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Génèse des séries
II - DESTINATION DE NOS RÉTROSPECTIONS

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 Article publié le 27 janvier 2019.

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En me fixant sur l’opposition entre archives matérielles (manuscrits, tapuscrits, cahiers, supports d’enregistrement et autres objets) et archives numériques (texte, son, image, natif ou numérisé), je méconnaissais gravement la spirale temporelle. Du coup, j’attribuais peut-être (mais j’étais gêné de le faire) à l’informatique et à la dématérialisation quelque chose qui relève plutôt du principe cumulatif que nous inflige le temps, qui densifie et charge un peu plus que l’instant précédent chaque instant qui passe en l’appesantissant d’une trace mémorielle supplémentaire, trace qui ne s’ajoute pas à l’existant comme un volume quelconque qu’on additionne avec d’autres objets de même nature et de même consistance mais qui implique une réévaluation parfois générale de la matière mémorielle déjà ensommeillée dans la demi-conscience de l’entendement.

Ainsi la mémoire individuelle se charge-t-elle à chaque instant d’une information qui interfère (plus ou moins sensiblement) sur l’appareil général de la mémoire ; ainsi la mémoire textuelle, certes inerte à tout le moins en tant qu’excrétion, que représente l’archive d’une écriture, se charge-t-elle de jour en jour de sa propre histoire en suivant exactement les mêmes biais de la réévaluation permanente, parfois au point d’en bouleverser les termes ou la disposition, voire d’en menacer l’existence.

Or, la rétrospection montre assez nettement ce qu’on peut appeler densification de l’écriture. Il n’est pas malaisé d’établir la chronologie de mes années adolescentes, par exemple, même si la production fut relativement riche. Quand bien même de gros blocs n’auraient-ils pas été détruits ou perdus, le cheminement dans l’écriture serait relativement aisé à retracer. On n’y décèlerait guère que des simultanéités ponctuelles ou autres bizarreries chronologiques.

Au fur et à mesure que je me suis échiné à poursuivre les mêmes fadaises, d’année en année et de jour en jour, reprenant les unes pour les pousser à leurs confins avant de les laisser en l’état pour m’adonner à des manies d’un autre genre, les choses se sont complexifiées. Tout au long des années 1990, cette complexité s’accroît comme graduellement. Dès les toutes premières années, les chantiers progressent en contrepoint les uns des autres. Le sens des réalités est comme la colonne vertébrale de cette trajectoire, justifiant d’une activité constante à travers le temps. La prospection sérielle est plus tardive mais marque elle aussi sa continuité dans le temps de façon quasi continue. Les univers poétiques se succèdent en revanche, chaque cycle semble s’inscrire dans un temps donné, quand bien même il fait l’objet de révisions répétées, quasi régulières même. Le récit ruisselant est bien lié à l’année 1992, Un déjeuner sous l’abat-jour à l’année 1998 et même Avec l’arc noir, qui n’a jamais cessé de produire de nouvelles formes, reste intimement lié à l’année 1995.

La polyphonie des chantiers se complexifie d’autant plus que les types de production eux-mêmes se diversifient : dessin, photographie, peinture, musique enregistrée et même musique notée se mêlent et se répondent tout en poursuivant ou non leur trajectoire propre. Le dessin est très présent tout au long des années 1990 et devient plus circonstanciel dans les années 2000. La photographie est résiduelle dans les années 1980, commence à former un stock significatif dans les années 1990 et se multiplie de façon exponentielle à la fin des années 1990 et jusqu’en 2003 environ.

Mais si je poursuis ma rétrospection en poursuivant de me rapprocher de l’instant présent, parvenu au seuil des années 2000, je puis effectivement être perturbé par la mutation qui a conduit à faire de l’existence numérique du texte son expression principale car elle induit une démultiplication faramineuse du document mais aussi parce que son existence dans le temps est complexe : un fichier porte une date de création et une date de modification. La date de création est parfois réinitialisée quand le document est transféré d’un poste informatique à un autre. Il peut arriver que cette fameuse « date de création » soit différente dans les propriétés affichées du fichier et quand on interroge ces mêmes propriétés à partir du logiciel utilisé pour la lecture. Et, bien sûr, le fichier lui-même peut comporter en son sein des mentions de dates qui peuvent différer et qui ne sont guère plus légitimes que les autres dates. Quoique dans le cas du fichier de cette variante de « Poétique des névroses », il ne reste guère que la mémoire humaine, je le crains, pour garantir la datation.


Propriétés du fichier "9508 NERF" qui correspond à une variante de Poétique des névroses sans doute réalisée en 1998 et non en 1956. A noter les indications annexes : date de dernière impression et datation induite dans le titre (9508 = août 1995).

 

Evidemment, cet imbroglio chronologique n’arrange pas nos affaires. L’arbitraire du monde matériel a du bon. J’imprime ce tapuscrit en mars 1998. Quel que soit le temps que j’y ai passé, je puis dire : « j’ai imprimé ce truc en mars 1998 ». Le fait est objectif, indiscutable, irréfragable. Pour un fichier numérique, la situation est toute différente : j’ai affaire à un document qui me donne trois ou quatre indications distinctes, peut-être fautives, sans que je puisse trancher de façon satisfaisante quant à la pertinence de l’une ou de l’autre. La date de création est l’information la plus fragile, semble-t-il. La date de modification n’est pertinente que si le texte est resté intouché par la suite, ce qui est rarement le cas. La moindre correction, le moindre changement de police opéré, le plus distraitement du monde, un soir d’ivresse, et la mise à jour s’effectue en sorte que ce document que vous n’aviez consulté que par curiosité, les faits assurent que vous l’avez effectivement retravaillé, sans indiquer si la révision concernait une virgule dans l’ensemble du texte ou si elle a entièrement transformé la grande et la petite forme de la production initiale.

Les documents se trouvent multipliés. Leur dérivation est indéfinie. Le même texte peut connaître cinq ou six états différents. Rien ne garantit, bien au contraire, que l’état conservé corresponde au point culminant de l’acte de création qu’il véhicule. Le paradoxe s’aggrave encore quand on considère à quel point on a bien plus de chances de conserver un document produit de façon accidentelle ou anecdotique qu’un « fichier maître », toujours soumis à la révision et à la modification, jusqu’à l’écrasement peut-être d’une forme de discours, d’une stylistique particulière, d’un mode de présentation, inédit...

La matérialité numérique pose, on le voit même rapidement, de sévères problèmes de datation et donc de traçabilité, moins par carence que par excès d’information et parce que le fichier numérique, contrairement au document physique, est une réalité non finie, toujours susceptible de transformations, quel que soit le type de fichier. Le résultat, la masse d’informations qu’on peut extraire de ces fichiers, est statistique et complètement hétérogène. Et ce chaos documentaire et temporel peut effectivement paraître résulter avant tout des propriétés du document numérique, même. En réalité, il ne fait que souligner la difficile teneur d’un chaos autre, qu’on pourrait dire mental si l’on ne craignait d’inquiéter le lecteur.

Dans une note assez ancienne, je comparais le SDR à la forme spiralée de la coquille d’escargot, dont on ne sait si elle descend en elle-même ou s’étend à l’extérieur. C’est une image confuse mais qui exprime assez bien ce que je perçois aujourd’hui de mon propre cheminement. D’année en année, les chantiers ont repris, se sont parfois entrecroisés et chaque étape s’est nourrie de toutes les précédentes. Il n’est jamais possible de revenir en arrière, sauf à détruire ce qui a été produit, à la condition expresse de ne plus écrire une ligne. Car ce qui a été détruit n’existe certes plus en tant que tel mais ne peut être effacé de la mémoire de son auteur.

Si j’écris demain un récit A, que je révise deux ans plus tard en lui donnant des développements inédits qui aboutissent à un récit A’, si trois ans plus tard je relis cette seconde version et, la jugeant insalubre, décide de la mettre en pièce sans rien en conserver et si, après un temps, je me remets en tête d’en donner une nouvelle version, j’aurai obligatoirement en mémoire non pas tous les détails de la version supprimée mais, de façon sûre, au moins une part de ses épisodes, certaines de ses tournures de style ou d’autres particularités.

Tant que la reproduction et la transformation d’un texte étaient des opérations fastidieuses, ce qui obligeait l’auteur à conserver chaque épreuve de son travail, chacune de nos productions s’inscrivait dans un temps donné et occupait une portion d’espace donné, il était amené à supprimer nombre de traces qui occupent, précisément, un excédent d’espace. Il disposait d’un nombre limité de version d’un même texte, chacune étant lié à une portion significative de temps et d’espace. Il pouvait avoir une série de versions distinctes, liées à un effort ou une difficulté particulière. Les trente versions d’un sonnets auront été pour lui une expérience temporelle égale, peut-être, que tel poète fougueux qui aura écrit trente poèmes différents. L’écrivain d’aujourd’hui se trouve rapidement confronté à la coexistence de versions multiples et incontrôlées pour peu qu’il se sera essayé à une variété de combinaisons en recueil, ou en cycles plus structuré, ou même de mise en page.

Cela n’a sans doute qu’une influence minime sur la densité de l’expérience littéraire. Cela donne sans doute, précisément, une image plus exacte du bouillonnement de la pensée et de son instabilité chronique. Mais cela pose un problème nouveau, qui perturbe profondément le jeu de la rétrospection dans la mesure où cet ensemble chaotique d’informations chronologiques plus ou moins dégradées raconte probablement une toute autre histoire que celle que nous nous apprêtions à retracer en esquissant une rétrospection. Et que la légitimité de cette information qui a tout du miroir déformant n’est au final pas moindre que celle de nôtre subjectivité quand nous la mobilisons sur cette question mémorielle.

D’où la métaphore de l’escargot, soit :

Il faut se méfier

des escargots à deux coquilles

et quatre têtes.

 

Ce qui fait huit antennes.

Nous envisageons une représentation de nos rêves en séries de fils, « ligaments de soleils » si l’on veut, tous pris dans le sillage d’une spirale dont le point central est un je, ici et maintenant. Un centre instable donc. Mais toujours, autour de ce je, la spirale se déploie en même temps qu’elle s’involve. Elle se recompose en permanence. Chaque accident la recompose.

Chacun des fils qui s’instille dans la spirale biotique de base semble lui-même épouser la forme d’une spirale. C’est logique. Si vous avez eu le malheur d’accepter de prendre la route avec un fou du volant qui prend les petites rues pavillonnaires de la Seine-Saint-Denis pour le circuit automobile d’un jeu vidéo de type « rodéo meurtrier », vous épouserez chacun des mouvements de la voiture mal contrôlée qui effectue des virages à 90° en toute cécité et traverse les voies latérales sans céder au hasard la moindre chance de temporisation. Chaque fil, pris dans un flux qui devrait être linéaire s’il était conforme au temps mais qui prend la forme d’une spirale car il est ancré à ce point opaque, obstinément aveugle lui-même, qu’est la subjectivité, prend la forme d’une spirale défective.

J’inscris le SDR dans la spirale de mon je-ici-maintenant. Le point central est arbitraire. Je ne pourrais même dire s’il représente ma naissance, mes premiers écrits ou quelque autre point originaire. Je vais dérouler ma spirale de la façon la plus grossière qui soit et je surlignerai certaines zones, à la louche, en partant du principe peut-être erroné qu’il convient d’aller du centre vers la périphérie. Je surligne les zones temporelles qui correspondent à l’activité SDR. Je fais de même, avec une couleur différente, pour Avec l’arc noir. Idem pour l’archéologie de la série. J’obtiens un graphique où les lignes subalternes, qui correspondent aux grands chantiers thématiques, se succèdent puis coexistent, voire parfois se confondent. Certaines paraissent en outre se ramifier.

L’étude des séries, qui relève d’une préoccupation purement littéraire jusqu’en 1998, devient une activité musicale pleine et entière dès lors que j’ai eu adopté une série dodécaphonique à laquelle je me suis profondément attaché, il faut bien en convenir, au fil du temps. Rapidement, elle en vient à s’exercer sur différents plans : la série objet épistémologique ; la série mode de structuration du texte, de l’image, du son ; la série personnage d’une narration hybride ; plus tardivement, les inventaires et la rétrospection...

Concrètement, il y a bien involution de par la condensation du signifié. Chaque thème, chaque motif, chaque syntagme se charge de tous ses emplois antérieurs. La résonance est plus ou moins subtile mais le potentiel est toujours présent, comme un orchestre complet qui vous cernerait et dont un seul musicien jouerait pour un moment. Il est impossible que j’emploie le mot « série » sans que frémisse comme le feuillage d’arbres tricentenaires sous le vent l’histoire indénombrable des emplois du mot « série » depuis son apparition, aux environs de 1708.

Parallèlement, il y a un mouvement contraire d’expansion du texte du simple fait de son développement naturel. Plus les chantiers s’ouvrent, plus ils sont amenés à coexister avec un nombre variable de chantiers qui leur seront, à divers titres, contemporains. Là encore, la distinction qui s’opère entre les différents chantiers n’est pas à considérer comme une chose figée ou clairement délimitée mais comme une cartographie grossière qui correspond à la représentation qu’on peut se faire, à un instant donné, de son propre travail. Or, si à un instant t ces chantiers sont disposés sur un axe de simultanéité, la probabilité est forte qu’ils exercent, dans cette contemporanéité inopinée, une influence les uns sur les autres.

C’est assez manifeste si je retrace le parcours du SDR à travers les années. Les nouvelles de 1991 sont des narrations aussi soignées que je le pouvais alors, tandis que les esquisses narratives de l’année suivante sont contaminées par l’univers poétique du Récit ruisselant. En 1995, le roman est repris sous l’angle d’inflexions énonciatives en surchauffe, incidence de l’enseignement de Meschonnic et de Dessons en matière de « linguistique et poésie ». Etc.

Plus récemment, l’expérience éditoriale menée avec le Chasseur abstrait m’a amené à réaliser une édition des principaux chantiers engagés jusque là. Le même modèle m’a permis de donner une forme au Sens des réalités et à Avec l’arc noir. Il y a vraisemblablement eu contamination d’un chantier par l’autre, d’autant que cette forme commune – marquée par une section de « textes complémentaires » – est radicalement résolutive puisqu’elle renvoie, dans les deux cas, à l’établissement d’une édition « définitive » de livres ouverts dix ou quinze ans auparavant.

Si le modèle qui a permis, d’une certaine façon, la « résolution » d’Avec l’arc noir a pu être « reproduit » pour le corpus du SDR, c’est que la contamination est d’un autre ordre que celle qui transforme, à un moment, le SDR en récit symbolique (« Le gardien de la mer ») ou en machine énonciative (« Jeuil deuil », « Anecdotiquement »). La contamination n’est pas d’ordre stylistique ou énonciatif, elle concerne la disposition générale d’un univers textuel mental à un instant donné.

« Voilà comme les choses s’organisent. »

 

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