprit ne parvient pas à représenter sans simplifier outrageusement les conditions du signe, il prend celle de l’âge d’homme avec une approximation d’horloge ou de luth. S’éloignant sensiblement des ressources du son et de l’image, volontiers confondu avec la conversation des invités ou le monologue du conteur, il tend à la figuration fermée, il boucle son aventure, il revient incessamment au point de départ et recommence jusqu’à l’ennui.[...]Il n’y a guère d’expérience pour aller plus loin qu’on est soi-même capable d’aller. L’expérience est parallèle, proche et lointaine à la fois. Elle est la compagne des départs. On en revient toujours avec la sensation d’avoir perdu un temps précieux. Temps de l’intrigue, des sentiments mis en jeu par l’action exercée sur des personnages enclins à jouer ce qu’on attend d’eux, on est bien loin de l’oreille, de l’oeil et de la pensée, autrement dit de la nature et de la langue. On joue avec ce qui n’a plus rien à voir avec la littérature. Est-il possible d’ailleurs que le roman, poursuivi à juste raison pour délit de narration, puisse mettre en scène la totalité de l’expérience, par exemple de la gamme à la pression acoustique, ou de l’espace au désir du corps ?[...]Le roman, on le sent bien chez Proust, s’approche des conditions de la vulgarité sans toucher aux plats pourtant longuement décrits, racontés même. Un poète eût goûté à ces mets. Il eût porté en bouche la moindre oscillation de sens. Il eût trouvé une expression là où Proust noie le poisson. Sodome et Gomorrhe n’avait de toute façon aucune chance de devenir un roman de la modernité. La vulgarité n’y est qu’évoquée par ruse, là même où la prosodie eût provoqué un simple épanchement de sang.[...]Le roman est aux antipodes de la méthode idéogrammatique.[...]Le meilleur romancier du XXe siècle est Ernest Hemingway.
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La poésie, Faulkner l’a bien vécu, serait celle de la connaissance,[...]c’est-à-dire qu’il faut alors être capable de mesurer des quantités si infimes que la question de la langue devient primordiale. Étrangère à la musique, elle risquerait de se couper du corps si propice au mouvement.[...]La dernière oeuvre importante en poésie est celle de Baudelaire, ce qui ne veut pas dire que les analogies sont meilleures que les idéogrammes sur le terrain du poème. Baudelaire connaît si bien les ressources de la langue française qu’il n’en craint pas les inévitables traductions (traduttore, traditore, dit du Bellay). La découverte de Fenollosa n’a pas remplacé la pratique de l’immoralité comme lit de la poésie. Pourtant, le glissement de l’image à l’épopée, avec sa promesse d’influencer le roman et peut-être même de le remplacer dans les conversations, est un bijou d’équilibre théorique.[...]Des observations pertinentes de l’écriture semblaient pouvoir construire la meilleure des théories. Peut-être parce que le temps, réduit ici à la mesure, et donc au rythme impliqué au corps, et si étranger à toutes velléités dramatiques (voir le Villon de Pound), ne réussit pas à s’arracher complètement à la terre, à ces traces d’histoire, de complots, de données sociales, de gouvernements des hommes et de bien fondé des lois.[...]En lisant les Cantos, on a bien l’impression d’une abondance d’informations secouées dans un sac et finalement répandues sur la table commune. L’instrument est impeccable, si fidèle qu’on n’a pas de mal à en jouer. La musique y est parfaitement différenciée de tous les bruits qui l’accompagnent dans sa quête de la durée. C’est la composition qui n’apparaît pas clairement.[...]Autant le roman, peu enclin aux effets sonores et assez peu disposé à participer à l’usinage des instruments de la narration, s’accroît en figures de plus en plus prévisibles, autant la poésie des idéogrammes semble incapable d’atteindre ce niveau de l’esprit où tout se comprend à défaut d’être su. Dans ces conditions, la poésie veut devenir un roman comme les autres.
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La réalité, nous le savons dès le premier coup de pied au derrière, est une question de fidélité. On revient donc à l’homme psychologique. Le personnage des romans, avec son voyage circulaire, ne peut pas être confondu avec les autres, ceux qui assistent et témoignent de notre propre pertinence. Le texte prosodique, illisible jusqu’au bout, a peu de chance de convaincre les miroirs.[...]Par contre, un spectateur, là, écrasé d’obscurité relative et conditionné par le rétrécissement de son champ visuel peut-être augmenté d’une exigence de mouvement sur l’axe de son strapontin, un spectateur est une réalité que personne ne peut raisonnablement distinguer d’un autre spectateur. Et le spectacle n’est plus seulement celui de l’opéra.[...]Ce théâtre de la Cruauté inventé par Artaud n’a pas fini de se proposer comme unique solution à l’impasse surréaliste, laquelle détournait le cours des romans en faveur de la possession et des rencontres fortuites et changeait l’apparence des poèmes en automatisme verbal de l’autre côté de toute observation des phénomènes physiques rapportés par l’oeil et l’oreille. En donnant la primauté du geste et de la gestuelle à des approches aussi vulgaires que la sensation musculaire ou la pénétration de la langue dans les objets du désir, le surréalisme a, Picasso en est le témoin abasourdi, coupé les ponts derrière soi, réduisant le roman à l’essai narratif sur la fiction et la poésie à la preuve que l’inconscient n’est pas une solution imaginaire mais plutôt la conséquence de cette intuition de la solution des problèmes proposée par Jarry et poussée à fond par Duchamp.
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Si donc j’avais à modifier légèrement la pensée fenollosienne pour la reproduire le plus fidèlement possible dans les temps qui courent, je remplacerai la notion de nature par celle de complexité.[...]Il faut donner un nom à la nature. L’aventure de la gamme, si c’en est une, n’empêche pas son enchaînement par le tétracorde, belle figure géométrique qui personnellement m’inspire la lumière, et les pianistes de préférer une autre gamme mineure descendante que celle qui s’impose à l’esprit. Question de doigté.[...]Si l’éditeur Grasset avait bien compris la leçon commerciale en se préparant à ce qu’il appelait l’ère des cent mille, rien ne dit que celle des cent quarante (pages) ait un destin aussi exact. Par contre, parallèlement aux oeuvres destinées aux émotions de l’instant et aux habitudes tenaces, l’écoulement du texte par sa représentation, et non plus par sa stricte reproduction, a plus de chance de convaincre l’esprit à venir que la littérature n’est pas un vain mot ou passée à l’histoire. Le cheval est retourné d’où il venait mais la roue demeure.
[...]
Une oeuvre ne peut plus être la succession ou l’accumulation d’oeuvrettes (parties d’oeuvres) à rayonner sous un éclairage de camelot. Le texte, soumis à une existence où la gamme est infiniment divisible,
où la projection dans l’espace est bel et bien, jusqu’à preuve du contraire, un voyage infini,
où le corps lui-même est l’objet d’une éternité provisoire,
où la nourriture se répand comme le poison qui va surpeupler le monde,
où les menaces de changements climatiques et de compositions de l’air qu’on respire ne nous empêcheront pas de détruire pour reconstruire,
le texte lâché dans ce vent de bout ne peut pas être un roman à l’eau de rose, aussi nouveau soit-il, aussi finalement classique, ne vous en déplaise, monsieur Robbe-Grillet.


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 La rivière Noire - Le Syrphe - [lecture] (en travaux...)
 Poésies de Patrick Cintas - Choix de poèmes (Patrick Cintas)
 Mélanges - Théâtre de Patrick Cintas

BIBLIOGRAPHIE
A propos de livres

ROMANS - Carabin Carabas, Rendez-vous des fées, Les baigneurs de Cézanne, BA Boxon, Coq à l'âne Cocaïne, L'enfant d'Idumée, Cicada's fictions, Le paillasse de la Saint-Jean, Anaïs K., Gor Ur le gorille urinant, Gor Ur le dieu que vous aimerez haïr, caNNibales (12 romans), N1, N2, N3 (in progress, x romans), La trilogie française, « Avant-fiction », Phénomérides, Marvel, Les Huniers, Arto, Hypocrisies, Les derniers jours (mots) de Pompeo...
NOUVELLES - Mauvaises nouvelles, Nouvelles lentes.
POÉSIE - Chanson d'Ochoa, Ode à Cézanne, Chanson de Kateb, alba serena, Coulures de l'expérience, Analectic Songs, Fables, Jehan Babelin, En voyage, Grandes odes, Saisons, Haïkus dénaturés, Sériatim 1, 2 & 3...
THÉÂTRE - Bortek, Gisèle, Mazette et Cantgetno.
ESSAIS - ARTICLES - Actor (essais), Galère de notre temps (articles).
HYPERTEXTE - [L'Héméron].

Livres publiés chez [Le chasseur abstrait] et/ou dans la RALM (voir ci-dessous).
Quelquefois avec la collaboration de
[Personæ].

 

BIOGRAPHIE
A propos de ce chantier

« Le travail d'un seul homme... » - Ferdinand Cheval.
...Commencé dans les années 80, sans réseau mais avec un assembleur, basic et une extension base de données, le projet "électronique" de ce festin a suivi les chemins parallèles de la technologie informatique grand-public et la nécessaire évolution du texte lui-même.

Il faut dire qu'il avait été précédé d'une longue et intense réflexion sur le support/surface à lui donner impérativement, non pas pour échapper aux normes éditoriales toujours en vigueur aujourd'hui, mais dans la perspective d'une invention propre aux exigences particulières de sa lecture.

Le « site » a subi, avec les ans, puis avec les décennies, les convulsions dont tout patient expérimental est la victime consentante. Cette « longue impatience » a fini par porter des fruits. Comme ils sont ce qu'ils sont et que je ne suis pas du genre à me préférer aux autres, j'ai travaillé dans la tranquillité de mon espace privé sans jamais cesser de m'intéresser aux travaux de mes contemporains même les moins reconnus par le pyramidion et ses angles domestiques.

Et c'est après 15 ans d'activité au sein de la RALM que je me décide à donner à ce travail le caractère officiel d'une édition à proprement parler.

On trouvera chez Le chasseur abstrait et dans la RALM les livres et le chantier qui servent de lit à cet ouvrage obstiné. Et [ici], la grille (ou porte) que je construis depuis si longtemps sans avoir jamais réussi à l'entourer d'un palais comme j'en ai rêvé dans ma laborieuse adolescence. Mais pourquoi cesser d'en rêver alors que je suis beaucoup plus proche de ma mort que de ma naissance ? Avec le temps, le rêve est devenu urgence.

« À ceux-là je présente cette composition simplement comme un objet d'Art ; — disons comme un Roman, ou, si ma prétention n'est pas jugée trop haute, comme un Poème. » - Edgar Poe. Eureka.

 

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