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La langue de tout…
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 Article publié le 8 octobre 2017.

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La langue de tout…

M. Gaillard, le premier cadre « dirigeant » que j’eus à connaître, disposait d’un bureau individuel à peine éclairé par une lampe en cuivre à abat-jour vert, au sixième étage d’un immeuble construit dans les années trente, rue Notre-Dame-des-Victoires, dans le deuxième arrondissement de Paris.

Le nom de cette rue devait étrangement résonner dans ma tête, pendant tout le temps où je travaillerais dans cette Compagnie, car je voulais y voir un signe… FAVORABLE.

Le rappel de la victoire remportée par l’Empire des Habsbourg sur les envahisseurs turcs, en 1683, victoire obtenue in extremis avec l’aide de Dieu et le soutien de la cavalerie et de l’infanterie polonaise, avait provoqué dans toute l’Europe chrétienne un soulagement et une joie qui méritaient une gratitude éternelle.

En signe de dévotion à la Vierge, plusieurs lieux de culte furent consacrés à cette victoire, d’où le nom donné à cetteéglise du quartier.

Mais, au-delà des victoires militaires contre les Turcs, la Vierge Marie n’était-elle pas, aussi, notre consolatrice, notre protectrice, la part féminine de Dieu, la shekhina, comme on le dit, en hébreu ?...

La langue sacrée, la langue que connaissait et que parlaient le Christ et sa Mère, la langue que l’on se doit de connaître, ne serait-ce qu’un peu, si l’envie nous prenait, un jour, de nous initier aux mystères de la Kabbale...

Vienne… La Pologne… Une église… La grande Histoire… Allons !... Tout n’était donc pas perdu dans mon histoire personnelle.

J’avais quelque chose à quoi me raccrocher, dans ce naufrage général…

Ma vie professionnelle démarrait peut-être dans le chagrin et la tristesse, mais la Vierge Marie m’assisterait…

M. Gaillard me souhaita la bienvenue et me posa quelques questions... J’eus de la peine à y répondre. Que pouvais-je bien dire de plus que ce qui était maladroitement écrit sur le formulaire d’embauche ?...

Mon curriculum vitae ne devait pas dépasser, à l’époque, le tiers d’une page de format A4, mais je ne me souviens pas de lui en avoir remis un exemplaire. La Direction du Personnel, qui ne s’appelait pas encore la Direction des Ressources Humaines, m’avait fait remplir au stylo un simple questionnaire-type que l’on remettait d’habitude aux nouveaux entrants. 

Ma seule ambition était de débuter une vie professionnelle qui m’eût permis de rencontrer des êtres humains, sensibles et intelligents…

J’aurais dû me méfier… J’aurais dû lire ou relire les grands anciens : Balzac, Courteline et Kafka, entre autres...

L’Empereur avait fait en sorte que n’importe quel homme de ce Pays, quelle que soit sa condition et sa naissance, pût accéder à un poste de responsabilité, si son talent et ses efforts le lui permettaient.

Je portais en moi la conviction que la France moderne était née durant le Premier Empire et que l’égalité, celle imprimée en tête des documents officiels, celle gravée sur le fronton des mairies, plus qu’une simple égalité fiscale et juridique, était,aussi, une égalité des chances

De quoi ai-je l’air aujourd’hui, lorsque je songe à ma naïveté d’autrefois ?...

Tout n’était qu’illusion et simulacre, à l’époque comme de nos jours.

J’observais le vieux monsieur assis en face de moi qui me parlait de l’entreprise où je m’apprêtais à travailler. Il était vêtu d’un costume à la coupe ancienne, comme ceux qui habillaient les Secrétaires d’Etat ou les Ministres de la Troisième République finissante et dont les succédanés gouvernaient encore la France sous Valéry Giscard d’Estaing.

Son langage était recherché, il choisissait ses mots et savait manier l’ironie.

Il me demanda quels étaient mes diplômes… Je lui répondis que j’avais obtenu le baccalauréat lors de la session précédente. De quelle série, me demanda-t-il. Je lui apportai cette précision… Il se mit à faire une longue digression sur sa jeunesse à lui, et sur ses études, dans les années trente, une époque qu’il regrettait, visiblement…

Certains normaliens qu’il avait connus,dans le temps, « n’avaient pas les pieds sur Terre », me disait-il. Il crut bon d’ajouter qu’il n’était pas nécessaire d’être un intellectuel pour réussir dans cette profession.

Une telle remarque aurait dû susciter en moi de la méfiance. Une sonnette d’alarme aurait dû retentir dans mon esprit. Quel besoin avait-il de porter un jugement négatif sur les « intellectuels » ?...

Parlez-vous anglais, me demanda-t-il. Ici, il faut connaître cette langue, nous travaillons beaucoup avec les Courtiers anglais. Je lui dis que j’avais un niveau scolaire.

Il me conseilla de lire des journaux en anglais et d’écouter la BBC à la radio, cela m’aiderait beaucoup, ajouta-t-il, l’air songeur.

Il poussa un soupir en laissant choir la cendre de sa cigarette.

Il me remit, enfin, un livre défraîchi, à la couverture bleue, que je devais lire, ou essayer de lire, car cela m’aiderait à me perfectionner dans mon travail. « Lisez-le et posez-moi des questions si vous en avez »…

Plus tard, j’essayerai de lire ce livre mais je n’y parviendrai pas. Le Droit, et surtout le Droit des transports était pour moi une langue inconnue. On se débarrassait de ma formation en me remettant un ouvrage technique auquel je ne comprenais rien.

Je m’imaginais que j’étais là pour apprendre... Redoutable erreur : personne ne voulait, ni ne désirait s’occuper de moi... Il s’agissait d’exécuter des tâches simples et je devais m’estimer heureux d’avoir trouvé du travail.

M. Gaillard me raconta une anecdote. Quelques jours auparavant, il venait de recevoir un jeune homme de mon âge pour un entretien d’embauche. Arriva le moment où il dut préciser les horaires de travail.

« Nous commençons à huit heures trente le matin ». C’est un peu tôt, lui dit le candidat. « A midi, nous disposons de trois-quarts d’heures pour déjeuner ». Ce n’est pas beaucoup !... fit son interlocuteur.

« Le soir, la journée se termine à dix-sept heures trente ». Comme c’est tard !, crut bon d’ajoutendidat.

Alors M. Gaillard comprit à qui il avait affaire et ne donna pas suite à l’entretien.

Il guetta ma réaction... Je me contentais de sourire en imaginant la scène, ce personnage inconnu de moi répondre froidement à un Directeur qu’au fond, ce qu’il désirait le plus au monde était de travailler le moins possible.

Etait-il inconscient ou bien avait-il d’autres solutions ?...

Il y a toujours d’autres solutions, avait coutume de me dire l’un de mes camarades pour qui il eût été inconcevable de travailler pour un « patron » et de souffrir pendant des années, des décennies peut-être, puisque tel était le chemin dans lequel je m’engageais.

Personne ne meurt de faim dans ce Pays, me disait-il souvent. Va-t’en !... Fuis les emmerdeurs, l’ennui et la paperasse !...

Quel courage de penser ainsi !... Jean-Paul, si quelque jour le texte de mon discours te parvenait, je voudrais te dire mon admiration. Le yiddish est une langue inconnue pour toi, mais je te le dis quand même : Tu es un mentsch !...

Quand je réfléchis aujourd’hui aux motivations de ma jeunesse, il me semble que je ne désirais pas tant « réussir », au sens où mes contemporains comprenaient ce mot, mais avant tout connaître et comprendre le monde étrange où la vie m’avait projeté.

Me fondre dans ce Pays si proche et si étranger à la fois où, quelques trente années auparavant, mes parents avaient été marqués du sceau de l’infamie.

Mais il était temps pour moi de rejoindre le Bureau que je devais partager avec mes collègues du Service où j’avais été affecté. La secrétaire de direction me présenta à mes responsables hiérarchiques, Michel P. et Monique R.

Le premier me reçut dans un bureau individuel vitré qui lui permettait à la fois de surveiller son service et de s’isoler, pour recevoir ses visiteurs.

La trentaine, grand, l’allure sportive, l’image même de l’homme jeune et ambitieux, content de lui, de son importance, de son salaire, content de tout ce qu’il était, de tout de ce qu’il possédait, content de tout ce qu’il serait et possèderait, dans l’avenir… En se balançant légèrement sur le dossier de son fauteuil, dans un mouvement de métronome, il m’expliqua en quoi consisterait mon travail.

La seconde, Monique R., brune, un peu enveloppée, le ventre arrondi par une grossesse récente, la bouche sanglante contrastant avec un teint pâle, les cheveux permanentés, me présenta à mes collègues, des hommes et des femmes d’âge divers, qui me tendirent une main molle et furtive, en me jetant des regards fuyants ou, au contraire, remplis de malice.

Six employés devaient se partager un espace de vingt mètres carrés. Les bureaux se touchaient... On entendait le cliquetis des machines à écrire et la sonnerie grêle des téléphones en bakélite.

Par la fenêtre, en bas, à droite, on apercevait le Café du Croissant où, quelque soixante années auparavant, le 31 juillet 1914, à 21 heures 40, Jean Jaurès fut assassiné d’une balle dans la tête par un exalté du nom de Raoul Villain.

Il passa les années de guerre en prison, à l’abri des obus et des shrapnells.

Du Paty de Clam, l’un des plus sombres personnages de l’Affaire, accepta,quant à lui,les risques du combat et finit par tomber sous les balles de l’ennemi.

On avait tué Jaurès, comme on avait voulu tuer Dreyfus, en l’envoyant à l’Ile du Diable.

Combien d’années de ma vie allais-je devoir rester dans ce Bureau, dans cet immeuble ?...Rien que d’y penser, je ressentis comme un vertige, un voile rouge apparut devant mes yeux et je dus m’appuyer sur un meuble pour ne pas tomber.

Tout ce quartier était né au XVIIIème siècle. Les demeures aristocratiques, ou ce qu’il en restait, côtoyaient des immeubles dont le niveau de confort n’avait guère évolué depuis les années de leur construction.

Parfois, on entendait les appels aigus du vitrier. Etrange cri de l’un des « petits métiers » qui existaient encore, à l’époque. Comme si les années 1900 ne voulaient pas tout-à-fait mourir et désiraient, à tout prix, exister encore, dans les années soixante-dix...

Comme si elles essayaient de résister au courant qui devait les emporter dans l’oubli et le gouffre de l’Histoire.

On me confia des travaux de rangement et de classement des dossiers… Et, au fond, lorsque j’y songe, à quoi ai-je passé ma vie, depuis l’époque de mes débuts, sinon à mettre des papiers dans des dossiers pour les ranger dans des armoires ?...

Et puis à les reprendre, à les reclasser, à les détruire ou à les ranger de nouveau ?...

On m’avait dit qu’en prenant des cours du soir, j’aurais peut-être toutes les chances de m’en sortir. M’en sortir… Ma situation était-elle si dangereuse ?... J’étais peut-être tombé dans un piège ?... Où avais-je mis les pieds ?... Quel était ce lieu maudit où je m’étais précipité comme dans une eau noire et glacée ?...

Fuir le bonheur et la beauté, dont l’éclat brûlait mes yeux… A moi l’ennui, à moi le chagrin, à moi l’humiliation !...Pour des années, pour une vie entière peut-être !... Car on ne quitte pas un métier. On peut quitter une entreprise pour une autre, mais pas un métier.

 

 

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