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Une source parmi les ruines
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 Article publié le 11 septembre 2007.

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… les 50 premières pages d’une Source parmi les ruines

Les jardins d’Allah sont en ruine, les oiseaux n’y chantent plus, les sources s’y sont taries et les femmes qui nous attendaient ont pris l’odeur âcre du charnier que découvre la porte.

Nous ne sommes pas les premiers à passer dans ce hameau, pourtant pas plus dévasté qu’un autre. Ici, les murs ne sont blessés que par la lèpre des ans et les rafales de balles, au moins n’y a-t-il pas eu de bombes, pas d’avions, pas de missiles. Farouk bouscule un cadavre importun, d’une brusque poussée du pied, pour que la porte cède complètement. La pièce, balayée par son regard précis comme la pointe d’une lance, ne recèle pas de danger. Il s’y engouffre et Farad avec lui. Erban, l’Afghan, reste comme moi à l’extérieur, parce que le danger est partout et que nous ne pouvons pas l’oublier.

Du dedans, brisant le silence que nous avions jusqu’alors observé, s’échappe un cri de porc. C’est Farad, hurlant une bordée d’ignominie en mauvais arabe, faite de mots dont j’ai appris le sens tard, autour des feux de camps, en un temps où nous pouvions encore rire la nuit à ciel ouvert, une époque où nous ne connaissions pas encore les déluges de feu capables d’anéantir le campement entier sans laisser une chance de fuite. L’arabe légué par ma mère, imprégné de sa langue perse et enluminé d’arabe littéraire, me laissait bien loin de ces formes dialectales construites dans les amertumes des faubourgs sunnites. Mêlé à eux, j’ai appris.

Erban démêle la signification de ces dégoisements moins aisément que moi. Il est pachtou et son alliance avec les combattants de Dieu s’est faite par des biais étranges. Ses cousins luttent dans l’autre camp, avec ceux de l’Alliance du Nord, vendant leurs bras à Satan. C’est en proscrit, promis à la mort parmi ses anciens amis, qu’il nous a rejoint. Son vocabulaire se limite à l’arabe des commandements de guerre et ses prières, ânonnées, usent d’une grammaire dont il ne discerne pas le sens. Farad et Farouk le brocardent souvent pour cela, à son insu mais devant moi. Pourtant, sa ferveur m’éclaire lorsqu’il accomplit les rites et ce contraste étrange fait de lui le plus pieux et le moins religieux d’entre nous à la fois.

Etrange équipage. A quatre, nous composons un attelage de fortune, assorti à la diable au sein des armées de Dieu. Il en était déjà ainsi, en une troupe plus nombreuse, avant que nous soyons jetés par les obus et les bombes dans cette fuite, à travers rocs et poussière. Nous étions réunis par la foi, nous sommes à présent soudés par la nécessité animale de la survie. Quatre bêtes survivantes au massacre de la meute, jetées dans un pays devenu hostile, pour se frayer un chemin à coups de crocs ou mourir. Nous n’avons plus ni plan ni destination et, avec pour seul objectif de sortir de ce piège, notre direction depuis six jours est toujours celle qui nous permet d’échapper, pour quelques heures de plus, à la menace immédiate.

Quatuor discordant. Un pachtou, deux arabes de pays différents et un français - le Français - c’est ainsi qu’ils me nomment toujours. J’ai beau ne pas avoir une goutte de ce sang, ce sceau est imprimé dans ma chair et chacun d’eux continue de voir. Je suis né dans ce pays, y ai grandi, et cet homme que j’aurai voulu répudier pour père légal, coupable en secondes noces du malheur de ma mère, en m’adoptant et me naturalisant m’a contaminé. Du sang berbère, légué par un homme dont je ne connais pas le nom, et de ma mère iranienne, j’ai du reconquérir l’héritage musulman.

Le Français, le sobriquet était de peu d’importance tant que nous préparions la victoire, je savais qu’après l’épreuve du feu je deviendrai moi aussi un afghan, comme tous nomment les combattants vainqueurs des soviétiques, nimbés de la gloire de Dieu. Mais à l’heure où le démon nous écrase sous des orages d’acier, j’ignore si nous serons jamais autre chose que des morts en sursis, des fuyards, des vaincus. La défaite nous a surpris.

— Il ne doit pas hurler comme une truie.

Erban redouble de vigilance, sa nervosité accrue par le chapelet d’injure qui nous trahit. Ses mots me sont parvenus chuchotés en pachtou, d’un souffle paisible comme la description d’une plante par un entomologiste. Il ne craint pas l’oreille de Farad, dans sa langue dont je suis seul à maîtriser les rudiments, mais l’ennemi inconnu, obsédant nos esprits comme la mort qui rode. Ses précautions sont rendues inutiles par un deuxième braillement.

— Allah maudisse les bandits qui nous ont précédés ! Ils ont déjà tout pris.

Relayer la recommandation de silence me semble inutile. Farad n’écouterait personne à cette heure et surtout pas le Français, s’agissant d’une consigne de guerre. Pour l’avoir tenté déjà, je sais ce braillard incapable de suivre un conseil ou un ordre, sauf par exception ceux du Yéménite, et Farouk cette fois ne semble pas se soucier d’en donner. A mon égard, l’attitude de ces hommes oscille entre respect et défiance, admettant mal ma supériorité dans le déchiffrement de l’arabe classique, laquelle fait de moi le seul, en dehors des docteurs, à pouvoir déchiffrer à la source la lettre du Coran. Ma maîtrise du persan, de son dérivé afghan le Dari, de notions élaborées de plusieurs langues turques, en sus du français et de l’anglais, les déroute et les impressionne. Avant cette guerre, j’ai aimé passionnément la science des langues, usant en France des ressources de l’Institut des Langues Orientales pour m’abreuver du savoir des orientalistes et des arabisants. Les recours des combattants arabes à mes talents de linguiste, comme traducteur, interprète, mais aussi arbitre parfois d’un point de doctrine, créaient une dépendance nécessaire mais non dépourvue d’amertume. Pour la combattre, ils affectent de mépriser en moi le soldat. Il leur fallait un point sur lequel se sentir supérieur.

Pour l’heure, un coup d’œil par la porte suffit à comprendre. Les deux guerriers, accroupis sur des cadavres, examinent les doigts des hommes, les cous et les oreilles des femmes, mais le pillage a déjà été fait, systématiquement. Le bras du mort, dressé entre les pattes épaisses de Farad, montre une main sanglante, le majeur et l’annulaire amputés, les autres doigts raidis formant l’apparence d’un geste cabalistique.

— Repose ça !

Ils ricanent, attribuant à la nervosité ma réaction. Farouk, plus froid, plus calme, expliqued’une voix lente, sarcastique :

— Les bagues étaient sur les doigts coupés, Montfront.

Il fait claquer mon nom français exprès, plutôt que celui de mon baptême arabe, pour marquer mon caractère d’étranger à l’Islam, comme si en Afghanistan aussi tous les musulmans n’étaient pas des descendants de convertis.

— Cherchez s’il y a des provisions et partons. Nous n’avons besoin de rien d’autre.

— Et pour monnaie d’échange, toi qui es si savant, que donneras-tu si plus tard nous devons acheter notre fuite ?

— Les soldats de Dieu ne sont pas des pillards.

Ils rient tous deux, doucement pour une fois, et Farouk tend son doigt pour me montrer tour à tour les dépouilles de deux hommes et d’une femme, dans un coin de la pièce unique. Les vêtements de cette dernière, à demi arrachés, ne laissent pas de doute sur les outrages qu’elle a du subir avant, ou peut-être après, avoir été égorgée. Le doigt sec s’arrête sur elle, insistant.

— Les soldats de Dieu, Montfront. Ce ne sont pas des américains qui ont fait cela. Ce sont les nôtres. Si nous avons de la chance nous les rattraperons, ils doivent être plus nombreux que nous, avec eux nous serons plus forts.

Ses yeux ne cillent pas quand j’y aventure les miens, il ne montre aucune gène, si quelque chose paraît c’est une légère curiosité, calculatrice, qui l’amène à vouloir jauger de l’effet d’horreur produit en moi. Je ne montre rien. La guerre est laide.

— Veux-tu leur demander des comptes ? Veux-tu connaître leur réponse ?

Non. Je n’y tiens pas. J’en connais d’avance la teneur, c’est celle des hommes détruits par la haine et la peur quelque en soit le camp.

— Tu es encore un enfant, Medhi.

Medhi est mon prénom musulman. Il se moque bien sûr, il connaît mon âge, j’ai cinq ans de plus que Farad ou Erban, la longueur de mes études universitaires m’a fait embrasser plus tard le combat. Mais l’accumulation des horreurs n’a pas encore dissout ce qu’il y avait de sensible en moi. Le spectacle de la mort est venu trop tard, je n’ai pas cette tolérance indifférente à l’atroce, dont est doté Farouk, le plus âgé d’entre nous, et ne l’atteindrait sans doute jamais. Elle me fascine et me dégoutte à la fois, bien plus que la bestialité de Farad qui n’appelle qu’un autre sentiment, alliage de la colère et du mépris.

Il y a deux ans, dans les madrasses du Pakistan, nous étions frères. Il y a six mois, sous la menace montante des avions et des missiles, nous restions tous solidaires. Aujourd’hui que nous ne sommes plus que des fuyards et des pillards, le but commun a éclaté comme la roche qui nous protégeait, sous la puissance destructrice des bombes.

Nous étions prêts au martyr, nous n’avons pas eu peur, d’abord. Le déluge de fer et de feu était prévu, mais il a duré, et à mesure que les jours se suivaient la puissance, la précision, la succession accélérée des frappes toujours s’accroissait. La résistance à l’usure du feu est dure, d’autres guerres l’on prouvé et au contraire de mes compagnons, je me souvenais Jünger. Ses pages illustraient le danger dont je n’avais pas l’expérience, la décimation quotidienne des fantassins pendant la Grande Guerre dans la bataille de matériel.

Notre armée était préparée au combat, les martyrs ne craignaient pas pour leur vie. Mais la monté progressive des ravages nous a minés. La nature démoniaque de ces armes qui parvenaient chaque fois mieux à s’infiltrer dans les anfractuosités des rochers, à se faufiler dans les vallées tortueuses, à faire s’effondrer la montagne même sur les grottes ou à en trouver les entrées, tout cela a creusé des failles béantes dans le cœur des guerriers. Rien de ce que nous avions appris dans les camps ne nous protégeait de cet ennemi contre lequel nous ne pouvions même pas riposter.

Tout a éclaté. Plus d’ordres mais seulement leurs rumeurs, plus d’imams mais seulement leurs paroles, relayées par trop de bouches pour que les mots de la foi aient conservé un sens, et surtout plus de but. Quand les nordistes sont arrivés pour achever ce qui restait de nous, certains ont profité de la reddition négociée, les Afghans surtout, et les autres ont fuit. J’en étais.

La rumeur disait que les Américains tuaient tous les étrangers. Je l’ai crue, la vérité ne pouvait être très éloignée de cela. J’y trouvais une logique de leur part : les Pachtous vaincus resteront en Afghanistan, un mercenaire de Dieu continuera la guerre n’importe où.

Et moi ?

— Partir.

C’est la voix d’Erban. Nous savons tous qu’il a raison. De retour sous le soleil, seul Farad rit comme un dément en brandissant une gourde dont il boit des rasades en riant.

— Ils n’avaient pas tout trouvé !

Son hoquètement tonitruant, mêlé au gargouillement du liquide, m’est insupportable. C’est de l’alcool sans doute – interdit – mais aucun de nous ne songe à le lui reprocher. Lorsque la mort traque l’homme de trop près, il ne reste que la bête, la drogue et l’alcool deviennent alors les moindres des maux.

Un roulement de pierre. L’ombre d’un mouvement au coin de l’œil.

Erban se jette derrière l’angle de la maison, Farouk à l’intérieur, avec une seconde de retard je plonge derrière lui. L’explosion me suit un instant après, me bousculant, et fait tomber sur moi quelques fragments de la boue séchée qui consolide le mur. Je suis déjà à la porte accroupi et de mon arme je lâche une très courte rafale, à l’aveuglette, avant de hasarder la moitié de mon visage à la recherche de l’ennemi.

Nul mouvement. Seule la poussière retombe doucement, comme une brume, dans la rue. Dans cette gaze, la silhouette de Farad, affalée contre le mur, gueule ouverte, est encore accrochée à la gourde éclatée. Je sais déjà qu’il est mort ou presque, cela revient au même. S’il ne l’est pas, il crèvera ici, dans deux heures, dans deux jours, quelle différence ?

C’était une grenade. Quelqu’un a survécu au premier massacre et veut nous tuer. Mon cerveau me livre des conclusions le ferait un programme. L’attaquant est sans doute seul, sans quoi l’autre aurait tiré dans le même temps, pour obtenir le maximum de résultat au bénéfice de la surprise. Je scrute tous les détails de la scène, l’ennemi ne doit pas avoir de seconde chance, s’il se redresse ma première balle doit le toucher, avant qu’il n’ait le temps d’ajuster et de lancer une seconde grenade dans le cadran de la porte.

Je n’entends plus mes compagnons de guerre, je ne les pense pas blessés. S’ils apprécient la situation de la même façon que moi, ils savent ce qu’ils ont à faire. Je suis le seul à avoir tiré, c’est à moi de fixer l’ennemi sur sa position. Ma difficulté est de ne pas savoir où il est.

Le temps passe. Le seul mouvement, au bout de quelques minutes, est l’affaissement du corps de Farad qui finit par basculer sur le côté, glissant contre le mur jusqu’à terre.

Pas de bruits si ce n’est, par moments, un souffle de vent, parfois un frottement qui pourrait être n’importe quoi. Au fond de l’horizon, les silhouettes des montagnes vers lesquelles nous nous dirigions sont rendues floues par la focalisation de mon regard sur les abris proches, recelant le premier danger.

Que fais-je là, dans cette plaine qui ne semble exister que pour que l’homme tue l’homme ? Je suis venu pour Dieu mais je ne le vois plus, la voix d’Allah ne résonne plus aussi claire. Comme lors du présent affût, dépourvu d’autre sens que celui de la survie immédiate, le brame de la mort, l’explosion, a imposé dans mon cœur le silence. Mon tympan est crevé aux prédications. L’essentiel de mon temps est passé à sauver ma vie, le reste me livre à une anxiété sans limite : je ne sais plus qui je suis.

Le cri des balles concentre mon attention. Trois détonations rapprochées, quelque part sur la droite, puis plus rien. Au bout d’un long moment, la voix de Farouk s’élève.

— J’en ai eu un. Je crois qu’il était seul.

Je réponds n’avoir vu personne sans me découvrir. Une ombre sur ma gauche se faufile à travers le chemin de terre séparant les deux rangées de maison qui, vaguement, se font face. Erban. Plus personne ne parle pendant trois ou quatre minutes, puis la voix du Pachtou prononce l’un des quelques mots d’arabe qu’il connaît.

— C’est bon.

Je choisi pourtant d’éviter la rue et de sortir par la petite fenêtre à l’arrière de la maison, malgré tout, pour réduire le risque qu’un tireur ennemi soit encore en train d’en ajuster l’entrée, puis je cours à mon tour vers la bâtisse d’en face et la contourne. Erban et Farouk m’attendent, ce dernier accroupi à côté d’un adolescent de peut-être treize ans, mort.

L’Arabe précise.

— Il n’avait pas d’autre arme. Il a du réussir à se cacher ou alors il n’était pas là quand les autres sont passés, sinon ils l’auraient tué.

C’est fait à présent, par nous. Contrairement à mes compagnons, je n’arrive pas à oublier qu’il s’agit d’un enfant mais j’essaye de le cacher. Il a tué Farad et nous aurait abattus aussi s’il l’avait pu, le Pachtou et le Yéménite le comprennent mieux que moi, à son âge eux aussi tiraient déjà sur des cibles humaines.


 

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