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Les derniers jours (mots) de Pompeo - [in "Hypocrisies"]
Les derniers jours (mots) de Pompeo 8 (Patrick Cintas)

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 Article publié le 19 avril 2020.

oOo

Chouette le matin ! La lumière tombe. J’explore ses reflets. Un système pour longtemps. Voilà ! Voilà ! Je me rase. Aspersion d’eau froide sur la peau irritée. Pas d’eau de Cologne ici.

—Allo ! Allo ! C’est Pompeo ?

— Non…

— Mais qui alors… ? Cette nuit… l’attente…

— Qui êtes-vous… ?

Faux numéro. Pas si faux que ça puisqu’il existe. Entre mes mains. Lesquelles tapotent les joues en cadence. Écoute les bruits du matin. Pas et froissements. Tapotements. Toux. La première fumée s’insère dans les interstices. Vibration :

— Ah ! Encore un faux… n’est-ce pas… ?

— Un faux quoi vous avez dit ? Non mais dites donc ! On peut se tromper…

— Faux… !

Je prends l’autocar. Le soleil vient à peine de se lever. Nous sommes quatre. Deux hommes et deux femmes. Plus le chauffeur qui fume. Embraye avec vigueur. Pas une côte ne le prend en défaut.

— En défaut de quoi… ?

— Je dis qu’il faut savoir… Le point mort puis la vitesse… L’accélération et l’engin semble s’envoler.

— Ce n’est pas faux. Asseyez-vous.

« Il est interdit de parler au chauffeur. » Sauf pour une bonne raison, je suppose.

— Vous avez déjà parlé à un chauffeur ?

— Ça m’est sans doute arrivé… On ne parle plus au chauffeur de nos jours. Ya pas d’chauffeur. Vous entendez le convertisseur ? Connaît le chemin. Il sera midi juste à l’arrivée.

— Juste le temps de déjeuner, car j’ai à faire…

— Pas de retour chez vous… ?

— Non…

— En visite ?

— J’ai le droit. Je suis de la famille…

— Je vois.

Pourquoi est-il interdit de parler au chauffeur ? Pourquoi est-ce encore écrit puisqu’il n’y a plus de chauffeur ? Où est-il passé une fois dévissé de son siège ? Qu’en ont-ils fait ? Que fera Pompeo s’il perd sa place ? Qu’en pensera sa femme ? Décrire la mine de ses enfants en apprenant la nouvelle.

— C’est la première fois…

— Je vais et je viens tous les jours… explication : je travaille de nuit.

— Moi j’ai du mal à trouver le sommeil à cause de cette attente : Pompeo m’appelle la nuit. Mais il ne m’a pas encore appelé.

— Le téléphone nous gâche l’existence. On ferait mieux de s’en tenir à comme c’était avant…

— Avant quoi… ?

— Quand on était pauvre.

— Vous allez au terminus ou vous descendez avant ?

— Ça fait loin le terminus ?

Je ne prends pas souvent l’autocar. Je n’ai pas grand-chose à faire ailleurs. Ce que je fais, je le fais ici. Je me rase tous les matins. Je croque un morceau de savonnette. J’attends le café. Il vient. Le téléphone n’a pas vibré cette nuit. Pompeo ne m’appelle pas. Je ne sais pas quoi écrire à son propos. Je n’écris rien. Un matin, je prends l’autocar. Une angoisse ! Cette sensation de ne pas aller où j’ai décidé d’aller. « Il est interdit de parler au chauffeur. » À qui parler ? Deux femmes sur la banquette de devant et deux hommes derrière mais séparés et pas bavards. Les femmes bavardent. Leurs foulards rutilent au soleil qui peine à se lever. J’ai des démangeaisons.

— Vous fumez… ?

— Des fois… Mais je crois qu’il est interdit de…

— Plus depuis qu’il n’y a plus de chauffeur. Acceptez ce señorita. C’est avec plaisir…

— J’ai des allumettes !

— Ça tombe bien, monsieur. Moi, je n’en ai pas.

Nous fumons. C’est agréable. Vous verrez : vous vous y habituerez, à la solitude. Mais ce n’est pas le plus grave. Il y a les murs. Toujours quatre. Comme si on vous avait coupé un doigt. Je dis : Pouce !

— La fumée ne vous dérange pas… ?

— Puisque vous le dites…

— Et madame… ?

— Pareil. Tout ce qu’elle dit, je le dis.

— Je vois double des fois !

Mon homme rit de bon cœur. Il n’a pas l’air méchant. Il est peut-être aussi angoissé que moi. L’autre homme (il y en a deux puisque la technologie et le pouvoir ont supprimé le chauffeur de ce mode de transport populaire) ne fume pas. Il ne fume jamais. Il ne dit pas s’il a fumé. Dans le temps. Cette idée de temps fait frissonner mon homme. Il aurait voulu que ça ne se voie pas. Mais c’est raté. Même les femmes ont vu de quoi il s’agissait. Il passe du frisson à la convulsion puis revient au frisson comme si la convulsion n’avait pas laissé de traces dans ses beaux yeux méditerranéens.

— Aussi bizarre que cela peut paraître à celui ou celle qui ne me connaît pas, je n’ai jamais vu la mer.

— Moi non plus.

— Moi non plus.

— Et vous, monsieur… ?

— Jamais. C’est comme fumer.

— Et vous… heu…

— Pedro. Pedro Phile.

— Le pédophile ?

— Je n’en suis pas fier. Mais tuer un enfant, même sans pédophilie, ça me procurerait encore du plaisir, je le crains. Je dis je le crains parce que quand arrivera le moment de décider si ma perpette peut raisonnablement être interrompue au moins le temps d’un essai dans la réalité, le même plaisir, même virtuel, me jouera un sale tour.

— Drôle de situation !

— Situation, certes. Mais pas drôle. Mettez-vous à ma place…

— Oh ! Non ! Je suis beaucoup mieux dans cet autocar ! Même sans chauffeur en chair et en os.

— C’est très bon, un señorita. (àl’autre) Vous devriez essayer…

— Tout ce que vous voulez savoir, c’est si j’ai déjà essayé…

(un temps)

Avouez-le !

— J’ai déjà avoué tellement de choses que je n’ai pas commises…

— Pauvre homme ! (unedes deux femmes)

Rien n’est plus beau qu’un paysage qui change au fil du temps ou de l’horaire prévu. Nous avons quitté les faubourgs en plein soleil. Puis l’ombre des platanes nous a attristés pendant au moins une heure. Nous avons fumé deux señoritas chacun. L’autre homme insistait pour ne pas fumer. Il secouait la main pour chasser la fumée. Il n’a rien dit au sujet de l’interdiction figurée par une cigarette vue de profil et barrée d’un trait rouge et oblique, le tout dans un cercle rouge.

— J’ai connu un pédophile…

— Ah oui… ?

— Il n’a jamais tué. Il était aimable et attentionné. Pas beau, mais agréable à regarder. Je le voyais de ma fenêtre. Vous savez : HLM « Les tropiques » à [ici le nom d’une urbanisation conçue après la Guerre]. Je suis de là-bas. Vous êtes d’où ?

— Il ne vous le dira pas.

— Comment le savez-vous, madame ? Vous le connaissez, peut-être… ?

— Pas plus que vous ! C’est la première fois que je monte dans cet autocar. Pas vrai, Angèle ?

— Vous auriez pu le connaître, avouez-le. Les journaux…

— Toute une époque (dis-je). Le temps a passé sans moi. Les chauffeurs en ont profité pour disparaître et pour se convertir à d’autres emplois.

— Vous ne travaillez pas, vous.

— Cela se voit donc tant ?

— Je ne sais pas (m’examinant) — Je ne sais quoi de…

— Triste. C’est la fumée… Je ne fume pas souvent. Tabagisme passif. Pompeo fume sans arrêt. Il a un cancer. Et maintenant cette épidémie universelle qui nous contraint au confinement ! C’en est trop ! Il ne m’appelle plus. Que dis-je ? Il ne m’a jamais appelé ! Pourtant, nous avions convenu…

— Rien ne se passe comme prévu. J’en sais quelque chose.

— Le cancer ?

— Pas encore. J’ai bien le temps. (soudainalarmé) J’espère que vous n’avez pas oublié votre autorisation dérogatoire…

— Vous savez que c’est nécessaire en cas de déplacement… (dit une femme)

— Je m’en torche ! s’exclame l’homme qui ne fume pas mais dont on ne saura jamais s’il a fumé dans le passé.

Les femmes se retournent : visages terrifiés comme en peinture d’église.

— Dites plutôt que vous ne l’avez pas obtenue, grognent-elles. Vous avez profité de l’absence de chauffeur pour embarquer… clandestinement !

— Mon Dieu ! Un passager dont on ne sait rien !

À ce moment, l’autocar fait une embardée. On roule à gauche pendant un moment. On croise des calvaires de toutes sortes. L’homme aux señoritas m’en offre un troisième. Je m’enivre de tabac comme une momie.

— Allez ! Allez ! dit le clandestin avec un accent étranger. On ne va jamais aussi loin. Dites au chauffeur de ralentir. Je vous quitterai en marche. Comme ça !

Et il disparaît sans attendre que le système réduise la vitesse.

— Vous êtes méchantes toutes les deux, dit l’homme qui reste (2 moins 1).

— Nous n’avons dit que la vérité ! Pas comme monsieur…

— Qui ? Moi ? (moi)

— Elles veulent dire que…

— Je descendrais bien moi aussi si j’étais arrivé !

Je jette le señorita par la fenêtre, sans en avoir fait un mégot. L’homme ne se vexe pas. Il est très angoissé. Ce doit être la première fois. Ou c’est lui le clandestin. Je me mure dans mon silence. Il s’impatiente :

— Qui est Pompeo ?

— Vous ne le connaissez pas.

— Me connaît-il ?

— Il ne connaît que moi. J’en ai connu d’autres, mais aucun avant lui.

La conversation s’arrête là. Les femmes se tiennent tranquilles. Le volant tourne tout seul sans se tromper de sens. Derrière nous, la charpie de l’homme qui ne fume pas et n’a peut-être jamais fumé est flairée par des chiens qui se méfient de tout ce qui tombe du ciel sans explication. Quel spectacle sans histoire ! Et qui promet de s’éterniser si nous n’arrivons pas à bon port. Deux femmes et deux hommes. De quoi meubler une dizaine de pages. Je me connais. Et Pompeo ne me connaît pas aussi bien qu’il dit.

— Quel étrange phénomène, ces voyages en banlieues ! dit l’homme (je peux l’appeler comme ça puisque que l’autre homme n’en est plus un).

— Nous allons pourtant quelque part, dit une femme qui s’essaie au sarcasme, ce qui ne lui arrive pas souvent, dit l’autre.

— (à moi, l’homme) Vous êtes bien décidé à ne plus rien dire ?

— Nous n’arriverons jamais ! (sarcasme)

— Descendons !

Elles descendent à l’arrêt sous les mûriers. Il fait tiède. La terrasse d’un café est un endroit bien agréable et propice aux commentaires. On les voit commander deux Picon. Elles croisent leurs jambes nues en plein soleil. Le moteur ronronne. On attend. Nous ne savons pas si nous avons le temps. Tout est programmé de nos jours. Sans chauffeur, on ne sait pas si on a le temps de prendre l’air ou un pot en compagnie ou pas. L’angoisse de mon compagnon croît. Je peux l’appeler comme ça, n’est-ce pas ?

— Appelez-moi comme vous voulez. Je ne vois pas d’inconvénient à cultiver une certaine familiarité avec vous. Je n’ai pas emporté avec moi de quoi boire. C’est triste.

— Je n’ai rien dans les poches. Vous pouvez vérifier…

— Je m’en garderai bien ! Je vous crois sur parole. (plaintif) N’est-ce pas la pluie ?

— Un nuage plus gris que les autres… ?

— Non… Je ne sais pas. Je veux arriver ! Et pourtant je ne suis pas parti de bon cœur. Si vous saviez…

— Vous en savez plus sur moi que moi sur vous…

— Vous ne savez rien de moi ! Vous ne savez pas pourquoi !

L’autocar profite de cette nouvelle interruption conversationnelle pour s’ébranler. Il se faufile entre d’autres véhicules en marche. Son allure est irrégulière, comme s’il quittait son port d’attache avec réticence et même préscience. Le niveau de carburant est dans le rouge. L’homme tapote ce cadran encore ancien. L’aiguille hésite puis se positionne sur ½. Il essuie son large front. Il voit la route à travers le pare-brise comme s’il la voyait pour la première fois. Il attend et pourtant il n’attend rien. Il fume sans arrêt. Il tousse, se gratte la gorge, grognement d’animal aux aguets. De dos, il a l’air costaud. Ses épaules tressautent comme s’il était en train de pleurer. Mais ce n’est peut-être que l’effet des irrégularités que la route transmet aux suspensions. Pure mécanique et mécanismes. Alors que l’absence de chauffeur nous projette dans un futur où la question se pose avec clarté malgré l’obscurité des lieux à visiter avant de s’en sortir aussi morts que vifs : so that !

*

Ici relecture du Canto I. Traduction Jan de Jager.

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