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Romans de Patrick Cintas
Je suis là pour vous confirmer que c’est un rêve (Masse critique 2)

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 Article publié le 10 septembre 2021.

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Publié dans la revue "Masse critique"
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Patrick Cintas
sur la toile (textes inédits ou en en cours)
www.ral-m.com/cintas/
www.ral-m.com/television/
in caNNibales 2ème édition - Dépôt légal février 2020 [catalogue]
ISBN 978-2-491782-12-2 - EAN 9782491782122
© Patrick Cintas

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Table

Raconté par Koka, devant Dieu

Raconté par Xorok (chef des Oris), plus tard à son procès chez les Azas

Raconté par Erka (épouse de Xorok) au même procès

Raconté par Lila (fiancée choisie pour une éventuelle reprise du rituel, un an plus tard)

Raconté par Kako lui-même, plus tard chez les Azas

Raconté par Elsior (fils de Kako et Zinia), passé chez les Olags

 

 

Raconté par Koka, devant Dieu

Vous n’allez pas me croire. Les temps ont bien changé. Certes, quand Kako et moi sommes revenus de la guerre, il y avait belle lurette que plus personne ne songeait à aller tout nu, même pour se baigner dans le fleuve. Les femmes sont la cause de ce nouvel usage du corps. On couvre les parties génitales, qu’on soit homme ou femme, et passé un certain âge, les enfants n’ont plus droit à la nudité publique. Les femmes ont trop vanté la vigueur au détriment de l’amour et l’homme, qui est bête comme ses pieds, est tombé dans le piège. Mais il est maître des destinées terrestres, qu’on appelle maintenant les lois. Et il impose le port du slip, qui couvre aussi le derrière, car il est l’inspirateur de pratiques que l’excuse de la pérennité de la race rend caduques. Vous verrez que bientôt, on couvrira le sein des femmes. Et pourquoi pas les cheveux ?

Bref, mon neveu Kako et moi revenions de la guerre où son père, autrement dit mon beau-frère, est mort sans avoir eu le temps de nous confier ses dernières volontés. Sa tête a été coupée par le sabre d’un ennemi. Je l’ai vue tomber. Ma lance a transpercé cet ennemi qui ne faisait que son travail. À l’époque, on parlait encore de travail, et non pas d’honneur comme aujourd’hui. L’honneur est un slip, mes amis.

J’avais moi-même perdu une jambe que je n’ai pas retrouvée, sinon elle serait encore là pour témoigner à la place de ma parole. Avant d’être coupée, elle subit maintes blessures que l’os affilé de mon ennemi m’infligea avant de périr la tête écrasée entre la pierre et le rocher. Et je n’avais pas fini de la réduire en bouillie qu’un autre ennemi, venu par-derrière, me coupa la jambe portant les preuves de ma bravoure au combat. Cette jambe, je l’ai vue s’élever et retomber dans le ravin qui est l’entrée de l’Enfer. Vous me croirez donc sur parole.

Kako n’avait subi aucune blessure d’importance, je veux dire de celles qui amputent l’homme ou en réduisent la puissance et l’adresse. Son corps témoignait de rudes combats, mais l’animal était si leste que jamais on ne vit le fil de l’épée lui chatouiller la peau. C’était tout juste si la pointe parvenait à laisser sa trace. On pourrait penser que Kako était destiné à devenir un héros à son retour au village, mais ces blessures avaient plutôt l’air de griffures d’épines. Aucune n’était assez profonde pour inspirer le respect.

N’allez pas croire que je suis un guerrier professionnel. Pour dire vrai, Kako et moi étions partis à la chasse et voilà que nous nous retrouvons pris entre deux feux dans une bataille qui ne concernait pas nos intérêts ni ceux des nôtres. On tombe dans un camp, on nous équipe l’un d’une lance et l’autre d’une épée. On nous casque. On nous paie avec des coquillages d’Afrique, les plus beaux que nous n’ayons jamais vus. Et l’ennemi s’en prend à nous comme si nous devions payer de nos vies une dette dont nous n’avions aucune idée, car ceux de notre camp s’étaient bien gardés de nous expliquer pourquoi de si sauvages ennemis en voulaient à leurs biens et à leurs existences.

L’homme est ainsi fait qu’il se bat pour défendre sa vie, quitte à prendre celles des autres. Il est clair qu’en agissant ainsi, nous ne faisons que prendre, car la vie, aussitôt ôtée à son propriétaire légitime, s’éteint comme un feu sous la pluie. Mais en plus de la pluie, qui est le fait de l’assassin, nous portions l’orage et son concert de rumeur et de feu. Je ne sais pas si nous gagnâmes ni ce qu’on nous dut, ou le contraire. Ma jambe fut emportée en Enfer et, je ne sais par quel miracle que mon neveu Kako a vu de ses yeux, mais dont il refusait obstinément de me parler, allez savoir pour quelle raison, lui et moi revînmes de la guerre, un peu par désertion et beaucoup parce que nous aimions notre race.

On nous appelle les Azas. Nous sommes en principe pacifiques. Je veux dire que nous ne volons personne. Nous chassons. Nous cueillons. Nous cultivons. Nous sommes ce qu’on appelle un peuple civilisé, ce dont nous sommes assez fiers, sans toutefois en concevoir de l’orgueil comme d’autres peuples qui ont atteint cette grandeur d’esprit et qui, par orgueil donc, finissent par piller les zones les moins sensibles à l’intelligence telle que nous la concevons.

Revenant d’une guerre qui n’était pas la nôtre, nous avions hâte, Kako et moi, d’en informer nos concitoyens. Cette guerre était si proche de notre territoire sacré que nous y étions tombés alors que nous chassions dans les terres voisines, lesquelles font l’objet d’un accord entre les peuples de notre région afin de préserver la faune qui nous nourrit et nous habille. Mais combien de temps avions-nous perdu ? Les combats nous avaient fait perdre le compte des jours et rien, dans notre armée, n’était prévu pour renseigner le soldat sur le temps qu’il perdait à ne pas être avec les siens pour les nourrir et les multiplier.

Kako était particulièrement inquiet du sort des siens, car il y avait trouvé une jeune cousine à épouser. Son membre viril se dressait chaque fois qu’il pensait à elle et comme il allait nu, à la mode ancienne, le spectacle dégoûtait quand il ne révoltait pas. L’ennemi, au combat, savait bien ce qu’il devait couper, plutôt qu’une jambe ou une tête, mais Kako ne subit pas cet outrage. Nous rentrions presque joyeux, quoique ma jambe, quelque part en Enfer où elle attendait, selon ce que j’en savais, d’être réduite en cendres, souffrît au point de m’arracher de longs cris de désespoir. Le Koka qui revenait de la guerre n’était plus le même homme.

Kako, par contre, se portait bien. Il ensemençait la nature plusieurs fois par jour en poussant des cris de plaisir comme sans doute je n’en ai jamais poussé. Il faut dire que la nature l’avait gâté. Il était de ces hommes qui donnent raison aux femmes et tort aux nouveaux usages. Il était cependant conscient qu’une fois arrivé chez nous, il aurait l’obligation d’enfiler un slip et de ne plus pratiquer la masturbation à l’air libre. D’ailleurs, sitôt arrivé, si la destinée n’avait pas été changée par notre absence, il épouserait Glika, la jeune cousine qui était aussi ma nièce… et une des premières femmes à se couvrir les seins selon un usage qui commençait par être une mode et qui deviendrait tôt ou tard une obligation. Je vous le dis : ils finiront par obliger nos femmes à couvrir leurs cheveux. De quoi ? Je ne sais pas, mais en tout cas pas de boue ni de feuillages comme font nos comédiens quand ils jouent nos tragédies.

Mais je reprends ici mon récit, car vous savez déjà ce que je pense, mes amis. La nuit était tombée. Il était temps pour Kako de penser à sa cousine. Il profita du temps que je mis à réchauffer nos aliments sur un feu pour caresser sa longue flûte cyrénaïque. Pendant que l’eau bouillait, je pouvais entendre sa plainte, si on peut appeler ça une plainte, car le bonhomme n’avait pas l’air de s’en plaindre. Il préparait sa nuit. Le cri, ce serait pour plus tard. Il revint donc dans la lumière de notre cuisine avec un membre en état de satisfaire le cul le plus exigeant. Mais j’ai pour principe de ne jamais folâtrer avec les membres de la famille, d’autant que celui-ci avait acquis une grande familiarité de type guerrier, la meilleure qui soit. Il s’assit sur un tronc couché et mordit dans le premier morceau de viande sans dire autre chose. Je mordis aussi, moins bandé. Et nous achevâmes notre repas sans cesser de penser à réserver nos paroles à nos rêves, ceux que nous ne manquerions pas de faire dans notre sommeil.

Nous nous apprêtions à nous coucher quand, notre feu éteint, nous vîmes une lueur s’élever dans le ciel. Personnellement, je n’ai jamais assisté à ce genre de phénomènes qui font beaucoup parler depuis longtemps. Nous avons même quelques bons témoins dans la famille, passés et présents. Ces visiteurs venus du ciel ne nous ont jamais fait aucun mal, reconnaissons-le. Mais nous ont-ils servi à quelque chose ? Pas plus. Aussi n’avons-nous plus peur. Nous regardons le ciel avec cette sérénité apaisée.

Pourtant, cette lueur ne fila pas dans l’éternité de la nuit, comme cela arrive toujours, selon ce que nos témoins rapportent. Elle dansait sous les nuages, éclairant leurs ventres trop pleins. Si c’était de la lumière, et il ne pouvait en être autrement, alors nous étions tout près d’un village qui n’était pas le nôtre. J’en tremblais. Ma deuxième jambe, s’il n’est pas trop exagéré de l’appeler comme ça, fut prise de crampes qui m’interdirent de me déplacer comme le fit mon neveu pour regarder par-dessus la broussaille. Aux signes qu’il me fit, code dont nous avions hérité des pratiques du combat, et particulièrement de l’embuscade, je sus que le danger n’était point patent, mais qu’on eût mieux fait de nous en éloigner. Je commençai à plier bagages.

Il revint, non pas pour m’aider, mais pour me confier sa joie. Sur le coup, j’ai cru que nous étions arrivés. Je pensai déjà à amuser mes frères dont l’un ne manquerait de dire : « Tu ne m’étonnes plus, Koka ! Et tu aurais passé la nuit à deux pas de chez toi ! Après tant d’années ! » On a toujours apprécié ma naïveté, car elle n’a jamais eu d’autres conséquences que le rire de ceux que j’aime.

« Penses-tu, oncle Koka ! Nous sommes bien loin de chez nous. Mais ce que je viens de voir remplit mes yeux comme j’aime qu’on les remplisse ! »

À voir l’état de son membre, je crus alors que nous bivouaquions près d’un bordel. Je lui montrai le contenu de notre bourse commune :

« Crois-tu que nous en ayons les moyens, petit écervelé ! Va plutôt te caresser derrière un arbre. Je ne veux pas voir ça.

— Tu aurais bien tort, mon oncle !

— Je ne tiens pas à te voir gigoter de plaisir !

— Il est bien question de cela ! J’y retourne, quoi que tu en penses. »

Et le voilà de nouveau dans la broussaille, montrant son petit cul tout excité et le secouant pour me donner des idées. Je m’approchai. La broussaille frémissait. Les yeux au ras du feuillage, je vis alors ce qui excitait l’esprit de mon neveu : une fille toute nue qui dansait comme jamais je n’avais vu danser de ma vie ! Je retins mon cri. Elle dansait autour d’un feu et c’était ce feu dont la lumière s’élevait dans le ciel pour caresser le ventre dodu des nuages. Tout le village s’était assemblé sur cette place. Il ne devait pas être très peuplé, mais c’était des hommes civilisés, si j’en jugeais par l’usage du vêtement. Seule la fille était nue. Son entrejambe était glabre comme celui d’un enfant, mais la poitrine désignait une fille en âge d’être épousée et même fertilisée. La broussaille remuait tellement que je demandai à mon neveu de cesser son exercice ou au moins d’en relativiser l’empire. S’il continuait ainsi, nous allions être repérés et Dieu sait ce qu’il nous arriverait alors ! Je n’avais aucune envie de me soumettre encore aux lois de la guerre. Ne supplicie-t-on pas les espions après les avoir fait parler ? Et qu’aurais-je avoué à des villageois qui assistaient à un spectacle de leur goût ? Qu’il n’était pas du mien ? La grosseur insensée du membre de mon neveu ne parlerait pas pour moi.

Nous étions sur une hauteur, ce qui expliquait l’inconscience de Kako. Il prenait son temps, laissant son membre frémir en l’air dans l’attente d’une nouvelle caresse. Heureusement pour moi, je ne voyais plus son petit cul. Toute mon attention portait sur la broussaille que je tentais de retenir en empoignant ses branchages compliqués. Mais le mouvement que Kako lui impliquait se multipliait de buisson en buisson. Il atteignit bientôt les deux extrémités de cette longue haie dont les baies me parurent autant de clochettes. Et ce qui devait arriver arriva : un peloton de guerriers lourdement armés nous tomba dessus.

Je fus roué de coups des pieds à la tête. On m’arracha même des cheveux. J’appris plus tard, à la décharge de ces braves gens, que malgré un degré de civilisation élevé ils cultivaient encore dans leurs esprits quelques vieilles superstitions, dont celle de l’unijambiste que nous avions, nous les Azas, jetée dans la poubelle de l’Histoire depuis longtemps. Heureusement, leur pratique n’allait pas plus loin que les coups, l’arrachement des cheveux et l’enfoncement d’un bout de bois dans le derrière. Ils ne tuaient pas les unijambistes. Ils les neutralisaient avec les moyens de leurs lois. Un solide guerrier vêtu d’une cuirasse d’os multicolore tenait le bout de bois dans ses puissantes mains et me conduisait ainsi derrière la troupe qui redescendait le chemin vers la place du village.

Quand nous l’atteignîmes enfin, mon gardien retira le morceau de bois, sorte de manche, le retrempa dans le pot de graisse qui était attaché à sa ceinture et le remit exactement à l’endroit où il était. Il me montra le bout d’un de ses doigts pour m’indiquer que je saignais. Plus loin, on avait couvert mon neveu d’une toile de cuir noir percée d’un trou dans lequel sa tête était agitée par une douleur appliquée aux orteils du pied droit. C’était ainsi que les Oris, ledit peuple, faisaient parler les espions. Mais Kako ne parlait pas. Il hurlait. J’en conçus moi-même une espèce de douleur qui n’était pas située dans mon cul car, à cet endroit-là, j’éprouvais un plaisir sans limites. Mon gardien en souriait béatement comme si ce bout de bois lui appartenait. La fille, toute nue, avait cessé de danser. Des femmes en robes blanches activaient le feu. Notre avenir était tout tracé.

Nous vîmes alors arriver Xorok, le chef du village Ori. Cuirassé des pieds à la tête, il sentait la moelle rance et l’ongle encore saignant de la bête qu’on vient de dépecer. Ordonnant qu’on cessât de pincer les orteils de Kako, il s’approcha de moi et me salua d’un geste large du bras droit qui se posa sur mon épaule, la gauche je crois. Il avait des yeux sombres enfoncés dans le crâne sous d’épais sourcils rouges. Puis il passa derrière moi, sembla examiner l’outil de torture qui était planté dans mon cul et en empoigna l’extrémité qu’il commença à relever dans l’intention de m’empaler tout droit comme je le méritais. Il parlait une langue que je ne connaissais pas. Et mes pieds demeurèrent sur terre. Comprendrait-il quelque chose si nous parlions, mon neveu et moi ? Il frappa durement ma jambe et je m’écroulai à ses pieds, le derrière en l’air pour ménager mon pauvre cul qui ne prenait plus plaisir à être ainsi martyrisé. Une longue suite de syllabes, que je reconnus, sortit de sa bouche sans qu’aucun mot ne prît un sens. Et Kako se remit à crier.

Nous allions mourir sans comprendre ce que ces villageois civilisés exigeaient maintenant de nous. Et nous allions même parler sans être compris d’eux. Drôle de combat ! Plus loin, le feu avait pris une dimension dantesque. Voilà où nous finirions, morts ou vivants, car on a beau être civilisés, nous ne savons toujours pas être autre chose qui, en dehors de la mort ou de la vie, nous préserverait de l’injustice.

« Adieu, mon pauvre neveu !

— Je me battrai, mon oncle ! Je n’ai pas le choix !

— Pauvres, pauvres de nous ! »

Et tandis que nous échangions nos dernières paroles dans ce monde, n’imaginant plus pouvoir en dire autant dans l’au-delà, Xorok était revenu sur sa décision. On ne nous ferait pas cuire avant de nous manger. Il pinça en riant mes deux fesses, puis mes joues et remit sur ma tête une poignée des cheveux qui m’avaient été arrachés. Je ne comprenais rien à ce rituel. Jadis, nous, les Azas, nous tranchions l’unijambiste en deux parties non égales, et nous jetions celle à laquelle s’accrochait encore une jambe dans une mixture dont nous avons, avec l’abandon de cette cruelle superstition, perdu le secret. L’autre partie était donnée aux chiens. Un interprète sortit de la foule. Il s’appelait Zé, ou quelque chose d’approchant. Il prit le temps de tourner sept fois la langue dans sa bouche avant de s’adresser à moi en ces termes :

« Pourquoi ce jeune homme va-t-il nu ? Manque-t-il à ce point de civilisation ? Tu es bien habillé, toi ?

— C’est que, chez nous, répondis-je, l’usage du vêtement n’est pas encore une obligation. Mais cela viendra. Votre peuple en est la preuve…

— Nous ne connaissons pas les Azas. Connaissais-tu les Oris avant de les rencontrer en cette nuit noire ?

— Mon neveu et moi-même revenons de la guerre. Nous avons connu beaucoup de peuples, mais nous ne nous sommes jamais battus avec ou contre ceux que tu nommes les Oris.

— La guerre est une ignominie !

— Nous avons été enrôlés de force !

— C’est toujours ce que dit le guerrier à qui on reproche de s’être livré au massacre de ses semblables. Ton neveu porte les traces de l’héroïsme.

— Ce ne sont que griffures d’épines et caresses de femmes !

— Xorok dit que tu es un sage, car tu sais te servir de ton cul. Était-ce là ton combat ?

— C’est bien injustement qu’on m’a coupé une jambe alors que je m’offrais au plaisir d’un prince.

— Un jaloux ?

— Vous ne saurez jamais, ô peuple Ori, comme il est difficile de servir de paix à la guerre ! »

C’est ainsi que je provoquai l’hilarité générale. Bien m’en prit, car on cessa d’écraser les orteils de Kako entre les mâchoires d’un âne mort. On nous conduisit dans une maison où le feu était allumé et la soupe dans le pot. On nous servit et Zé traduisait joyeusement les encouragements et les critiques. La grosse femme qui nous servait était couverte de peaux toutes plus chatoyantes les unes que les autres. Je n’osai lui demander si elle ne crevait pas de chaud là-dessous. Elle m’invita à caresser ce poil épais et ma main rencontra plus d’un téton dressé pour l’amour. Que voulez-vous ? Je suis ainsi fait. Pour l’homme dénaturé et pour la femme qui en vaut deux.

Le chef Xorok avait pris place en face de nous, derrière le pot contenant la soupe. La fumée, poussée par la brise venant de la porte d’entrée, chatouillait ses frémissantes narines, mais il ne fut pas servi. Il fumait une grosse pipe de je ne sais quelle plante locale dont l’odeur ne me disait rien. Et pourtant, j’ai vécu.

La jeune fille qui dansait nue tout à l’heure s’était habillée, si on peut parler de vêtement à propos d’un châle qui semblait être tissé, art dans lequel nous les Azas faisons nos premiers pas, alors que les Oris étaient déjà capables de dessiner avec les couleurs du fil. Zé nous apprit qu’elle s’appelait Mara et qu’elle était destinée à Tizia, le peintre. J’avais entendu parler, entre deux batailles, de cet art qui consiste à peindre des figures d’hommes et d’animaux sur les parois de nos grottes ancestrales. Nous ne vivons plus dans les grottes, nous, peuples civilisés, et les Oris moins que les autres, mais ils prétendent avoir conservé la pratique de cet art et même d’en avoir hérité le rituel. Je tombai des nues.

« Nos grottes à nous, Azas, ne sont pas plus habitées que les vôtres, mais leurs parois ne sont pas peintes. Nous peignons nos assiettes comme d’autres peignent leurs boucliers, mais jamais personne chez nous n’a eu l’idée de peindre les murs d’une grotte. C’est ridicule !

— C’est pourtant ce que faisaient nos ancêtres, dit Zé. Je ne vois pas pourquoi nous ne le ferions pas nous aussi.

— Dans ce sens, cher Zé, je comprends les Oris.

— Tu es un sage, Koka. »

Xorok se mit alors à parler. Il y avait du monde dans la maison, peut-être la moitié du village. Notre grosse hôtesse avait disparu dans cette foule compressée. Tout le monde se taisait, sans aucune expression de respect, qui est la forme de terreur la plus répandue chez les peuples sauvages. On plaça pourtant un os au-dessus de la tête du chef, tenu par un enfant juché sur les épaules de son père. Chez nous, les Azas, personne n’aurait eu l’idée de placer ainsi un os au-dessus de celui qui parle, mais l’héritage culturel est ce qu’il est. Tant qu’il n’inspire pas l’honneur ni le respect, il est un usage digne de la civilisation. Les Azas et les Oris s’accordent su ce point : c’est l’honnêteté et la sincérité qui fondent le bien-être, qualité qu’il convient de reconnaître aux peuples policés.

« Zé, commença Xorok, explique à ces étrangers que demain est le Jour du Peintre et que cette nuit est celle où la promise se prépare à nous quitter pour le rejoindre dans la grotte où il construit son œuvre dans la lignée des milliers d’années qui nous séparent et nous sépareront toujours du Premier peintre… explique-leur, Zé ! »

Zé nous expliqua. Nous comprîmes. Xorok continua :

« C’est ainsi. Nous ne changerions rien à cette Fête. Et rien ne nous changera au point de nous contraindre à changer le rituel ou même à l’abandonner. Compris ? »

Je fis un signe de la tête après que Zé eût traduit.

« Voici ! Aujourd’hui, et depuis plusieurs années maintenant, et pour encore, nous l’espérons, de longues années à venir, Tizia construit une œuvre digne de ce nom. D’ailleurs, les dieux ne se sont pas manifestés pour dire le contraire, ce qui est quelquefois arrivé, reconnaissons-le, car à l’heure de choisir le peintre qui va succéder au précédent, mort de vieillesse en principe, il nous arrive de nous tromper. Les dieux ne nous le pardonnent pas. Et nous payons très cher cette malheureuse erreur de casting. Heureusement pour nous, nous avons fait le bon choix en élisant Tizia. Les dieux sont satisfaits de son travail. Il a repris la Grande Fresque dans le sens de la Tradition et avec autant de génie que ses heureux prédécesseurs. Comme le veut la Tradition, il vit seul dans la Grotte. Il y trouve de quoi se nourrir. L’eau et les petits animaux n’y manquent pas. C’est aussi un fin chasseur. À l’apprentissage de la peinture, nous n’oublions pas d’associer l’art de la chasse et de la survie en milieu hostile. Je dis hostile, car la solitude y est absolue. Du moins le serait-elle, amis Azas, si nous n’avions pas eu l’idée, peut-être suggérée par le Premier Peintre, de sacrifier chaque année, le Jour du Peintre, la plus belle de nos filles. Et la plus douée pour le plaisir. Avouons qu’il est arrivé que cette fille fût un garçon, ce qui n’a pas d’incidence sur cette tradition puisque le Peintre n’est pas censé se reproduire. Mais Tizia, en digne fils de son père, aime les filles. Explique-leur, Zé !

— Tizia est le premier fils de Xorok et d’Erka…

— Mara est belle et voluptueuse. Il ne lui reste plus, pour donner raison au poète, qu’à apporter à Tizia toute la tranquillité dont un artiste a besoin pour être lui-même et les autres à la fois. Demain, à l’aube du grand Jour, elle sera offerte à Tizia. Et comme le veut la Tradition, elle a maintenant toute la nuit pour se donner aux autres selon ce que son âme lui inspire. »

Et tandis que nous étions tous assis pour écouter Xorok, Mara se leva et sa robe glissa de nouveau à ses pieds. Le rasoir avait manqué quelques poils qui excitèrent Kako. Je passai ma main entre ses cuisses, par derrière et, empoignant son membre qui se raidissait rapidement, je le tirai vers moi, obligeant son maître à serrer les cuisses pour contenir une érection dangereuse. Comment ne pas craindre, alors qu’on est incomplètement informé d’une tradition, ce comportement généralement taxé d’obscène et, à ce titre, susceptible de faire l’objet de poursuites judiciaires avec ce que ceci implique de peine capitale en un temps où la civilisation balbutiait encore chez les Oris comme chez les Azas et sans doute bien d’autres peuples prometteurs ? Pas vrai ?

Xorok fit un signe convenu et Mara sortit, toute nue et échevelée comme on s’attend à rencontrer la femme en proie à l’extase du désir, laquelle précède, si je ne me trompe pas, le paroxysme du plaisir, avec pour temps de liaison toute la procédure naturelle de la caresse agrémentée des inventions connues et inconnues de l’imagination et de la fantaisie.

Nous assistâmes alors au spectacle de la danse de Mara dans la peau de la fiancée du Peintre. Le feu, alimenté par les femmes du village toutes vêtues de blanc, s’élevait encore plus haut. Mara était parfaite dans ce rôle, bien que le théâtre, si apprécié chez nous, n’appartînt pas aux traditions des Oris. J’avoue que moi-même, peu porté sur la pratique de la femme, j’éprouvai alors une espèce d’amour qui me mit en émoi, à moins que ce ne fût là toute l’influence que le membre à demi bandé de Kako exerçait sur moi, car je le tenais toujours. Le cœur de Kako y battait de plus en plus fort. Il me reprocha alors une douleur qui était bien de mon fait, comme je le reconnus en rougissant. Et Mara dansait tandis que la Lune déclinait lentement dans un ciel peuplé de gros nuages caressés par la lumière du feu. De temps en temps, elle en irisait les franges et sa lumière descendait en flocons.

Assis sur son trône, Xorok applaudissait chaque figure en braillant comme un ouvrier. La reine Erka (je ne sais si ce titre était le sien, Xorok ne s’étant pas présenté comme roi, mais comme chef) se montrait plus digne de mon admiration, car elle plaignait Kako sans cesser de faire signe à une servante d’en humecter les orteils douloureux avec un pinceau de soie enduit d’une substance magique. Je dis servante, mais je la voyais de dos et il n’y a rien qui ressemble plus à un homme parfait qu’une femme vue de dos. Je n’insistai pas, craignant une maladresse lourde de conséquences.

Nous passâmes ainsi une bonne partie de la nuit. Puis Mara déclara qu’elle en avait assez fait. Elle se coucha près du feu et sembla s’endormir. Je tenais bien le membre de Kako, décidé à l’empêcher de nous procurer des ennuis. Et ainsi accouplés, nous regagnâmes la maison qui nous était désignée comme l’hôtel de notre séjour chez les Oris. Erka nous y conduisit elle-même, car c’était une propriété de sa famille. Ce fut cependant sa servante, une fille décidément, qui manœuvra la serrure. Nous dormirions dans le même lit, habitude de soldats. Nous avions rendez-vous avec le soleil pour assister à la suite du rituel. J’avouai à cette femme charmante, la reine et non point la servante, ô moqueurs, que jamais de ma vie je n’avais été reçu aussi bien chez l’inconnu, si nous faisions toutefois exception de la réception, dont elle s’excusa encore en cachant le bâton dans son dos. J’ignorais totalement ce que la Tradition prévoyait de faire avec ce bout de bois enduit de mon sang et de mon odeur. Erka, souriante et précise, ne semblait pas s’en inquiéter. Elle nous laissa seuls, non sans nous recommander de laisser la fenêtre ouverte, car Xorok ne nous pardonnerait pas si nous manquions la cérémonie. Il lui avait avoué, à l’oreille, pendant que Mara dansait, qu’il se sentait tout excité à l’idée de nous en commenter le déroulement, quoique Zé, à son avis, ne traduisait pas bien et pas tout. Je ne savais si je devais rire ou pleurer de cette confidence. Et je bâillai. La porte se referma.

Je lâchai enfin le membre convulsé de Kako. Comme la branche qui sert de piège, elle se déploya à plaisir. J’ouvris la fenêtre, jetant un regard médusé sur le feu que des femmes apaisaient en le couvrant de cendres. Mara était couchée sur le côté, les jambes repliées, couverte de sa robe que quelqu’un avait simplement déposée sur elle. À distance pourtant, ou à cause de cela, je reconnus un beau visage. Les yeux fermés inspireraient le Peintre pas plus tard que la première nuit passée ensemble, je n’en doutais pas. Je rejoignis Kako dans le lit. Il achevait son œuvre dans un cri heureusement étouffé. Il n’était pas question de signaler cette vilaine habitude aux voisins.

Ensuite, je rêvai, à peine endormi cependant. J’entendais la respiration rapide de Kako qui ne se caressait pas pourtant. Comme il était étendu sur le dos, sans couverture, je vis qu’il ne pensait pas à sa cousine, ni à Mara. C’est dans ces circonstances que l’homme entreprend de prendre la place de la femme. Je m’en gardai bien. En plusieurs années de vie commune et de bataille en bataille, jamais Kako ne m’offrit ce mince plaisir : faire dresser une queue. Par chance, nos corps expéditionnaires n’en privent pas l’amateur. Avouerai-je ici que ce fut le côté positif de nos expéditions forcées ?

Soudain, tandis que je pensais à ces enfantillages d’homme, je m’aperçus que Kako avait quitté le lit. Je me redressai sur mon séant, cherchant la mèche de la lampe. La fenêtre était toujours ouverte. Je me mis à craindre le pire. Me précipitant à la fenêtre, je constatai avec horreur que Mara n’était plus là, couchée auprès du feu. Ceci ne voulait rien dire encore, mais en disait déjà trop. Elle avait pu aller coucher ailleurs. Oui, mais avec qui ? J’enjambai la fenêtre, me souvenant que la porte grinçait. La place était déserte. Le feu éteint fumait à peine, répandant l’odeur des cendres froides. Par terre, des pieds avaient piétiné la poussière, mais sans la brusquerie des enlèvements. On eût dit au contraire que, s’éloignant, deux êtres pourtant faits pour avoir les pieds sur terre s’étaient, non pas envolés (restons réalistes), mais allégés et que bientôt il me faudrait constater que ces pieds s’étaient effectivement élevés pour atteindre la hauteur d’un lit.


 

Raconté par Xorok (chef des Oris), plus tard à son procès chez les Azas

Quoi ! On voudrait me faire payer l’inconséquence du guerrier Koka qui n’a pas su s’occuper de ce neveu à lui confié par son beau-frère, lequel était allé noyer son chagrin dans une guerre lointaine. Allez-vous aussi m’accuser de la mort de cette femme, mère de Kako, que la maladie a emporté Dieu sait où ? Voilà l’oncle Koka emmenant au matin son jeune neveu à la chasse et le soir, le voici les armes à la main combattant un ennemi inconnu en compagnie de ce neveu qui — si les témoins sont dignes de confiance, et pourquoi ne le seraient-ils pas ? — prit rapidement goût au combat et y trouva des plaisirs que nous autres chasseurs ne pouvons comprendre, car nous tuons pour survivre et non pas pour vaincre. Pensez-vous une seule seconde que Koka serait resté éloigné de vous pendant de si longues années si le métier de guerrier ne lui avait pas paru plus noble que celui de chasseur ? Croyez-vous qu’il s’est plié à la volonté de son neveu, qu’il a accepté de combattre dans les rangs d’un peuple étranger pour satisfaire les désirs de ce jeune homme au destin de digne chasseur ? Je prétends que Koka est seul responsable de ce qui est arrivé. C’est lui qui, entraînant son neveu dans une guerre lointaine, en a fait un rustre tout juste bon à massacrer son prochain pour s’emparer de son bien. Ainsi l’oncle Koka ramenait de cette iliade sans fortune un fils de la noble lignée des Azas réduit à l’état de voyou capricieux et ignoble, assassin, voleur, violeur, compagnon hypocrite dénué de tout sens des valeurs.

Certes, nous les avions un peu torturés, sans plaisir, par pur esprit de justice, car nous crûmes qu’ils étaient des espions Olags et qu’ils étaient venus comme tous les ans, pour rapporter à leurs maîtres les détails du Grand Jour Ori. Les ayant capturés, puis reconnaissant qu’ils n’étaient point olags, nous avions conscience d’avoir laissé échapper les véritables espions. Mais quelle idée d’aller nu comme un Olag ! L’autre, vêtu en guerrier de l’Asie, semblait tout droit sorti d’une mascarade, je veux parler de l’oncle Koka. Le supplice du pal lui fut épargné à temps. Quant aux orteils de son neveu, ils ne souffrirent pas tant qu’il le dit aujourd’hui. Un enfant, en tout cas un enfant Ori, n’eût pas frémi comme ce lâche a tremblé.

Reconnaissant notre erreur bien légitime, nous les avons servis, choyés, chouchoutés… Je laisse au Tribunal le soin de choisir le terme qui convient à cette sincère réparation du tort causé à l’innocent. Mais étaient-ils si innocents que ça, ces mercenaires aux mains sales ? Leur passé ne nous regardait pas, pas plus que leur nature profonde, mais le doute s’était installé en nous au moment même où nous leur appliquions les tortures prévues par nos lois. L’oncle jouissait du pal, car celui-ci le caressait encore en attendant de lui crever les entrailles. Le neveu pleurnichait comme un enfant en bas âge qu’on prive de sa sucette. Et malgré ces doutes, nous les avons servis, choyés, chouchoutés…

Même Mara, la Fiancée de l’Année, avait interrompu sa danse rituelle pour observer de près ces louches invités tombés du ciel. Elle comprenait parfaitement qu’il était nécessaire de consacrer au moins une heure à ces intrus afin que Dieu pardonnât nos offenses. Puis le temps vint de reprendre notre fête. Les femmes étaient déjà sur la place pour relancer le feu qui s’était assoupi, signe de déclin prémonitoire. Les enfants s’étaient réveillés eux aussi, frottant leurs yeux lourds de rêves inachevés. Je voyais bien que ces deux étrangers ne comprenaient pas notre dévotion et qu’ils n’étaient là que pour nourrir leurs esprits dénaturés de fantasmes et autres signes d’immaturité. Comment ne pas voir dans ces deux hommes les deux aspects d’un peuple encore en proie aux usages anciens ? L’un vêtu d’un uniforme de mercenaire et l’autre nu comme un sauvage. Il y avait bien longtemps que notre peuple ne se comportait plus en soudard ni en brute. Pourquoi ne pas avouer que ces deux importuns titillaient notre curiosité. Nous en avions même perdu une partie de la ferveur exigée par la Tradition. Tous les visages se tournaient de temps en temps vers eux, laissant Mara seule avec le feu et la nudité qu’il éclairait.

Nous passâmes malgré tout une belle nuit. Le Rêve était à la hauteur de l’Attente, Mara étant d’une exceptionnelle beauté et son art répondant aux plus hautes exigences. Nous conduisîmes nos hôtes dans la maison réservée à l’accueil des étrangers de passage et aux derniers instants des condamnés à mort. Zé, celui qui parle aux hommes, connaissant toutes les langues, qu’il a apprises je ne sais où, mais Dieu le sait, Zé leur avait tout expliqué et ils secouaient la tête comme des chiens tout joyeux d’avoir compris l’essentiel.

Tout le village s’endormit dans l’attente du matin. Seule Mara demeurait auprès du feu, seulement couverte de la robe nuptiale dans laquelle elle entrerait si Tizia, le Peintre, voulait d’elle. Les fenêtres étaient ouvertes afin que le soleil réveillât tout le monde en même temps. Les étrangers comprirent cela, mais je doutais qu’ils eussent saisi la profondeur de nos croyances. Erka, mon épouse, me conseilla de ne pas fermer l’œil, car elle avait vu le manège des deux hommes et craignait que le plus jeune eût conçu pour Mara un désir que l’autre tentait de réfréner en lui tenant le membre afin de l’empêcher de se lever. Elle savait de quoi elle parlait, car je ressens moi-même cette sorte de désir quand, au hasard d’une promenade au bord du fleuve, j’assiste au spectacle des enfants nus qui s’y baignent. Vous voyez, messieurs, que je ne vous cache rien.

Mais je m’endormis. Je ne sais ce que fit Erka. Elle vous le dira elle-même. Je ne me souviens pas d’un seul de mes rêves, mais je fus arraché au dernier alors que mon esprit voulait y retourner. Erka me secouait. J’ouvris les yeux. Le soleil éclairait notre chambre d’une pâle lumière, celle des jours de pluie. Il ne pleuvait pas. Une brise humide et froide acheva de me réveiller, ce qui n’empêchait pas Erka de me secouer, car les gens étaient à notre fenêtre, parlant à voix basse comme si la nuit était encore là à guetter nos moindres gestes pour en comprendre les paroles. Je me réveillai tout à fait.

« Que disent-ils ? demandai-je. Je ne comprends pas un mot. Ma bouche est pâteuse…

— On ne te demande pas de parler ! grogna Erka. Écoute ! »

Je secouai longuement mes petits doigts dans mes oreilles. Puis j’entendis ceci :

« Mara n’est plus là !

— Mais alors qui est là ? fis-je, me rendant compte que je rêvais encore.

— Idiot ! fit Erka. Ce jeune sauvage l’a enlevée. Je t’avais dit de ne pas fermer l’œil !

— Tu n’aurais pas dû dormir, Chef, dirent les gens. Tu savais qu’il arriverait quelque chose. Et voilà, c’est arrivé… »

Je me levai et, par erreur bien compréhensible, j’enfilai la chemise d’Erka. Je sortis sur la place dans cette étrange tenue. Le feu ne fumait plus. Mara avait laissé la robe nuptiale. Je vis que ses pas, s’éloignant, ne trahissaient nullement une lutte avec l’homme, mais au contraire un parfait accord. Tout le monde avait vu cela. Je n’en parlai pas. La brise faisait voleter mes rubans. Je regardai dans la direction des pas. Cette rue obscure débouche sur le bois. Les gens y entraient déjà. Erka me poussa. Je ne me souvenais pas d’une pareille aventure passée. Personne n’avait jamais raconté une chose pareille. On citait le nom de trois ou quatre fiancées refusées par le Peintre. C’étaient là des fables édifiantes destinées aux filles. Pour les garçons, il y avait l’histoire du peintre dont les travaux avaient déplu aux dieux, mais depuis que nous savions qu’il n’y a qu’un seul Dieu, nous doutions de son authenticité. Elle ne pouvait plus servir leur éducation.

« Hâte-toi ! Idiot ! » soufflait Erka dans mon dos. Je me glissai entre les gens. J’atteignis bientôt la tête de la patrouille. On me reconnut. On me laissa prendre le commandement d’une recherche qui n’avait pas d’antécédent. Sans expérience, je ne valais pas plus que le plus faible d’entre nous. Même Zé ne trouvait plus ses mots. Nous suivîmes le chemin. Qu’y avait-il d’autre à faire ?

Une heure passa. Il se mit à pleuvoir. Il ne pleuvait jamais au Grand Jour. C’était un signe. Et comme il n’y a pas de signes pour justifier le bonheur, notre cœur s’emplit d’une angoisse à la fois noire et agile. Un véritable insecte du malheur ! Qui oserait rebrousser chemin maintenant ? Et jusqu’où irions-nous si nous allions au-delà du chemin, dans la plaine infinie qui ressemblait à un océan sans navires sur le fil de l’horizon ? Et si tous les gens étaient là derrière moi, avançant au rythme des fausses découvertes, qu’en était-il du village ?

Vous savez aujourd’hui que Zé mena la moitié du village dans la plaine et que tous ces braves gens ne sont jamais revenus. Le vent colporte des rumeurs invérifiables. Selon les uns, Zé et ceux qui le suivaient sont morts noyés dans l’océan, preuve qu’il existe pareilles étendues sans un seul navire à sa surface. Mais ils ne sont pas morts noyés, disent les autres. Ils ont été capturés par des Égyptiens et vivent maintenant sur les bords du Nil, comme jardiniers ou ouvriers des barrages d’eau. On parle aussi d’un enlèvement dans le ciel, mais personne n’a jamais vu un vaisseau spatial assez grand pour contenir la moitié des Oris. Babel, Cipango, la Californie… En vérité, nous ne savons rien de Zé ni de ceux qui le suivaient. Vous voyez là comment il nous est possible aujourd’hui de peupler la solitude des jours de pluie.

Et voici aussi comment le peuple Ori perdit la moitié de ses gens. On me le reprochera jusqu’à ma mort et la chronique ne manquera pas de me faire passer pour un âne.

Nous attendîmes de ne plus voir Zé qui marchait derrière ses gens. Il nous salua une dernière fois. C’était stupide de ma part de laisser partir vers l’inconnu celui qui parle aux hommes. Erka me pinçait le dos en me demandant de le rappeler car, selon elle, et elle avait raison, je commettais la plus grosse erreur de mon existence de chef. Nous retournâmes au village, l’esprit tourmenté par les signes avant-coureurs.

L’oncle Koka, comme vous l’appelez, fumait sa pipe devant la porte de la maison où il avait passé, nous dit-il, la pire des nuits depuis la bataille de Toulon. Et voici que se réveillant en sursaut, il constatait avec horreur que le village était désert. Il avait cru à une vision, comme celle qu’il avait eue à Lépante, et il avait fouillé toutes les maisons. Il était même entré dans la grotte.

À cette nouvelle, nous frémirent tous ensemble. Jamais un étranger n’était entré dans la grotte, au Grand Jour comme en n’importe quel jour ordinaire ou festif.

« Ce qui m’a soucié, dit-il de sa voix de fausset, c’est que mon neveu Koka vous avait suivis. Voyant la trace de vos pas dans la rue du bois, j’ai supposé, après une heure d’affolement, que vous vous livriez au rituel traditionnel d’un pèlerinage. Cela m’a soulagé. Je me suis remis à respirer. Et comme après la bataille, j’ai allumé ma pipe. »

Nous, ne sachant pas encore que nous avions perdu à jamais la moitié des nôtres, observions cet hypocrite qui tirait de sa pipe de longues bouffées aussi grises que les nuages qui menaçaient de tonner. Il souriait en nous rendant les regards que nous aurions voulus écrasants de justice. Puis ses yeux fouillèrent la moitié de foule qui lui faisait face, silencieuse et impatiente.

« Je ne vois pas mon neveu Kako parmi vous… dit-il toujours sur le même ton cauteleux. Kako ! Montre-toi ! As-tu enfin honte de ta nudité que tu te caches ? »

Erka, nerveuse comme un scorpion dans les draps, fendit la foule pour se planter, les mains sur les hanches, devant cet étranger qui ne lui fit même pas l’honneur de se lever.

« Vous ne voyez pas Mara non plus, n’est-ce pas ?

— Euh… non…

— Car si vous la voyiez, vous mentiriez !

— Je ne me permettrais pas de mentir à une femme aussi… aussi masculine que vous… Et c’est un compliment de ma part…

— Kako et Mara ont disparu. Vous dormiez ! »

À ces mots, Koka se leva enfin. Ses bras tombèrent le long de son corps presque plié au niveau des hanches. Une dernière bouffée monta vers le ciel, se perdant dans les nuages. Oui, il avouait enfin : Il avait pensé toute la nuit que son neveu avait filé avec la belle Mara. Et il n’avait pas dormi. Il avait vu tout le village s’engouffrer dans la rue du bois. Et il avait attendu des heures notre retour. À vue d’œil, il ne pouvait pas savoir que la moitié d’entre nous avait pris le chemin de la plaine et de cet inconnu, appelé océan par ceux qui le connaissent, où ils allaient disparaître à jamais, réduisant notre civilisation à l’état de mendicité par quoi commence le déclin. Quel hypocrite !

Mais n’allez pas m’accuser d’avoir condamné à mort un hypocrite pour la seule raison qu’il est hypocrite. Vous pensez bien, messieurs, que civilisés comme nous le sommes, nous, les Oris, nous n’appliquons la peine capitale qu’aux cas les plus les plus graves, je dirais même, les plus ignobles et les plus attentatoires à l’état de civilisation. Voyant qu’Erka était en train d’initier un procès public sans avoir en main les éléments constitutifs du crime, je m’interposai et, les yeux dans les yeux, je demandai à l’étranger ce qu’il avait vu dans la grotte. Il me répondit, retrouvant son sourire de tartufe :

« Rien. Une grotte, quoi ! Nous ne vivons plus dans les grottes depuis longtemps nous aussi. Mais je n’en ai pas dépassé l’entrée. À quoi bon s’enfoncer dans l’obscurité quand on sait ce qu’est la lumière ? »

Ayant dit cela, il nous traita d’amis. Comme je suis chef et par conséquent (ou c’est une qualité) enclin à pratiquer les sucreries du langage, je posai ma main droite sur l’épaule gauche de ce jésuite, signe que je le reconnaissais pour ami au moins le temps d’être plus informé sur ses véritables intentions. Débarrassé de son obscène neveu, il ne lui restait plus qu’à prendre la poudre d’escampette. Or, je voulais le retenir pour le livrer à mon peuple quand il serait cuit à point.

« Il est grand temps de continuer notre cérémonie, » déclarai-je.

Le peuple me jeta un regard mi-inquiet mi-confiant. Erka reconnaissait sans le dire que je n’étais pas si bête que ça. Cependant, l’étranger n’avait pas perdu sa fine intelligence de survivant. Il dit, rallumant sa pipe :

« Est-il possible de reprendre cette cérémonie alors que la Fiancée n’est plus là ? J’avais cru comprendre que sa présence était nécessaire. Avez-vous dans l’idée de me livrer à sa place à ce Grand Peintre qui ne partage peut-être pas avec moi le goût que j’ai pour le bien-être de mon cul et la prometteuse érection de l’autre ?

— Vous parlez devant des enfants, » fit remarquer Erka.

Sa main tremblait, mais les yeux soutenaient les grimaces du faux jeton obscène et insouciant qui commençait à entrevoir les avantages du plaisir sans avoir aucune idée de ce que nous en pensions nous-mêmes.

« Dommage que votre neveu ne soit pas là pour goûter à notre plaisir, dit-elle. Je doute que Mara lui en procure de plus divins.

— Je suis à vous ! » déclara l’étranger trompé par notre inavouable patience.

Ma moitié de peuple m’avait compris. J’eus droit à une ovation prudente qu’Erka interrompit d’un geste de la main. Nous nous rassemblâmes autour du feu pour une prière silencieuse. Il n’était pas difficile de deviner à quoi chacun pensait. Nos sujets de réflexions venaient de se réduire à un seul. Personne ne prononça le nom de Mara. Seul Koka s’exprima obscurément sur la déraison de son neveu, arguments qu’il ne nous été pas possible d’apprécier à leur juste valeur car nous manquions d’éléments relatifs à leur aventure guerrière.

« En route ! » criai-je sans émoi.

La foule, ou plutôt ce qu’il en restait, s’ébranla en direction de la grotte. Son rideau était resté ouvert, Koka ne l’ayant pas refermé après sa visite impromptue. Debout à l’entrée saturée d’insectes, je prononçai la prière rituelle. Dès que nous fûmes entrés, Koka émit à haute voix quelques critiques relatives à l’humidité et au degré de température. L’ombre de la galerie l’inquiéta. Il attendit que tous les flambeaux fussent allumés. Nous pénétrâmes alors dans la première salle, celle qu’on pouvait, dans certains cas prévus par la Loi, présenter à l’étranger en voyage. Koka ne cacha pas son admiration. Il siffla comme au temps des spectacles sacrificiels. Les gens, avertis par mon jeu, n’hésitèrent pas à le féliciter pour son goût. La flatterie a toujours son mot à dire dans les circonstances de l’attente. Et, quoique nous attendions plutôt le retour de Zé et de l’autre moitié du village, l’attente du jugement prononcé à l’encontre de cet insolent étranger ne nous préoccupait pas moins.

« Je n’ai jamais rien vu de pareil, s’exclama-t-il sans retenir ses larmes. C’est tout simplement d’une beauté divine.

— Pourtant, siffla Erka, ce que vous voyez là est l’œuvre de nos enfants…

— Est-il possible qu’un enfant maîtrise le trait à ce point ? » jubila Koka.

Il éprouvait des doutes, sinon c’était un parfait imbécile. Nous jouions mal la comédie, pour ce que je pouvais en juger. Certains d’entre nous ne pouvaient s’empêcher de rire, surtout les femmes. Et je savais qu’une moitié de ce rire était l’expression du plaisir qui serait éprouvé par tous lors du prononcé du jugement. Mais Koka, s’il doutait habilement du génie de nos enfants, ne pouvait pas savoir où nous le menions. Nous ne savions pas nous non plus, malgré une apparente légèreté du sentiment, ce que le destin nous réservait. Aussi quittâmes-nous la première salle, dite des Enfants Nés, pour entrer dans la seconde.

La foule avait hésité. En effet, si rien ne dit dans la Loi que l’Étranger ne peut être admis à pénétrer dans cette salle sacrée, personne ne peut soutenir cette thèse sans se soumettre à la critique des esprits les plus observateurs des usages et habitudes de notre peuple. Je poussai Kako devant moi. Cette tante ne vit aucun inconvénient à passer le premier, car il tenait son propre flambeau et, pendant que je me retournai pour encourager mon peuple, il découvrit l’ampleur du spectacle qui s’offrait à lui. Cette salle était en fait la première de notre Histoire. Nos spécialistes pensaient que cette œuvre magistrale avait occupé les anciens Oris pendant des millénaires, sans qu’il fût possible de les compter, tant les styles s’entrecroisaient, donnant ainsi une image parfaite des Premiers Temps. Koka tomba à genou et pria. Était-il sincère ? Je le crois.

Puis nous entreprîmes le Grand Voyage dans le Temps Ori. De salle en salle, on parcourait l’Histoire dans sa sainte Chronologie. Chaque salle représentait des siècles, voire des millénaires. Koka se jeta chaque fois à genou. À la troisième salle, il priait à haute voix. Nous ne connaissions pas ces prières et, Zé n’étant pas là pour nous guider, car Koka s’exprimait dans sa langue, nous les répétions sans en comprendre la profondeur. Où Koka avait appris notre langue ? Nous ne le savions pas encore.

Enfin, nous atteignîmes, après des jours de voyage, l’avant-dernière salle, autrement dit celle qui précède le Temps Actuel. J’expliquai alors à Koka qu’il est interdit d’entrer dans la dernière salle. Seul le Grand Peintre peut nous y autoriser. Dans ce cas, le Temps Actuel est accompli et le peuple Ori entre dans le Temps Futur. Koka avait du mal à comprendre nos finesses. Pouvait-il entrer le premier, comme il y avait été autorisé dans les salles précédentes ? Je ne savais pas.

Il s’étonna :

« Vous ne pouvez pas ne pas savoir ! s’écria-t-il. Nous sommes ici à la limite du temps, si j’ai bien compris…

— Vous avez compris, mon ami, dit Erka qui le caressait. Mais nous avons égaré la Fiancée. Nous ne savons pas ce que Tizia va penser de cet incident.

— Lui direz-vous que j’en suis en partie responsable ? Me fera-t-il payer cette privation de beauté et de sexe ?

— Qui sait ? » dis-je.

En vérité, n’ayant jamais vécu ce genre de situation et les Annales n’en disant rien, comment pouvais-je savoir ? Nous entreprîmes la visite sans nous hâter, car nous redoutions le pire. Tizia s’en prendrait à nous plutôt qu’à Koka. Nous le connaissions assez pour en être certains. Enfin, parvenus à la moitié de la galerie, nous trouvâmes le corps de Zinia. Tizia ne l’avait pas entièrement dévorée. À vrai dire, il n’y avait guère touché. Il est d’usage que le Grand Peintre, à la veille du Grand Jour et pendant la Nuit de la Fiancée, mange la Mariée avec laquelle il convole depuis un an. Il arrive toutefois que l’artiste, peu séduit par le cannibalisme, laisse au village le soin de la manger. C’est une de nos discussions les plus épineuses. Beaucoup d’esprits pensent aujourd’hui que manger de l’homme n’est pas un acte civilisé. Il est fort probable, si j’en juge par ce que j’observe depuis que je préside aux destinées de ce peuple, que les Oris de l’avenir ne mangeront plus de chair humaine. Si cela doit advenir, je ne m’y oppose déjà plus.

« C’est horrible ! s’écria Koka. Manger de l’homme est un péché. Je pensais, comme tous les gens des peuples que j’ai rencontrés pendant mon long périple dans le Monde, que plus personne ne mangeait de la chair humaine.

— Je crois que notre artiste vous donne raison, mon ami, murmurai-je pour ne pas être entendu par mon peuple.

— Il a tout de même avalé toute la chair d’une cuisse !

— À moins que ce soit les petits animaux…

— Les petits animaux ?

— La grotte nourrit ainsi son Grand Peintre.

— Pauvre fille, tout de même ! Ah ! Si c’était un garçon… »

Les enfants de chœur, sur un signe d’Erka, s’empressèrent d’ôter le corps de Zinia de notre vue. Les petits animaux, tapis dans les anfractuosités vertes, reluquaient sans aucune discrétion la flaque de sang. Koka prévint qu’il se trouvait mal. Erka, qui ne maîtrisait plus ses propres nerfs, le poussa vers le fond de la galerie. Un autre cri, plus épouvantable que le premier, se répercuta longuement. Tout le monde se boucha les oreilles. Alors Erka éleva le Pinceau.

« Est-il possible que Tizia laisse traîner le Pinceau ? » m’écriai-je.

Le peuple répondit par un soupir désespéré. Ceux qui avaient douté de Tizia dès le jour sacré de son élection élevèrent la voix.

« Si ce n’était que cela ! » hurla Erka.

Elle tenait dans sa main la tête de Tizia ! Tout le monde tomba à genoux. Une rumeur d’angoisse fit trembler les parois de la grotte. Les petits animaux filaient vers la sortie. La tête tranchée de Tizia se balançait au bout de ses cheveux. La grimace d’Erka était horrible.

« Le corps ! hurla-t-elle. Il a mangé le corps du Grand Peintre !

— Mais de qui parles-tu, Erka ? » gronda le peuple abasourdi.

Acculé, Koka leva les bras en l’air, la bouche grande ouverte et les yeux révulsés. Je me précipitai sur lui pour le désarmer. Après l’avoir torturé par erreur, nous lui avions rendu son épée de mercenaire. Il s’en était servi contre le Grand Peintre.

« Qu’as-tu fait de son corps misérable ? »

Aucun son ne sortait de sa bouche. Les voilà bien, les assassins ! Leur audace n’est que le fruit de la lâcheté. Une épée contre un pinceau ! Et nous l’avions respecté quand il nous avait reproché de pratiquer le cannibalisme contre toute idée de civilisation. Et nous ne savions toujours pas qui lui avait enseigné notre langue. La parlait-il quand nous l’avions arrêté en compagnie de son neveu ? Pas que je sache, messieurs !

Puis la voix lui revint, comme par miracle, mais c’était là un effet de comédien avisé. Il jouait maintenant l’innocence injustement accusée. Il pétrit mes genoux.

« Je ne l’ai pas tué ! Je suis bien incapable de tuer un saint homme !

— Oserais-tu compter le nombre d’hommes que tu as envoyés en Enfer, sinistre assassin !

— Je me suis toujours défendu ! Je n’ai jamais tué pour tuer.

— Tu es entré ce matin dans la grotte, profitant de notre absence pour commettre ton forfait ! Il y a du sang sur ton épée ! Regarde ! »

Et j’exauçai ce fer dans la lumière d’un flambeau. Le sang venait à peine de sécher. C’était le sang de Tizia. Comment le savais-je ? Parce qu’il ne pouvait en être autrement. Ma conviction se passait de preuves. Et le peuple était aussi convaincu que moi. Cet étranger était un assassin. Il roulait des yeux larmoyants comme la bête dont on a immobilisé le cou pour la saigner à mort. Nous le traînâmes hors de la grotte. Son sort était scellé.

Nous voulions bien croire que Tizia, selon la Tradition, avait mis fin aux jours de Zinia. Nous pouvions aussi croire que les petits animaux avaient dévoré la cuisse de Zinia. Mais comment Koka expliquait-il la tête de Tizia séparée de son saint corps ?

« Où as-tu jeté le corps de notre Grand Peintre, assassin ? Es-tu entré dans le Temps Futur ?

— Je ne sais pas de quoi vous parlez, mes amis…

— Nous ne sommes pas tes amis, gredin ! Et nous n’avons pas besoin de tes aveux pour te juger. Cette tête sacrée parle pour nous ! »

Ainsi s’acheva cette triste journée, celle du Grand Jour de l’An Mara qui n’eut pas lieu comme nous l’avions désiré. Au soir, nous étions réunis autour du feu. Nous, c’est-à-dire la moitié du peuple Ori, car Zé n’avait pas ramené l’autre moitié. Sur quelle piste l’avaient mis ses recherches. Nous cultivions encore l’espoir de le voir revenir, sans doute dans la nuit, avec les deux fuyards. Le procès qu’on allait me confier s’annonçait grandiose. Les trois accusés finiraient sur l’échafaud. Mais cette consolation ne nous serait d’aucun secours, car la grotte était désormais inhabitée. Et la Loi ne parlerait pas pour nous, personne, dans notre immense passé, n’avait prévu une pareille situation. Je nous croyais perdus.

Erka était effondrée. Elle protégeait des insectes la tête morte de Tizia, secouant une queue de cheval sous les lumignons qui éclairaient la Salle du Conseil. Koka, enchaîné au banc, pleurait comme un enfant. Il comprenait que, seul juge après Dieu, je ne lui pardonnerais jamais d’avoir précipité mon peuple dans le malheur et peut-être la mort.

« Où as-tu appris à parler notre langue ? vomis-je dans sa propre bouche. Il ne suffit pas d’une nuit pour en maîtriser l’antique beauté. Tu la parles depuis longtemps. Je doute que tu sois un Aza comme tu le prétends. Au fond, nous avions raison de te torturer comme espion des Olags. Tu cherches la guerre au nom de ton peuple maudit !

— Je suis un Aza. Tu peux me croire. J’ignore comment j’ai appris la langue Ori. Je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit, car je savais que mon neveu avait conquis le cœur de Mara…

— Comment le savais-tu ?

— Nous avons longtemps vécu la même vie, Kako et moi. Toutes ces guerres nous ont rapprochés jusqu’à former le même être. Je sais toujours ce qu’il pense et ce qu’il va faire.

— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? Je t’aurais cru, moi.

— J’y ai pensé toute la nuit ! Et puis le sommeil m’a enlevé, car je suis son esclave, comme tout bon soldat. Et quand je me suis réveillé, il était trop tard ! »

Alors Koka raconta comment il était entré dans la grotte. Contrairement à ce qu’il avait d’abord prétendu, il avait franchi l’ombre et pénétré dans la première salle. Et il avait parcouru tout le Temps Ori, sans savoir où il mettait les pieds, cet ignorant ! Alors apparut Zinia. Après Mara, il n’avait jamais vu une femme aussi belle. Mais au lieu de lui déclarer son amour, comme tout homme digne de ce nom, il lui avait demandé où étaient passés les gens du village. Il se doutait que tout le monde était à la recherche de Mara et de Kako.

« Je ne sais pas de quoi tu parles, dit Zinia. Je ne sais même pas qui tu es.

— Je ne suis qu’un voyageur, dit Koka. Le village est désert. Il ne reste plus que toi. Je voudrais comprendre. J’ai l’impression de rêver. Viens avec moi si tu ne me crois pas. Il n’y a plus personne. Nous sommes seuls toi et moi.

— Tu oublies le Grand Peintre. Il ne se montrera pas.

— Je veux lui parler.

— Tu n’as pas le droit d’entrer dans le Temps Futur !

— Tu en sors bien, toi ! »

Et, bousculant la pauvre fille qui n’était pas de force face à un guerrier, Koka est entré dans le Temps Futur. Je le rapporte comme il me l’a dit.

À peine entré, il vit un homme couvert de taches de peinture. Ce ne pouvait être que Tizia. Qui d’autre ? L’artiste leva alors son pinceau comme s’il comptait se défendre avec cet outil sacré. Koka n’ignorait pas le caractère magique de ce pinceau. Il en redouta les effets sur sa personne. Il perdit la tête, dégaina son épée et trancha la tête du peintre. Elle vola hors du Temps Futur pour revenir au Temps Actuel. Zinia, qui attendait sans se décider à agir, vit la tête rouler jusqu’à ses pieds. Elle s’effondra et sa propre tête heurta la roche, se fendit à peine et par cet interstice délicat, le sang se mit à couler. Koka, revenu du Temps Futur, regarda la flaque rouge s’épancher autour de la tête de Zinia. Il tenait encore son épée à la main. Elle était rouge du sang de Tizia. C’est à ce moment-là qu’il s’aperçut qu’il parlait la langue Ori. Il s’était adressé à Zinia dans cette langue et il avait parfaitement compris ce qu’elle lui avait dit. Il était maintenant horrifié par ce qu’il avait fait. Il était ensuite sorti de la grotte et, tandis qu’il s’apprêtait à prendre la fuite, il nous avait vus revenir de la plaine, sans Zé ni l’autre moitié du peuple Ori, et bien sûr, sans Mara ni ce voyou de Kako. Pris de panique, il avait allumé sa pipe. La suite, vous la connaissez. Et vous savez aussi que nous l’avons crucifié, embaumé et mis à sécher dans un arbre. C’est cette momie que vous me reprochez.


 

Raconté par Erka (épouse de Xorok) au même procès

Nous avons toujours eu le respect des morts. Et celui des suppliciés plus que tous les autres. Koka a été crucifié, car il devait souffrir avant de mourir. Cet homme seul avait changé notre destin de peuple tranquille en enfer sur la Terre. Mais une fois mort, nous l’avons respecté. Il a été embaumé selon nos rites (nous avons un peu de sang égyptien), puis nous l’avons placé dans les branches d’un arbre au lieu-dit des Momies. Pour des raisons inconnues de nous, c’est à cet endroit que l’on momifie le mieux. Et pour longtemps.

Il y eut des esprits pour critiquer la sentence. Ces critiques reposaient entièrement sur le fait que Koka avait supposément appris notre langue en une nuit. Les défenseurs de cette idée n’ont toutefois pas apporté la preuve qu’il ne la parlait pas avant de nous connaître. Vous pensez bien que ce prétendu miracle aurait sans doute changé notre destinée. Et nous aurions aujourd’hui un successeur digne de Zé. Mais ce n’était pas un miracle. Nous ne savons d’ailleurs pas de façon certaine pourquoi Koka nous a menti sur ce sujet. Nous avons pensé qu’il était en réalité un espion olag venu pour déchiffrer nos codes afin de les imiter. Ce procès témoigne maintenant en faveur de sa déclaration d’appartenance à la race des Azas. Je ne reviendrai pas là-dessus.

Toutefois, s’il n’a effectivement pas menti sur sa race, Koka n’en est pas moins exempt du soupçon d’avoir tenté d’attribuer la mort de Zinia à Tizia et celle de ce dernier à un monstre venu des profondeurs de la grotte. Il savait que la Loi nous interdit, sous peine de souffrance et de mort, d’entrer dans le Temps Futur. Une pareille exploration, proposée par nos défenseurs, ne peut être envisagée. Personne n’ira plus loin que le temps Actuel, et encore, à la condition d’appartenir à la race des Oris. Raison pour laquelle nous affirmons qu’un Ori, en l’occurrence mon époux Xorok, ne peut être jugé que par des Oris.

Sachant que ladite exploration de la grotte à la recherche d’un monstre caché dans ses profondeurs est impossible, Koka a tenté de rendre tout verdict nul et de nul effet. Cette manœuvre n’est pas autorisée par nos lois. Nous avons donc appliqué le principe de la conviction et, comme le prévoient nos textes, c’est notre chef, mon époux Xorok, qui a rendu le verdict conformément à sa conviction. Le procès intenté à Koka n’est donc pas un assassinat comme le prétend le Parquet Aza.

De plus, comme je l’ai dit, la momie de Koka est aujourd’hui une relique sacrée. Vous n’aviez pas le droit de vous en emparer pour l’enfouir dans votre terre comme le font les animaux.

Le lendemain du Grand Jour, nous avons monté dans un arbre, au lieu-dit La Momie, le cadavre de Zinia. Ce fut une mémorable cérémonie. Les pleurs ont accompagné ce rite ancestral de la manière la plus digne qui fût. Nous souffrions en silence, car Koka, qui nous voyait depuis la fenêtre de la Maison des Étrangers et des Suppliciés, où il avait passé la nuit précédente en tant que voyageur, ne devait en aucun cas assister à notre profond désarroi.

La tête de Tizia devait revenir à la Grotte. Une procession fut organisée l’après-midi même et la tête fut déposée à l’entrée du Temps Futur. Le lendemain, nous constatâmes qu’elle était retournée dans le Temps Futur. Les petits animaux n’ont pas le pouvoir d’entrer dans ce Temps strictement humain. La thèse de Koka fut donc rejetée.

Deux jours après la tragédie, Zé n’était toujours pas rentré. Le procès de Koka eut donc lieu en présence de la moitié des Oris. Il commença par une prière pour le bon déroulement des recherches conduites par notre Maître des Langues. Koka s’y associa, ce qui en toucha plus d’un. Xorok, il faut le reconnaître, s’en tint aux faits et à sa conviction intime. Le débat proposé par Koka était une farce. La théorie du Monstre Futur fut écartée d’emblée.

Voilà ce que je peux vous dire, mesdames, à propos des faits tels qu’ils me sont apparus, en toute sincérité, et de mes sentiments, que mon honnêteté me conseille de ne pas vous cacher.

Les semaines, les mois passèrent. Et Zé n’était toujours pas rentré. Privé de sa légitime moitié, notre peuple céda à la tristesse. Ce fut alors que les plaies s’ouvrirent.

Nous portons en nous toutes les maladies, tous les malheurs et toutes les catastrophes du Monde. Chaque fois que la tristesse s’empare de notre esprit, une plaie s’ouvre et nous souffrons. Le Temps nous conseille les remèdes et les solutions, mais quand les plaies se multiplient au point qu’il n’est plus possible de les identifier une par une, alors la tristesse devient angoisse et l’angoisse folie. Tel était le chemin sur lequel nous nous trouvions maintenant. Le recours aux reliques n’y changea rien.

Six mois plus tard, en plein hiver, nous descendîmes de son arbre la relique de Koka. C’était la seule relique de supplicié que nous possédions, car les anciennes avaient achevé leur mission dans la poussière. Il y avait si longtemps que notre peuple n’avait pas connu l’assassinat !

La momie de Koka était parfaite. Même le regard avait été conservé. Il n’y a pas de civilisation sans la science. Mais pouvait-on s’en féliciter à l’heure où nous disparaissions de la surface de la Terre ?

Nous formâmes un beau cortège d’enfants nus, de vierges blanches et de vieillards chenus. Le plus petit des enfants, placés en tête, portait la momie. Il conduisit alors la procession à la porte du Temps Futur. Nous autres, adultes au travail, demeurâmes sur la place pour attendre le retour de cette mission désespérée. Les malades, les fous et les malheureux n’étaient pas sortis des maisons. Et nous ne les avions pas forcés à nous rejoindre.

Une heure plus tard, le cortège était de retour. Nous replaçâmes la momie de Koka dans son arbre. Il fallait encore attendre. Dieu nous avait peut-être entendus. Mais une semaine plus tard, nous avions essuyé tant de calamités que Xorok eut une crise de nerfs. Il s’accusa de tous les crimes.

Dans le lit, je tentais toutes les nuits, et parfois même le jour, d’apaiser sa douleur d’homme. Mais, comme il ne cessait de le répéter, il n’était plus possible de rejuger Koka pour lui donner raison et peut-être satisfaire le Dieu qui ne veillait plus à notre bien-être.

« Qui te dit que la mort de Koka y est pour quelque chose ? répétai-je jour et nuit. Je crois plutôt que la tête de Tizia n’est toujours pas revenue sur ses épaules. Il nous faut attendre le prochain Grand Jour. Nous verrons bien s’il est à l’œuvre de nouveau. Apportons-lui une fille, la plus belle.

— Il n’y a plus de belle fille chez nous ! Tu le sais bien. Regarde autour de nous. Nous sommes tous malades, malheureux, tristes, angoissés, presque morts !

— Donnons-lui un enfant ! Une petite lolita…

— Que crois-tu que je fasse à la fenêtre tout le jour que Dieu fait ? Je regarde les petites filles. Tu sais bien que je les aime. Et bien aucune ne me fait envie. Je serais bien fou si je pensais que l’une d’elles pouvait passer pour une femme auprès de notre Grand Peintre. En admettant qu’il ait retrouvé sa tête.

— Il faut faire quelque chose, Xorok ! Sinon, nous disparaîtrons !

— Il faut maintenant espérer que Dieu nous a séparés de l’autre moitié pour lui réserver un sort meilleur que la pauvre moitié que nous sommes.

— Dire que Koka parlait toutes les langues, lui aussi !

— Il parlait la sienne et la nôtre. Aucune autre. Il n’en a pas apporté la preuve en tout cas. J’ai bien fait de conclure qu’il n’était pas maître des langues comme le noble Zé. C’était un imposteur. Il a tout fait pour nous nuire et…

— Et il y a parfaitement réussi ! »

J’eus une autre idée pour sauver notre vieux peuple d’une fin indigne de son passé. Je réveillai Xorok en pleine nuit. Il commençait à avoir l’air de ce qu’il était devenu à force de se ronger les sangs : un fou. Était-il encore opportun de tenter de raisonner avec lui ? Certes, il avait raison au sujet des petites filles. Il accepta d’ouvrir les yeux pour m’écouter.

« Voici, commençai-je. Faute de belle fille et de lolitas, il nous faut un peintre à la hauteur de l’enjeu…

— Tu es folle ! Si Tizia est vivant, il provoquera un séisme avec l’aide de Dieu !

— Mais qui te dit qu’il est vivant ? A-t-on déjà vu un homme recoller sa propre tête sur ses épaules ? Après avoir perdu tout son sang…

— Avec l’aide de Dieu…

— Mais Dieu existe-t-il ! Et s’il existe et que Tizia est mort, alors Dieu est en train de nous faire payer l’arrêt des travaux.

— Et si Tizia n’est pas mort et que Dieu n’existe pas, comment expliques-tu toutes ces calamités ? Jamais le peuple Ori n’a autant souffert de n’être plus lui-même. J’ai consulté les Annales. Je sais ce que je dis !

— Tu ne sais que ce dont tu es convaincu ! Voilà ce que tu sais !

— Tu me reproches toi aussi la mort de Koka ? Je sens que je vais mal finir… »

J’eus d’autres idées, toutes aussi mauvaises les unes que les autres. Je dépérissais aussi de ce côté-là. Mes seins tombèrent sur mon ventre. Et mon ventre sur mes cuisses. Et Zé semblait avoir trouvé autre chose que ce qu’il cherchait, une terre promise peut-être. Si Xorok connaissait les Annales écrites dans notre langue, il ignorait le sens de celles qui ne contenaient que d’illisibles hiéroglyphes. Zé savait tout. Je le soupçonnais d’avoir réfléchi en chemin à tout ce qu’il savait. Que lui importait le destin de Mara et Kako ? Et pourquoi cherchai-je obstinément à l’accuser de trahison ? D’ailleurs, un homme qui convainc la moitié de son peuple peut-il être considéré comme un traître ? N’est-il pas plutôt un visionnaire ? Ah ! Diable ! Je me racontais n’importe quoi pour résister à l’ennui. Xorok ne m’amusait plus, mesdames ! Et les autres, cette moitié maudite par je ne savais quel décret, ne m’apportaient plus la joie nécessaire au gouvernement. Et cette moitié devint une autre moitié et peut-être encore une moitié de la moitié… quand le printemps, tout frétillant de projets pour tout le monde, remplit le ciel de notre village d’une pluie de semences toutes fraîches. Les mauvaises herbes ne tardèrent pas à envahir nos plates-bandes. Et personne ne trouva l’énergie de se remettre à l’ouvrage. Nous avions perdu notre fierté. Et avec elle, notre liberté de penser.

Xorok ne pouvait plus servir d’exemple. Alors à qui confier les rênes de notre destin ? J’avais épuisé les solutions hypothétiques. Ce n’est pas dans l’imagination qu’il faut chercher la mesure, le procédé ou la ressource. Zé prétendait que toute explication naît d’elle-même et que par conséquent il faut laisser les systèmes au hasard et les intrigues aux rencontres. Mais n’est-ce pas exactement le contraire que nous faisons en choisissant nous-mêmes nos chefs ? Et voilà l’aristocratie au pouvoir, alors qu’elle est le siège de toutes les inventions quand elle ne possède que la science et les arts. Telle était ma nouvelle idée. Car le Grand Jour de la nouvelle année approchait. Allions-nous, pour la première fois de notre Histoire, si les Annales disaient vrai (je commençais d’ailleurs à en douter), déroger à nos lois et peut-être mettre fin à la Tradition ? Qui pouvait imaginer une pareille absurdité ? Nous avions toujours respecté le Rituel et la Peinture n’avait connu aucune interruption autre que celles que les peintres successifs consacraient de temps en temps à la réflexion.

Tandis que je crachai dans le sucre de nos fruits avec d’autres femmes et que les hommes achevaient la bière de l’an passé, je proposai de confier l’élection de la Fiancée au Hasard seul. Les femmes salivèrent à cette idée. Les hommes, toujours plus prudents que courageux, remirent sur la table les vieilles raisons de préférer le vote du peuple au hasard d’on ne sait qui. Il n’y en eut pas un pour disputer l’autre. Et l’ancienne bière coulait à flot alors que nos glandes salivaires de femme promettaient un prochain cru de haut degré.

« Quoi ! reprit Xorok qui parlait toujours après les autres (en chef qui tient à le rester). Nous jourions aux dés le sort d’une de nos filles ? Est-ce seulement concevable ?

— Qui te dit que les hommes jetteront ces dés, idiot ? répondis-je à ce lendore. Je ne vois pas où vous trouveriez ce courage, dipsomanes émérites ! Ce que je te demande, Xorok mon époux, c’est que tu permettes aux femmes de procéder à ce tirage au sort.

— Mais imagine un instant que Tizia soit à l’œuvre ! Crois-tu qu’il acceptera de coucher avec un laideron, si c’est ce que décide ton dieu Hasard ?

— Couche-t-il seul depuis un an, oui ou non ?

— Nous avons rendu au corps de Zinia tout l’hommage de nos vies actuelles…

— Quel homme, privé de bagatelle depuis un an, refuserait la moins belle de nos filles ?

— J’en connais une de très laide, Erka…

— Tout le monde connaît ton inclination ! Cela te donne-t-il le droit de choisir, parce que tu as toi-même été choisi, celle qui te tape le mieux dans l’œil ?

— C’est l’usage ! » grogna Xorok.

Il se tourna vers les hommes qui buvaient, buvaient.

« Messieurs, reconnaissez que si je ne me tiens pas toujours bien, car je suis homme, jamais je ne déroge à l’esprit de nos usages. Et toutes les Fiancées que j’ai choisies ont plu à Tizia. Il ne s’en est jamais plaint, que je sache ! »

Les hommes approuvèrent ce dictat. Je cessai de cracher et, la cuisse alerte, je leur fis face.

« Bien, messieurs. La Justice vous donne raison contre la raison des femmes. Il en a toujours été ainsi. Et je crains que ce triste état d’esprit dure plus longtemps que notre race même, tant la mémoire est éternelle. Buvez pendant que je vous pose la question : Que comptez-vous faire ? »

Il y avait ceux qui souhaitaient sincèrement faire quelque chose. Les autres étaient déterminés à laisser Dieu décider seul de notre sort. Ainsi, sa colère s’exprimerait au Grand Jour. Et nous aviserions. Cette perspective n’enchantait pas les autres.

« Erka a sans doute raison, dit Aliz. Ne rien faire, c’est offenser Dieu. Je suis d’accord avec elle sur ce point-là. Mais son idée me paraît…

— Elle te paraît quoi, Aliz ?

— …risquée… dirais-je si…

— Nous y revoilà ! Rien ne sera donné au hasard si le risque n’est pas mesuré ! Le voilà bien l’esprit des lois dictées par l’homme ! »

Je gonflai alors mon opulente poitrine. Je tiens d’ailleurs d’être épouse du Chef non pas au choix de Xorok, mais à mes seins prometteurs d’ambitions démesurées.

« Alors ce seront les femmes qui agiront ! déclarai-je. Quand l’homme hésite, la femme ne propose plus, elle agit ! N’est-ce pas la loi la plus naturelle du monde, messieurs ? Celui qui ne la connaît pas ne sait rien de l’amour ! »

Or, selon les conventions, aucun de ces hommes n’attendait de savoir une chose aussi naturellement acquise. Ils avalèrent leur salive au lieu de boire la nôtre. Xorok pétrissait son chapeau.

« La proposition me semble cette fois tout à fait sage et… réaliste, dit-il. Si Erka se trompe, Dieu s’en prendra à elle. Et si le choix des femmes ne convient pas à Tizia, ce sont elles que Dieu condamnera. Il nous reviendra alors de remettre les pendules à l’heure, messieurs ! »

Voilà ce qui fait de Xorok un grand chef. Il met les hommes de son côté en les amusant. Et pourtant, les circonstances n’étaient pas fameuses. Mais la bière de nos fruits et de nos salives de femme compensait la misère de notre situation. Les hommes sortirent et nous, les femmes, commençâmes à nous organiser pour redonner son sens au Grand Jour. Tizia, s’il était toujours à l’œuvre, comprendrait l’importance de l’enjeu si une année d’abstinence ne l’avait pas rendu fou. Ce n’était qu’un homme, après tout…

Et ce fut sur cette évidence (il n’était qu’un homme) que le débat des femmes se construisit. Je crus d’abord à une nécessaire partie de rire. Je vous prie de croire que nous en avions besoin. Et je ris, je crois, plus fort que toutes. Cependant, peut-être à cause de la conviction que je mis dans cet exercice de la joie non contenue, je m’épuisai avant les autres. Et, toute vidée de ma joie, j’attendis que ces autres cessassent d’éprouver de la joie. Étant la seule femme à ne plus rire du tout, et même à m’inquiéter de la persistance du rire et de sa joie chez mes compagnes, je conçus une espèce d’angoisse qui me rendit toute triste. Quel effet croyez-vous que fit sur elles cette mélancolie hors sujet ? Elles n’en rirent que de plus belle. Pourtant, la salive n’avait pas commencé à fermenter avec le sucre de nos fruits. Le dessus de la table, où s’alignaient les pots, sentait encore la mangue et le raisin. Si fort qu’aucune mauvaise haleine ne troublait cette ambiance fleurie. Et pas une ne me rejoignit dans mon trou noir. J’eus beau m’arracher les cheveux et les répandre dans toute la cuisine, les femmes, saoules de la bêtise de l’homme, ne pouvaient plus s’arrêter d’en rire. Et je savais désormais qu’elles en riraient tant que le pouvoir leur serait donné (par les hommes) de procéder à l’élection de la Fiancée de l’année par le moyen que j’avais proposé. Et tout autre moyen n’y aurait rien changé. Je sortis de la cuisine au bout d’une heure, noire d’angoisse et baignée de mélancolie, les deux critères de la folie selon la science du temps. Heureusement, Xorok me cueillit avant que je ne me jetasse dans le fleuve.

« Tu ne connais pas les femmes aussi bien que moi, me dit-il, prenant son air de philosophe grec ou arabe. Et tu sais pourquoi ?

— Tu vas me le dire avant que j’en finisse… pour pourrir encore mes derniers instants.

— Tu ne les connais pas parce que tu ne les aimes pas comme je les aime !

— Je croyais que tu n’aimais que les petites filles…

— Comme tu es amère, femme ! Il n’y a pas de solution à notre problème, crois-moi. Comme dit le Singe : Je suis le meilleur ; la Science le dit ; et je ne mens jamais.

— Paroles d’ivrogne !

— Je viens de proposer aux hommes une solution plus sage que la tienne.

— Ont-ils ri sans pouvoir s’arrêter ?

— Ils ont souri seulement.

— Alors je t’écoute, mon époux.

— Voici : ce qui fait notre malheur, c’est que nous ne savons pas si Tizia est à l’œuvre ou s’il est déjà réduit à l’état de squelette. Et ce qui augmente ce malheur, c’est l’usage qui veut qu’on n’entre pas dans le temps Futur. Je propose d’y entrer.

— Es-tu fou ! Nous serions damnés à jamais ! Les hommes ne sont pas seulement des idiots. Ils deviennent fous si la femme n’a pas son mot à dire !

— Calme-toi, femme. Et écoute : Dieu n’est pas seulement bon. Tu connais le dicton : trop bon, trop etc. Or, Dieu n’est pas etc. S’il l’était, que serions-nous ?

— Des hommes sans femmes…

— Ne te moque pas, Erka. Tu blasphèmes déjà.

— Je ne blasphème pas, je ris !

— Tais-toi ! Dieu n’est pas seulement bon, il est intelligent. D’ailleurs le serions-nous s’il ne l’était pas ?

— Soyons logiques, oui…

— Or, s’il est vrai que nous avons hérité la part la plus pauvre de son intelligence…

— Restons modestes…

— …nous en conservons son esprit. Tu es d’accord avec moi sur ce point, je suppose…

— Tu supposes, bien. Ensuite…

— Ensuite ? Comment veux-tu que Dieu, qui fait ce qu’il veut de notre intelligence, nous ait privés du droit de jeter un œil sur le Temps Futur quand la nécessité s’en fait rudement sentir comme c’est le cas depuis bientôt un an ?

— Où veux-tu en venir, ô Xorok… ?

— Nous allons entrer dans le Temps Futur…

— Tu es fou.

— Ainsi, nous verrons bien si Tizia est en vie. Et s’il est à l’œuvre. Même s’il se cache. Nous verrons sa part de l’œuvre. Nous en apprécierons la fraîcheur. La peinture est encore humide dans la création récente. Tout le monde sait qu’en milieu humide et froid, la peinture met du temps à sécher. Nous saurons si Tizia est vivant. Et s’il l’est, nous lui livrerons une Fiancée. Et même deux si cette année d’abstinence lui a donné des idées.

— Et s’il est mort ?

— Nous élirons un autre Peintre. »

Les arguments que Xorok avaient déjà convaincu les hommes. Il n’appartenait pas aux femmes de les discuter. Il me mettait devant le fait accompli. Après tout, si Dieu était aussi intelligent que ça et qu’il était malgré tout interdit d’entrer dans le Temps Futur, il ne punirait que ceux qui avaient violé cette loi sacrée ou, au pire, les membres de son espèce. Les hommes prenaient un risque considérable, ce qui ne laissa pas de m’étonner un peu. Secouant ma blonde chevelure, je dis :

« Soit. Qui entrera ? Toi ?

— Je suis le Chef !

— Raison de plus.

— Je ne désignerai personne !

— Qui alors ? »

Xorok me câlina avec une douceur que je ne lui connaissais pas, signe que j’étais damnée, et avec moi toutes les femmes, si je le laissais aller plus loin. Plus bas, veux-je dire…

« Qui parle de toi, ma chérie ? susurra-t-il en titillant mon clitoris. Jetez les dés. On verra bien. Jetez-les plusieurs fois afin de ne pas laisser seule la première élue par le hasard. Jetez-les dix fois s’il le faut. Enfin… faites comme bon vous semblera mais jetez-les ! »

Mais c’est sur moi qu’il se jeta en attendant ma réponse. Une fois vidé de sa substance, il se retira. Je convoquai les femmes. Et je leur expliquai le topo imaginé par Xorok et approuvé par les hommes. Avaient-elles le choix ? Non.

Pour ne pas effrayer nos filles, nous mélangeâmes nos propres noms aux leurs dans le chapeau que Xorok avait mis à notre disposition. Et l’innocente main d’un enfant mâle, maudit à jamais si nous échouions, tira dix jetons et les déposa sur la table, retournés pour l’instant. Un autre jeune mâle édenté, maudit dans les mêmes conditions, les retourna. Et je lus les noms. Vous vous doutez que par une tricherie tenant du prestige, le mien y figurait. Je ne pouvais tout de même pas jeter ces filles et ces femmes dans la gueule d’un diable nommé Dieu selon les circonstances. Le Grand Jour arriva.

Je pris la tête du cortège. Les hommes nous firent une ovation. Xorok, qui m’avait supplié toute la nuit de renoncer au sacrifice de ma personne, se tenait maintenant dignement sur son trône, les yeux rouges mais la bouche close. Il fut sans doute le seul à ne pas nous encourager d’un sifflet ou d’un cri. Son membre viril ne s’était pas levé cette nuit. Il en avait conçu une grande tristesse, car il était persuadé de ne plus me revoir.

Je n’avais pas prévu de discours, aussi entrâmes-nous dans la grotte sans plus de cérémonie. Par pure superstition, nous avions emmené avec nous la momie de Koka, car sa connaissance des langues pouvait nous être d’un grand secours dans le cas où Dieu se manifesterait. Je n’étais pas, c’est le moins que je puisse dire, convaincu que ce pouvoir reliquaire pût nous être d’un grand secours. Je ne cache pas que ma nature me porte plutôt à décider qu’à espérer.

Nous traversâmes tout le Temps, à rebours. Les femmes frémissaient. Les filles se montraient curieuses d’art et de relations amoureuses. Le spectacle était proprement divin, je devais le reconnaître. On riait de moi comme on se moque du mécréant qui nomme Dieu dans ses derniers instants. Tous les mécréants redoutent cet abandon final qu’on peut mettre sur le compte du délire si on veut.

Enfin, nous atteignîmes le Temps Actuel. Le moment était venu de trembler de tous nos membres. Je n’étais pas la dernière. Qui entrerait la première ? J’étais toute désignée, selon moi. Mais les femmes voulaient encore me préserver d’une mort annoncée.

« Misa ira, dit sa mère. Le Hasard nous a désignées toutes les deux. Je suis celle qui choisit sa fille. Qu’elle entre ! Elle est la plus jeune et je crois aussi la plus belle. Dieu lui pardonnera s’il est aussi bon qu’on le dit.

— Il est aussi intelligent que toi, Clara, » dis-je en entrouvrant le rideau sacré.

Misa entra. Elle n’avait pas tremblé. Je crois que sa mère connaissait sa folie douce. Le rideau se referma et nous attendîmes. Aucun cri ne signala un malheur. Aucun soupir non plus. En l’absence apparente de mort et d’amour, nous supposâmes qu’il était temps pour nous toutes d’entrer. Je ne voudrais pas vous effrayer, mesdames qui avez à me juger comme complice de mon époux, mais allez-vous me croire si je vous dis que le rideau s’ouvrit de lui-même. Dieu nous tendait-il un piège ? Ou nous accueillait-il pour satisfaire notre curiosité ?

Les parois du Temps Futur n’étaient guère différentes que celles du Temps Actuel. Les mêmes personnages, les mêmes animaux, les mêmes paysages relataient, chantaient, expliquaient notre existence de peuple et nos destins d’individus marqués par l’action et l’activité. La Fresque Future marquait-elle un progrès sur celle que nous connaissions depuis des années ? Il fallait bien reconnaître que non. Mais nous n’étions pas venues pour apprécier le Travail du Temps. Dieu ne se montrait pas. Il ne semblait pas se manifester non plus. Et Tizia, ô Tizia notre Peintre, était bien mort.

Son squelette, dépouillé de ses chairs par les petits animaux, lesquels allaient où ils voulaient contrairement à ce que nous croyions, était couché sur une pierre plate. Le crâne était posé entre les épaules, mais sur la mâchoire, et non point sur la nuque. Dieu avait-il procédé à cette bière ? J’en doutais.

Je ne suis pas si facile à convaincre. Je sais trop que l’homme est la source de tous les ennuis. La nature lui a donné le pouvoir de fertiliser la femme. Ensuite, il en fait à sa tête. La Science, plutôt que Dieu, changera-t-elle cette espèce de malédiction dont la femme est la seule à payer le prix, autant que je sache ?

Elles étaient toutes à genoux autour du squelette, pleurant comme des madeleines. À l’homme fort, femme idiote, pensai-je. Et je m’éloignai d’elles. Nous n’étions pas là pour prier. Dieu nous épargnerait ou il nous maudirait, il n’y avait pas d’autre alternative. Il est plus risqué de jeter la pièce que le dé. J’en étais là et j’en frissonnais un peu, je dois l’avouer. Mais il me restait à vérifier l’état de la peinture. On ne me fera jamais avaler le morceau avant que je l’aie reniflé. Comme une bête, oui, mesdames. Mais n’en êtes-vous pas aussi ?

Pourtant, malgré cette espèce d’assurance qui cache chez moi une fort instable sensibilité à l’inattendu, je poussai un cri. Mara, toute fraîchement égorgée, les dents éclatantes et le teint encore rosi par la vie qui venait tout juste de la quitter, Mara était étendue, jambes en l’air, dans un massif de cresson agité par une eau frémissante venant elle aussi mourir à mes pieds nus. Les femmes, suivies de leurs filles (car nous avions toutes triché avec le sort) rappliquèrent en geignant. Je me frappais déjà la poitrine. Elles comprirent que Mara était morte. Mais que faisait Mara dans la grotte ? Elles ne semblaient pas se poser la question.

Je les abandonnai à leurs jérémiades. Mon esprit avançait dans cette galerie, à la seule lueur de mon flambeau, comme il avait toujours procédé en cas de malheur ou de doute. Or, je connaissais les deux à la fois, ce qui, dit le philosophe, est éreintant, si tant est que l’esprit possède une échine de femme habituée à tirer l’eau du puits et même faite pour cette œuvre banale. Je touchai la peinture. Mes doigts en étaient maculés. Je perçus la rougeur de mes joues. Je rougis toujours quand le temps me prive de ma tranquillité. Mes seins se dressent pour être pris. Et j’écarte mes cuisses, cédant à l’effort que la fatalité exerce sur mes genoux. Je suis comme ça, mesdames !

Qui me changera ? J’éclairai la paroi. Une ébauche d’animal confirma mon impression : la Fresque Future était toujours en travaux. Tizia mort et bien mort, ses os témoignant d’une année de soumission aux dents des petits animaux et aux courants d’air chargés de sel — Mara fraîchement abattue et ne portant d’autre trace de violence que l’ouverture de sa gorge — qui ne conclurait pas que Kako était dans les environs et qu’il tenait peut-être le Pinceau ? La momie de son oncle, interrogée, demeura muette. Nous revînmes au village avec le cadavre de Mara. La momie fut replacée dans son arbre. Et Dieu ne donna pas un seul signe d’existence.


 

Raconté par Lila (fiancée choisie pour une éventuelle reprise du rituel, un an plus tard)

Non, Elsior, je ne coucherai pas avec toi tant que tu n’auras pas entendu mon histoire. Après tout, je suis une Ori et tu es une moitié d’Olag[1]. Le mélange des races est interdit chez nous. Je me fiche de ce que les Olags pensent de cette loi. Tu dois m’écouter avant de profiter de moi, sinon je n’y prendrai pas plaisir. Et peu m’importe ce qu’en pense ton père. Il est la source de tous nos malheurs. Que sont devenus les Oris ? Personne ne le saura jamais.

Je me souviens du jour funeste où Erka et les femmes et les filles désignées par le Hasard sont revenues de leur expédition dans la Grotte. Je n’avais pas été choisie, malgré ma grande beauté. Mais on raconta plus tard qu’Erka et les autres femmes avaient triché ; Erka pour conduire le cortège ; et les autres femmes pour emmener leurs filles. Et personne ne s’étonna que je ne fusse pas choisie. Chaque fois que, durant ce Grand Jour, j’abordai la question avec mes compagnes, elles retournaient à leurs fourneaux pour donner raison à leurs mères d’avoir laissé tricher les autres. La mienne n’avait pas joué. Elle ne jouait plus depuis que mon père avait été dévoré par un animal sauvage, je ne sais plus lequel. Anecdote qui ne figurera jamais dans les Annales, car elles sont réservées à notre aristocratie élective.

Erka nous expliqua sans fioritures (c’était son style et je l’appréciais) que le Temps Futur était en travaux. Pouvait-on en conclure que Kako, neveu de Koka, était à l’ouvrage ? La présence de Mara, tuée au matin du Grand Jour, comme l’autorise l’usage, plaidait plutôt dans ce sens. Xorok hésitait. Reconnaître à Kako un talent de peintre n’était pas plus bête que de penser que son oncle détenait la maîtrise des langues, même réduit à l’état de momie, mais cela faisait de nos deux étrangers des envoyés de Dieu, pour le moins. Nous les avions traités comme le méritaient les espions qu’ils pouvaient être pour d’autres raisons tout aussi pertinentes. Koka avait acquis, après condamnation pour sacrilège et exécution de la peine capitale, le statut de Maître des Langues en remplacement de Zé qui, lui, était peut-être vivant et hiérarque, voire plus, de cette moitié du peuple Ori que le crime de Koka et de son neveu avait expédiée quelque part dans le vaste Monde. Depuis, la sédition menaçait la moitié que Xorok conduisait Dieu seul savait où. De riches et tranquilles que nous étions avant l’intrusion de ces étrangers, nous étions devenus pauvres et sans autre ambition que la vie, maigre bagage de l’existence.

Un an passa encore. La Tradition voulait que Dieu fût satisfait de nous si le Temps Futur progressait dans les profondeurs inconnues de la Grotte. Cette condition était remplie. Erka et ses compagnes, peut-être maudites depuis sans que cela ne se vît, le confirmaient tous les jours. Quels soirs passâmes-nous sans les écouter, toutes assises autour du feu, pendant que les hommes s’employaient à faire baisser le niveau de nos cuves de bière ? La répétition destinée à nous convaincre de la véracité de cette expédition interdite devint un rite auquel nous nous conformâmes sans y trouver à redire. La seule question qui demeurait en suspens, c’était celle de savoir si le peintre était Kako et, si c’était lui, s’il pouvait être considéré comme Grand Peintre.

À la deuxième partie de cette question, nous répondions toutes que nos malheurs prouvaient assez que Kako n’avait pas été choisi par Dieu. Sur ce point, les hommes tergiversaient. La bière ne les inspirait pas vraiment. Ils ergotaient, se chamaillaient, allaient se coucher de mauvaise humeur et préféraient alors la fille à la femme. Ces désordres des mœurs s’ajoutaient aux calamités dites naturelles pour ce qu’elles s’en prennent à l’homme en maudissant ses cultures et son corps. Nous pleurions aussi. N’est-ce pas ce qu’on attend de la femme quand la mort menace sa matrice naturelle ?

Par contre, quand bien même Kako eût été inspiré par le Diable, il ne faisait pas de doute qu’il était l’actuel maître d’œuvre du Temps Futur. Comment expliquer la présence de Mara ? Et d’ailleurs, n’était-il pas légitime de penser que Zé était peut-être à l’origine de ce qu’il convenait alors d’appeler un complot ? L’imagination, tourmentée par les affres de la maladie et de la déraison, emplissait l’esprit de toutes les fictions. Nous devenions fous. Pire que cela : nous assistions à notre déclin dans la folie.

Et ce qui devait arriver arriva : il y eut des meurtres. Et pire que cela : nous ne les punissions pas. Au lieu-dit La Momie, les arbres dépérissaient et les reliques étaient emportées par le vent. Cependant, pour on ne savait quelle obscure raison, la momie de Koka était solidement attachée par les soins de Xorok lui-même qui vérifiait ces liens au moins une fois par semaine. Il valait mieux alors ne pas se trouver sur son chemin, tant sa colère était grande. Je faillis bien être violée par lui alors que je cueillais les fruits de l’arbre où demeurait seule la momie de Koka. Heureusement, il courait moins vite que moi. Favorisée des dieux, car j’en reconnaissais plusieurs maintenant, je n’étais atteinte d’aucune maladie et mon esprit courait encore plus vite que moi.

Le Grand Jour approchait. La fin de l’hiver se solda par la mort des enfants, tous emportés par la maladie. Les femmes se refusaient à l’amour alors que les hommes connaissaient un regain de désir qui n’était que l’annonce de leur mort prochaine. L’Été devint un dieu. Et le printemps son ange annonciateur. L’hiver ne s’était-il pas comporté comme l’ange exterminateur ? Il n’y aurait pas d’automne.

Malgré cette noire mélancolie, nous pensions que l’avenir pouvait être changé par le retour à un usage traditionnel de la Grotte. Mais que pouvions-nous faire ? L’idée de s’emparer de Kako, si c’était lui (mais le bruit courait qu’il s’agissait en fait de Zé, redoutable Maître des Langues), et de le jeter dans l’enfer du plus haut de nos volcans… exigeait réflexion, selon ce qu’en pensaient les hommes. Ils étaient bien les seuls à penser. Nous autres femmes, les jeunes comme les autres, ne pensions plus. Nous regardions le ciel. Nous ne voulions plus voir la terre et ses profondeurs. Nos ventres étaient fermés, comme la Grotte, à toute fermentation de l’idée. Nous avions renoncé depuis longtemps à l’existence. Il ne nous restait plus qu’à trouver la force de perdre la vie. Mais dans quel jeu ? Commençant à jeter une pièce sur le tapis de la chance, nous finissions par imaginer un dé à tant de faces qu’il était impossible de le concevoir. Nous n’étions même plus des femmes.

Certes, nous étions prêtes à retourner dans la Grotte. Erka et les autres, un an plus tôt, s’en étaient plutôt bien sorties. Et elles avaient apporté des réponses claires à l’essentiel de nos questions. Recommenceraient-elles pareil exploit ? Erka ne s’y opposait pas, mais elle craignait que la lutte conte Kako fût inégale.

« Quoi ? m’écriai-je. Dix femmes contre un seul homme ! Il a perdu d’avance.

— Il se battra et tuera la moitié d’entre nous, dit Erka. Penses-tu que cinq femmes peuvent venir à bout d’un homme ? Cinq femmes maigres comme des clous face à un homme qui a été soldat et qui sait ce qu’il convient de faire pour le rester ?

— Alors soyons vingt ! Soyons trente ! Soyons…

— Voyons, Lila ! Nous ne sommes plus que six ! »

C’était la triste vérité. Six femmes sans enfant et sans amour, voilà ce que nous étions. Et nous ne pouvions compter que sur huit hommes qui se souciaient plus des ferments de notre salive que de l’automne qui arriverait de toute façon.

« Cependant, dit Erka, conservons cet espoir dans un coin de notre esprit. Le printemps commence à peine. Nous avons le temps de réfléchir. Je ne sais pas pour vous, mais moi, je tiens encore à la vie. L’existence commence avec elle, après tout. Remettons à plus tard la capture de Kako.

— Et en attendant, que proposes-tu ? dirent les femmes.

— Préparons-nous…

— Explique-nous ce que tu entends par là !

— Il nous faut un peintre, pour commencer.

— Un peintre ! Mais aucun de nos hommes ne sait peindre. Et nous avons perdu tous nos enfants. Connais-tu un moyen d’en concevoir un, de sexe mâle, et de lui apprendre à peindre avant la fin du printemps. Tu es folle, Erka. Allons nous jeter la tête la première dans le fleuve, qu’il nous emporte mortes ou vivantes ! »

Les femmes perdaient la tête et voulaient maintenant la plonger dans le fleuve pour ne plus voir le Monde tel qu’il est quand on a des yeux de Ori. Je m’approchai d’Erka, curieuse de l’entendre, car c’est une femme pleine d’imagination et ses rêves ne tournent jamais à la fantaisie, comme les rêves des hommes après la bière.

« Veux-tu dire, Erka, dis-je assez fort pour être entendu de toutes, que l’une d’entre nous se fera passer pour un homme ?

— Je l’ai dit. Tu m’as bien entendu, Lila.

— Aucune de nous ne sait peindre. Moins de trois mois pour apprendre cet art si difficile, c’est impossible, tu le sais ! Nous ne pouvons pas faire illusion. La peinture ne triche pas aussi facilement que la poésie.

— En effet, dit Erka, nous sommes meilleures danseuses qu’autre chose.

— Alors que proposes-tu ? »

Erka, qui était encore une belle femme malgré la maladie, sortit de sa chemise un sein aussi doux et bien fait que celui d’une adolescente. Je rougis, car j’avais cet âge.

« Les hommes n’y verront que du feu ! » s’écria-t-elle.

Des quatre femmes qui lui faisaient face, car je m’étais placée à son côté, trois levèrent les bras au ciel et montrèrent le blanc de leurs yeux fatigués.

« Tu rêves, Erka ! gémirent-elles ensemble. Nous avons passé l’âge de nous faire payer pour ce que tu sais. Et Lila et Misa sont bien jeunes pour savoir ce qu’il convient de faire à l’homme pour qu’il ne sache plus où est le torchon et où est la serviette.

— Nous ne savons peut-être rien mais nous lisons ! » nous écriâmes-nous Misa et moi.

Le moment de détente qui suivit ce cri de naïve sincérité nous fit du bien. Il y avait longtemps que nous n’avions pas ri. Nous finîmes par en avoir un petit peu honte. Erka prononça une courte prière à la mémoire des enfants et nous reprîmes le cours de notre conversation.

« Si je me souviens bien, dit-elle, il ne m’a pas fallu plus d’un soir pour mettre au point toutes les techniques d’arrachement du plaisir à l’homme qui a payé pour ça.

— Tu as raison…

— Pareil pour moi…

— Oui mais alors… Qui de Lila ou de Misa ?

— Pourquoi ne pas jeter une pièce ? »

Cette dernière proposition ne parut pas enchanter Erka. Elle fit la moue. Celles qui l’avaient connue enfant ne pouvaient pas oublier ce que signifiait cette grimace.

« Comment vois-tu les choses, Erka ? dit Clara, la mère de Misa.

— Ta fille est moins belle que Lila, reconnais-le…

— Ma fille une pute ? Jamais ! »

Misa cligna d’un œil à mon adresse. Je connaissais ses fictions. Elle était peut-être moins belle que moi, mais elle était douée d’une imagination frisant à souhait la plus folle des fantaisies. J’étais d’accord avec Erka : Misa était toute désignée pour se prostituer. Dans notre intérêt, veux-je dire… dans l’intérêt de tous. La dernière prostituée était morte pendant l’hiver. Et elle n’était pas aussi séduisante que Misa.

« Que dit Misa ? murmurai-je car je craignais encore que la mère Clara s’en prît à mes oreilles.

— Oui, que dit Misa ? dirent les autres femmes.

— Elle ne parlera pas à ma place ! grogna Clara. Il ne manquerait plus que ça ! Allons nous noyer dans le fleuve. J’en ai assez de parler pour ne rien dire.

— Si tu n’as plus rien à dire, ce n’est pas notre cas ! Misa, que veux-tu nous dire ? Tu parleras après Lila. Tu es son aînée d’un mois…

— La belle excuse ! » fit Clara.

Et elle s’accouda comme un homme, le regard ni bête ni méchant, mais perdu dans de toutes nouvelles pensées. Misa tira une boucle noire sur son front.

« Je veux bien faire la pute si on m’explique…

— D’abord, on dit « Je veux bien me prostituer », grogna sa mère. Et ce n’est pas « si on t’explique », mais « si c’est pour la bonne cause »

Clara cédait du terrain. Elle ne s’était jamais conduite autrement. Elle avait bon cœur, allez. Elle tira aussi sur une boucle de l’étonnante chevelure de sa fille.

« On apprend vite, dit-elle.

— Il t’a suffi d’un soir, n’est-ce pas, maman ?

— Et sans avoir besoin de me prostituer ! » gloussa Clara.

Elle riait maintenant, caressant les joues rouges de sa fille. Puis elle explosa d’un autre rire moins tendre :

« Laquelle d’entre nous fera l’homme ? »

Qui a ri autant que nous ce soir-là ? C’est que nous étions à l’ouvrage d’une vengeance contre l’homme plutôt que d’un plan destiné à sauver un peuple réduit à huit hommes et six femmes. Plus la momie de Koka et le cadavre en cours de momification de la pauvre Mara. Mais laissons à la légende le soin d’établir la raison de notre complot. Elle optera pour la plus noble. Selon ce qu’elle sait de la noblesse des femmes, ah ah ah ah ah !

Misa apprit vite, comme c’était prévu, et le lendemain soir, tandis que nous étions réunies pour mettre la touche finale à la formation de Misa, Erka souleva la question de la Fiancée, car on ne pouvait concevoir un peintre, même au prix d’une trahison de la Tradition et de son homme, sans désigner une Fiancée. Je pris alors toute la mesure de l’emploi qu’on me destinait. Je reculai sur la pointe des pieds :

« Quoi ! fis-je comme si j’étais sous les feux de la rampe, Misa me tuera si je ne lui plais pas ? Comment voulez-vous que je cherche à lui plaire si je dois en mourir ? Ne comptez pas sur moi ! Je préfère aller plonger ma tête dans le fleuve ! »

Comme toutes les filles trop belles pour être également intelligentes, je me mis à pleurer, ayant oublié le fleuve et pensant plutôt à un arrangement aussi peu conforme à la Tradition que l’était celui d’une Femme Peintre. Misa essuya mes larmes.

« Il faudra nous passer des hommes, dit-elle. Comme je ne te tuerai pas, nous finirons notre vie dans la Grotte sans connaître l’amour.

— Au moins t’y seras-tu essayée avant de mourir avec moi !

— Je ne comprends pas cette jalousie, Lila ! »

C’en était ! Je le reconnais. Ma part d’amour m’était supprimée. Sans Homme Peintre, qui m’eût peut-être épargnée tout comme Misa prétendait le faire, je n’avais aucune chance de connaître l’homme par le menu.

« Veux-tu être pute à ma place ? fit Misa.

— Je ne veux pas te priver de ce plaisir ! »

Il ne nous restait plus qu’à pleurer dans les bras l’une de l’autre. Ce que nous fîmes toute la nuit. Après tout, si le corps de la femme à du charme pour l’homme, pourquoi le perdrait-il quand la femme y pense ? Le lendemain, nous étions fin prêtes pour jouer la comédie imaginée par Erka. Restait à savoir si les hommes avaient encore assez de sève pour se prendre pour des arbres. Aucune des quatre femmes, y compris Erka, n’en doutait. Nous pouvions, toutes jeunettes que nous étions, leur accorder notre confiance.

La réunion proposée par Erka eut lieu à midi pile. Il fallut déplacer le trône à l’abri du hangar à grains, car il pleuvait. Le feu, initié une heure plus tôt par trois femmes joyeuses, s’éteignit et le vent se leva pour dérouter nos narines dans une odeur de cendres mortes. Les hommes ne s’attardèrent pas longtemps sur la place, non point à cause du vent, qui agitait toujours leurs idées, mais parce que la bière était servie. Xorok monta sur le trône et s’assit sans renverser son verre comme d’habitude, car il n’avait rien bu depuis le matin en prévision de cette assemblée extraordinaire. Je ne doutais pas qu’Erka l’avait empêché de dormir pour lui en expliquer le détail, mais il se taisait et ne s’était sans doute pas confié à ses amis. Il craignait Erka autant qu’il l’aimait.

Il se gratta enfin la gorge. Il allait parler. Tout le monde se tut. Notons que si la momie de Koka était Maîtresse des Langues, elle n’en parlait aucune. Et elle était là, au milieu de l’assemblée, pour nous rappeler ce détail étrange.

« Parle, Erka. La bière ne nous a pas encore brouillé l’esprit. Nous comprendrons tout ce que tu diras sans chercher à te contredire systématiquement comme il arrive qu’on le fasse en ces temps de malheur. Parle !

— Hommes Oris, savez-vous que nous autres, six femmes et filles, avons décidé de finir notre triste existence dans le fleuve ?

— Nous ne le savions pas… Nous y avons pensé nous-mêmes… Regretterons-nous votre salive, femmes, ou n’attendrons-nous pas de crever de soif pour boire toute cette eau ? »

Les sept hommes éclatèrent d’un grand rire sans mesure. Erka, patiente comme l’araignée, attendit que Xorok fît signe aux hommes de bien se tenir quand la reine parle. Erka reprit :

« Mais hier, sous l’influence de je ne sais quel dieu… je ne sais pas non plus s’il était de notre côté où s’il faut croire à l’existence du Diable… Hier, disais-je, nous avons changé d’avis. »

Les yeux des hommes brillèrent soudain des feux de l’amour.

« Vous avez raison d’espérer, hommes, continua Erka. Car nous autres femmes sommes décidées à vivre… ou à revivre…

— L’amour est en effet la plus belle des choses que la femme ait inventées, déclara Xorok aussitôt applaudi par les hommes.

— Mais avant de parler d’amour, dit Erka, il est nécessaire de revenir à la Tradition, quand bien même elle fût l’invention de l’homme !

— Tu es folle, mon épouse !

— Qu’est-ce que la folie d’après toi, feignant ?

— Ce peintre est la seule raison de notre malheur ! Et cette maudite relique ne nous sert à rien. Heureusement, par je ne sais quel prestige, Zé a sauvé le peuple Ori de l’extermination.

— Discours politique que tout ça !

— Prétends-tu que je mente ? Ou que je devienne fou moi-même ?

— Rien de tout ça ! Tu es ce que tu es et je suis ce que je suis. Telle est la vie et tels l’existence nous crée. Mais ne crois-tu pas qu’il serait temps d’agir ?

— À quoi servirait-il de livrer la plus belle d’entre vous à ce maudit peintre qui nous damne ? Tu parles ! Tu parles ! Mais tu ne dis rien ! Tu es femme, voilà tout !

— Et je n’ai jamais cessé de l’être !

— Je ne te vois plus dans mon lit pourtant !

— Parlons d’autre chose, veux-tu ! »

A ces mots, Xorok se dressa, furieux comme une bête sauvage qu’on vient de blesser.

« Tu oublies que nos enfants sont morts, Erka, mère indigne ! »

Les hommes se levèrent, prêts à quitter les lieux derrière leur maître. Erka fit signe aux femmes de se contenir. Elle voyait bien que nous étions prêtes à mourir dans ce combat si c’était ce que les hommes avaient choisi de faire de nous.

« Quelle erreur ! fit Erka. Je pensais que cette jolie fille pouvait vous faire changer d’avis. N’eût-elle pas fait un bon Peintre si vous n’étiez pas si entêtés et si poltrons, homme de rien !

— Mais de quoi parles-tu, Erka ?

— Elle était prête à se prostituer pour vous convaincre ! »

Les hommes, qui s’étaient assis, se levèrent de nouveau. Xorok, éberlué, marmonna dans sa barbe. Il était si troublé qu’il n’arrivait pas à parler clairement.

« N’auriez-vous pas accepté ce joli peintre si elle vous avait proposé de coucher ?

— Coucher avec huit hommes… bredouilla Xorok.

— N’est-ce pas ainsi que vous désignez les peintres d’ordinaire ?

— Elle est folle ! Femmes, ramenez-la chez moi et faites-lui prendre un bain d’eau bien glacée. Moi, je vais parler à Misa. Vous autres, les mecs, attendez-moi dans la Salle du Conseil. Que les femmes vous suivent. Arrachez-leur les vers du nez. Misa ! »

Et Misa tortilla son petit derrière, souriant par-dessus son épaule. Le choix de Misa avait un autre avantage que celui dont j’ai déjà parlé : elle avait l’air d’une enfant. Xorok aimait les enfants. Tout le monde savait cela, surtout les morts maintenant qu’ils étaient plus nombreux que les vivants. Je veux parler des morts que nous avions connus…

Nous suivîmes donc les hommes. Deux femmes avaient accompagné Erka jusqu’à son domicile, mais elles n’étaient pas entrées pour lui donner un bain. Elles désobéissaient, mais on ne fouettait plus personne. Elles nous rejoignirent vite. Les hommes, entrés les premiers, étaient déjà assis. Nos croisâmes nos cuisses à même le sol, comme des animaux de compagnie. Yad, qui avait été chasseur avant de devenir forgeron, et qui conservait l’essentiel de sa musculature, nous toisa longuement.

« Il n’y a guère que Lila qui ressemble encore à une femme, dit-il. Nous pourrions la donner au Grand Peintre…

— Ce n’est pas un grand peintre, grognai-je.

— Ta langue est venimeuse ! Qu’en sais-tu ? Misa y était. Elle a reconnu que Kako était un Grand Peintre.

— Dieu ne veut pas de Kako. Nous avons décidé de le tuer. Misa le remplacera.

— Mais elle ne sait pas peindre. Et l’Été est vite là !

— Elle peindra aussi bien que vous le voulez. »

Les hommes humectèrent leurs lèvres. Yad grogna :

« Si Xorok est le seul à en profiter, dit-il, elle ne peindra pas assez bien pour remplacer Kako. Et puis qui dit que Dieu n’y verra que du feu ?

— Dieu appréciera notre courage !

— Discours politique ! Il est bien fini le temps où on ne cherchait qu’à être convaincu. Moi, Yad, Maître du Feu et de la Pierre, je dis qu’il faut négocier avec Kako. Pourquoi Xorok n’a-t-il pas initié ce dialogue quand il en était encore temps ? Maintenant, hélas, il est trop tard. La colère de Kako a atteint le point de non-retour. Ainsi le dit la Tradition.

— Qu’en sais-tu ?

— Que pourrais-tu en savoir toi-même, jeune effrontée ? »

À quoi sert-il de discuter avec les hommes ? répétait ma mère devant le fourneau ou la lessiveuse. Et je dis la même chose. Car Misa revint tout éplorée de sa réunion avec Xorok. Nous la pressâmes de question.

« Il veut bien coucher avec moi, dit-elle, toute secouée de sanglots, mais je ne serais jamais peintre. Il tuera Erka si elle continue de nous influencer.

— Mais c’est son rôle de reine ! m’écriai-je.

— Discours politique, » fit Yad sans ferveur cette fois.

Clara serra Misa contre son cœur.

« Nous avons bien rêvé, dit-elle. Maintenant, rentrons chez nous pour ne plus rêver.

— Nous rêverons sans elle, » fit Yad et il dressa son énorme membre viril dans la lumière.

Nous sortîmes toutes. Passant devant le palais, nous vîmes qu’Erka s’assoupissait dans son grand lit aux draps défaits. Clara haussa les épaules et dit qu’il lui était arrivé à elle aussi d’être droguée par son époux.

« Il est bien loin ce temps-là. Rentrons ! »

Je ne pouvais pas envisager de tuer Kako toute seule. Et pourtant, je sentais bien que c’était ma vocation. Belle comme j’étais, je pouvais me donner à lui. Et le satisfaire comme jamais aucune femme ne l’avait fait avant moi. Le spectre de Mara m’apparut dans la nuit. Je le crus bien réel, au point de lui parler. Mais elle ne répondait pas à mes questions. Elle allait et venait dans ma chambre, coupant les rayons de Lune pour me faire croire à sa réalité. Au bout d’une heure, je savais que ce n’était pas elle. Et j’imaginai autre chose.

Le lendemain de cette drôle de journée, le soleil creva un nuage et inonda notre place d’une lumière si crue que nous nous en plaignîmes tous. Nous tournions en rond autour du feu éteint, nous adressant à peine la parole et encore, pour exprimer les banalités d’un quotidien qui avait perdu son sel. Xorok, penché à sa fenêtre, était plongé dans ses pensées. Erka dormait peut-être encore. Je m’approchai pour demander des nouvelles de notre reine.

« Elle s’est enlevé toutes ces idées absurdes de la tête, dit Xorok qui retrouvait ainsi son bonheur perdu. Elle a passé une bonne nuit et nous avons fait l’amour. Nous aurons peut-être un enfant avant l’Été, qui sait ?

— Ce n’est pas possible ! pouffai-je. Aucune femme ne le peut.

— Mais je me fiche de ce que peut une femme ! J’ai fait cet enfant pour qu’il naisse avant la fin du printemps. Comment saurais-tu ce qu’il en est, petite morveuse !

— Puis-je lui parler ?

— Elle aura bien le temps de parler quand elle aura la tête sous l’eau ! »

Et la fenêtre se referma sur mon nez. Derrière moi, la jolie et déçue Misa riait en se tenant les seins. Xorok les avait caressés hier. Il avait de grosses mains très rudes. Il ne connaissait rien aux filles, d’après elle.

« Tu ne peux pas dire ça de notre chef, Misa ! Si quelqu’un t’entendait…

— Qui me fouettera ? Nous sommes perdus de toute façon. Que Kako vive ou qu’il meure ! Nous ne savons plus satisfaire notre Dieu ! »

Il fallait que la seule vérité importante sortît de la bouche d’une vierge qui avait appris l’amour avec des femmes. En admettant que Xorok n’eût touché qu’à ses seins. Il y aurait peut-être un autre enfant, si le fleuve ne nous emportait pas toutes. Peu importait après tout ce qui arriverait aux hommes. Il y avait de la place pour eux dans les guerres environnantes. Et elles ne manquaient pas, à ce qu’en disaient les voyageurs passant chez nous au hasard de leurs aventures ou de leurs affaires. Nous n’en avions plus vu depuis deux ans. C’était peut-être à prendre en considération si nous voulions comprendre ce qui nous arrivait. Mais nous avions renoncé aux explications, à la logique, à la tolérance qui permet d’ajuster les rigueurs du jugement. Je serais peut-être la première à plonger dans le fleuve avec une pierre au cou, comme Virginia.

Mais comme je le disais, ce jour-là, le soleil brillait entre les nuages et il semblait même les repousser avec l’aide du vent. Je me sentais presque joyeuse. Xorok rouvrit sa fenêtre. Il nous observa longuement. Nous pouvions entendre la voix rocailleuse d’Erka derrière lui. Xorok le perroquet allait parler. Nous mîmes nos mains au-dessus de nos yeux. Il y avait toujours du soleil les jours de discours majeurs. Erka cachait bien ses pouvoirs, mais pas leurs ombres.

« Mes amis, commença Xorok, j’ai bien réfléchi pendant que ma femme dormait. Nous ne savons pas grand-chose des raisons de ce qui nous arrive alors que l’autre moitié de notre peuple a disparu de notre géographie. Souhaitons que les Oris puissent survivre par ce moyen étrange. Aurions-nous procédé comme les abeilles qui essaiment pour perpétuer leur race ? Nous n’avions jamais essaimé, s’il faut en croire les Annales. Et nous ne sommes pas les inventeurs de cette façon d’ajouter à la fornication, qui est d’abord un plaisir, reconnaissons-le, un moyen collectif de multiplication. Je serais fier, en tant que Chef, d’être le témoin de cette nouvelle phase de notre Histoire. Mais la vérité est que je n’en sais rien. Ce que je vois, sans être une illusion, n’est peut-être qu’une imposture dont je suis autant victime que vous. Qui étaient ces étrangers que nous avons pris pour des espions Olags ? Dieu nous punit-il d’avoir maltraité ses envoyés ? Ou ceux-ci sont-ils les sources mêmes du mal qui menace toute civilisation ? Nous mourrons sans le savoir. Il n’y a pas d’autres solutions. »

Xorok reprit longuement son souffle, gonflant sa fameuse poitrine velue qui influença tellement les esprits naguère. Je me sentais toute petite et pas femme du tout.

« Ces lieux sont maudits, mes amis ! reprit Xorok. Nous n’avons pas le pouvoir ni la force de les détruire. Nous avons pensé à tellement d’absurdités pour y parvenir. Même Erka a fini par sombrer dans cette absence de profondeur qui n’est ni néant ni enfer, mais une sorte de purgatoire, si je puis me permettre d’emprunter ce mot aux religions de l’Orient. J’aurais voulu vous faire goûter aux charmes de cette sorte d’épreuve, mais il n’y avait rien à expier. Alors je vous propose de voyager. Non pas que j’aie l’espoir de retrouver Zé et nos concitoyens. Ce n’est pas le but qu’il nous faut poursuivre maintenant. Notre seule idée doit être de fuir ces lieux ancestraux aujourd’hui maudits. Abandonnons la Grotte, le Temps, la Peinture, les Annales, le lieu-dit La Momie et ses deux reliques qui ont survécu au vent et à la pluie. Ne détruisons rien, parce que nous ne saurions pas détruire. Fuyons ! Et remettons à demain le Temps de la Réflexion que la Peinture ne connaît pas. »


 

Raconté par Kako lui-même, plus tard chez les Azas

Rien ne se passe comme on voudrait. Prenez-moi pour exemple de ce principe si vous voulez. Que prétendions-nous, Mara et moi ? Passer quelques heures ensemble pendant que le village s’était endormi. Faites de beaux rêves, avions-nous plaisanté. L’oncle Koka nous avait observés à la fenêtre. Quelle nuit tranquille ! Après toute une moitié passée à danser autour du feu, inventant les postures les plus obscènes qu’il m’avait été donné de voir pendant mes années de guerre, Mara ne prétendait que se donner à moi en attendant d’être livrée à ce soi-disant Grand Peintre qui se nourrissait, à mon avis, plus de chair fraîche que de peinture. Mais pouvait-elle changer cette absurde et cruelle tradition ? Je lui avais proposé de l’enlever.

« Ils nous rattraperont avant l’Océan, dit-elle, ni triste ni furieuse comme je l’aurais été en pareille situation.

— Mourons ensemble !

— Tu mourras certainement. Et de la pire des façons. Et ils m’obligeront à manger tes entrailles, se réservant le meilleur de toi-même.

— Le meilleur de moi-même ?

— Ensuite, ils me livreront à Tizia qui n’attend que moi.

— Tizia t’attend ?

— Moi ou une autre. Il a dû se lasser de Zinia. Nous retrouverons son cadavre tout chaud à la porte du Temps Futur. Et je serai livrée à lui.

— Je ne comprends pas un mot de ce que tu me racontes, Mara ! »

Vous comprenez, vous. Mettez-vous à la place d’un soldat déjà vieux malgré son jeune âge. Cette fille me plaisait. J’étais prêt à lui offrir une autre vie. Mais elle refusait, sans tristesse ni colère. Elle s’était déjà abandonnée à l’idée de finir son existence dans un trou ! Ne m’étais-je pas moi-même souvent soumis aux exigences du combat ? Je ne comprenais pas non plus cette emprise de la tyrannie sur la plus belle des filles d’un village qui aurait dû la choisir pour reine. Mais au-dessus du trône était installée l’ombre sinistre de la tradition. La nuit était à elle, mais seulement la nuit. Elle m’en offrait la seconde moitié.

« Viens, dit-elle. Allons nous cacher. Je n’aimerais pas qu’on nous surprenne.

— Fuyons plutôt ! J’ai de bonnes jambes. Je te porterai. Je connais le chemin.

— L’Océan t’arrêtera. Tu n’iras pas plus loin que cette plage infinie. Veux-tu que nous errions en attendant d’être pris ? Et tu appelleras ça de l’amour ?

— Je l’appellerai comme je veux !

— Alors nous ne nous mettrons pas d’accord sur ce nom, commencement de la dispute qui clôt tout mariage. Cesse de rêver, veux-tu ?

— Je ne rêve pas ! Où me conduis-tu ?

— À l’entrée du rêve. »

Nous étions devant la grotte sacrée. Un flambeau finissait d’éclairer les marches taillées dans la roche. Souple et nue, elle arriva en haut avant moi. Elle rayonnait.

« Ici, dit-elle. Passons le reste de la nuit ici. Ils savent où me trouver.

— Mais ils me trouveront aussi !

— Ils ne te reprocheront rien si j’exprime ma joie de t’avoir connu avant de me donner à la Grande Tradition.

— Sinon…

— Sinon ils riront de toi et te jetteront des fruits bien mûrs ! »

Elle rit. Son rire de verre résonna dans la haute salle éclairée par de faibles lumignons. Des gouttes d’eau éclataient sur ses épaules, se cristallisant aussitôt. Je vis alors que tout avait été préparé. Un lit de bonne paille nous attendait. Elle s’y coucha, jambes serrées l’une contre l’autre. Je penchai un flambeau sur ce joli tableau, premier sans doute d’une procession qui s’achèverait par la disparition de l’offrande dans je ne pouvais encore imaginer quelle ombre. Ma fuite au-delà de l’océan ou à l’autre bout de la plage n’avait jamais eu de sens pour elle. Elle agissait comme c’était écrit, ni plus, ni moins. Et il se trouvait toujours un beau jeune homme pour satisfaire à l’exigence d’une défloration. Avais-je le choix moi-même ?

« Nous aurions pu partir, regrettai-je en me couchant près d’elle.

— Tu seras le plus heureux des hommes.

— Que feront-ils de moi si tu leur souris ?

— Ils te réserveront la prochaine fiancée.

— Mais je serai parti avant un an !

— Alors tu ne reviendras pas. »

L’ombre était agitée de petites présences, animaux ou insectes. Ma main glissa entre les fesses pour toucher l’anus. Il mordit la première phalange. Je l’agitai. Elle ouvrit ses jambes. Ce serait aussi simple que ça. Et ensuite ?

« Tu prends trop de temps, se plaignit-elle.

— La nuit ne s’achèvera pas avant longtemps…

— Fais vite et parlons d’autre chose ! »

Ainsi fut fait. La Lune entra dans la grotte comme je retrouvai à peine mon souffle. Le corps de mon amante d’une moitié de nuit se recroquevilla et s’endormit. Je ne savais pas si c’était écrit ou si la tradition laissait ce champ libre à l’imagination des partenaires. Si elle m’avait suivi, nous serions en train de courir dans les bois. Nous n’aurions même pas pris le temps de faire l’amour, remettant ce moment à plus tard sans savoir ce que cela signifiait, plus tard, dans ces conditions de fuite.

J’étais en train de me perdre dans cette sorte de pensées quand un spectre apparut, déchirant l’ombre au fond de la salle. Cette impression de surnaturel ne dura qu’une seconde. Elle me troubla assez pour rendre incertaine la garde que j’opposai en soldat à cette intrusion. Tout le monde était censé dormir. Et ce n’était pas l’oncle Koka. Comme j’étais venu parfaitement nu, mon épée me manqua. Je ramassai précipitamment une pierre capable de m’assister dans l’ouverture d’un crâne, aussi solide et têtu fût-il.

« Tu baves comme si tu m’avais déjà tué, dit cet homme, car c’en était un et je commençais à comprendre qu’il ne pouvait s’agir que de Tizia.

— J’ai tué beaucoup d’hommes sans y prendre plaisir, grognai-je.

— Ses seins sont trop petits ! Tout le monde sait que je les aime bien ronds et même gras. »

Tizia, c’était lui, s’approcha pour se placer dans la lueur d’un flambeau. Son visage avait l’air d’un masque tant il était couvert de peinture. Il portait une robe tout aussi bariolée.

« As-tu fait ton travail ? me demanda-t-il.

— Si tu veux dire par là que j’en ai fait une femme, alors j’ai bien travaillé.

— C’est tout ce qu’on te demande. Les enfants ne te couvriront pas de pourriture extraite des poubelles. Ils te porteront en triomphe si tu bandes encore.

— Je pars maintenant. Je vais réveiller l’oncle Koka et nous partons. Je ne veux rien savoir de plus. Nous ne savons pas où nous avons mis les pieds.

— Tu partirais sans elle ? Je ne te crois pas.

— Tu es là pour m’en empêcher ?

— Je ne suis pas assez fort ! J’appellerai à l’aide. Ils te crucifieront. Et ils me donneront ton cœur à manger. J’adore ça, Aza ! »

Il brandissait un pinceau comme une épée, de quarte. Je ne pus me retenir de rire et au lieu d’en prendre ombrage, il rit avec moi.

« Va-t’en si tu veux, finit-il par corner, mais sans elle. Je ne te trahirais pas.

— A-t-on jamais fait confiance à un artiste ? Je l’emmènerai !

— Elle refusera de te suivre. Elle me reconnaîtra et préférera mourir plutôt que de me trahir.

— Elle ne refusera rien ! Je l’ai droguée. Avec ça ! »

Je tirai de mon abondante chevelure le flacon de sommeil qui servit longtemps mes trahisons guerrières, esclave de mes vœux.

« Une goutte suffit, l’ami, ris-je en en projetant l’ombre du flacon sur les murs.

— Tu n’iras pas loin !

— Je te tuerai avant ! »

Il recula dans l’ombre, mais la clarté de sa robe, lumière étrange des couleurs, trahissait sa présence. Il ne m’a pas fallu une minute pour l’étrangler. Je l’exposai à la lumière d’un flambeau pour constater sa mort. J’avais déjà vu des morts revenir dans mon dos. L’un d’eux l’a traversé de son fer. Voilà comment, une fois de plus, j’avais failli perdre la vie. Heureusement, les dieux connaissent mon nom. Je suis plus méfiant qu’une souris. Personne ne peut plus me surprendre. Mais une voix sembla sortir de cette bouche ouverte, langue morte repliée au fond comme un oison déplumé. Pourtant, ce n’était pas un fer bien aiguisé et affilé qui effleurait encore mon dos. C’étaient les doigts de Zinia.

Le cadavre de Tizia coula entre les miens. Mes genoux avaient fléchi au point que je me trouvai plus petit que Zinia. Ses lèvres tremblaient, prononçant d’incompréhensibles paroles. Je ne pouvais en imaginer le sens comme je l’avais fait avec celles de Mara, car je n’étais plus dans le domaine de l’amour. Il est facile de parler d’amour dans toutes les langues parce que toutes les langues comprennent l’amour. Mais de qui me parlait Zinia ? Ce ne pouvait être qu’elle. Elle n’eut pas un regard pour Tizia. Ce qu’elle disait n’était pas destiné à regretter Tizia et à le plaindre de n’être plus de ce monde. Elle semblait se confier à moi. Son corps humide glissa sur le mien. Il s’en fallut de peu qu’elle ne se couchât sur le cadavre de Tizia. Je la portai et la couchai près de Mara qu’elle embrassa fiévreusement avant de me serrer contre son sein. Elle pleurait. Elle remerciait son sauveur. Qu’en penserait Mara ?

Ainsi, il était écrit que je fuirais en compagnie de deux étonnantes beautés nues. Irions-nous loin, comme je l’espérais, rien n’était moins sûr. Connaissant déjà le caractère de Mara, je savais qu’elle choisirait de se soumettre à la loi, la Loi Ori, et que par conséquent, si je fuyais, ce serait seul et condamné d’avance. Zinia, qui devinait mes pensées, m’offrait son doux regard de chatte battue. Je caressai cette joue tendre du bout des lèvres. La bouche, merveille de douceur, me conseillait de maquiller mon crime. Y avait-il un ours ou quelque autre bête sauvage dans cette maudite grotte ? Non. Les Oris étaient un peuple civilisé. Leurs animaux étaient petits ou gras, jamais sauvages. Comment expliquer le cadavre de Tizia ? Nos langues, qui ne se comprenaient pas hélas en dehors des gestes simples de l’amour, compliquaient la mise au point d’une stratégie. Il n’y avait pas de solution à l’extérieur de la grotte. Cet effort d’imagination confinait à l’impossible. Fouillant le regard de Zinia, je compris que la grotte, peut-être par pure perversité, avait le pouvoir de cacher le cadavre de Tizia et même de nous cacher tous les trois en attendant de trouver un meilleur moyen d’échapper à la justice anthropophage des Oris. Il suffisait de nous réfugier dans le Temps Futur. Zinia m’approuva en m’embrassant longuement.

Nous eûmes beau gifler les joues de Mara, elle ne se réveilla pas. Nous dûmes la transporter, traversant le Temps à rebours. En chemin, je me demandai si le jour ne se lèverait pas avant que j’eusse eu le temps de revenir chercher le cadavre de Tizia. L’idée d’avoir à faire ce chemin tout seul m’angoissait déjà. Je ne pouvais pas laisser Mara seule dans le Temps Futur, d’autant que Zinia en connaissait les arcanes. Je les abandonnai bientôt et retournai dans la salle d’entrée de la grotte où le cadavre de Tizia m’attendait, couché dans l’ombre, car j’avais éteint tous les flambeaux. Seul un lumignon, trop haut pour être atteint, demeura allumé. Sa lumière m’accueillit comme, je suppose, l’antichambre de l’Enfer. Il ne me fallut pas longtemps pour trébucher sur le cadavre de Tizia. Je le hissai sur mon épaule et retrouvai mes belles compagnes sans doute avant le lever du jour. Il se passa encore beaucoup de temps avant que les pas des processionnaires ne parvinssent à nos oreilles.

Mara dormait toujours, ce qui était sans doute une chance. Zinia, immobile, le regard fixe et trouble, attendait comme moi qu’il se passât quelque chose. Et comme le bruit s’amplifiait d’un coup, une fillette entra !

Elle reconnut Zinia qui était devenue muette. Elle se jeta sur elle, mais Zinia n’ouvrit pas ses bras. Elle se laissa caresser. Jetant un œil dans l’ouverture du rideau qui nous séparait du Temps Actuel, je vis des femmes qui se concertaient sans ménager leurs cris. Elles étaient tapageuses et criardes, à l’exception de celle qui tentait de les calmer. Je reconnus la reine Erka. Elle avait totalement perdu le contrôle de sa troupe, ou plutôt du troupeau de commères qui braillaient plus fort que des truies au travail. La fillette, si je comprenais ce qui se disait, était une éclaireuse. Cette horde rugissante avait prévu d’entrer dans le Temps Futur !

Voyez, mes frères, comme sur ce point mon témoignage diffère de ceux des prévenus. Xorok et son épouse Erka vous ont raconté des histoires dans le but de me faire porter le chapeau de leurs malheurs. En vérité, ces malheurs précédaient d’un an notre arrivée impromptue dans ce village. Ni l’oncle Koka ni moi-même ne sommes à l’origine de ces calamités. Il y avait déjà un an qu’elles sévissaient, soumettant le peuple Ori aux pires maladies, aux cruelles catastrophes des éléments et à la confusion non moins vicieuse des esprits en proie à la folie ou à la déraison. En nous capturant ce soir-là, le couple royal avait trouvé les boucs émissaires qui manquaient à leur complot.

Pourquoi ne pas imaginer, mes amis, qu’ils sont les seuls responsables du déclin du peuple Ori. N’est-ce pas la meilleure manière d’expliquer la fuite de Zé et de ses partisans ?

Mais revenons au récit de ma triste aventure en territoire Ori. Il revient au Jury de répondre à mes questions et non pas à moi-même. Je veux seulement crier haut que je ne suis pas un assassin ni l’inconséquent égoïste que décrivent les prévenus. Qu’ils soient jugés pour le meurtre atroce de mon oncle Koka, honorable chasseur aimé de tous, guerrier par malchance et innocent devant Dieu ! Et que personne ne prononce jamais mon nom sans reconnaître avec la Justice que je suis moi aussi la victime des pratiques honteuses de ce peuple sauvage.

Dès que cette fillette entra, ce qui en dit long sur la lâcheté d’Erka et de ses compagnes, le temps, quel qu’il fût, car je ne croyais pas à ces superstitions, se précipita comme il sait le faire quand il n’y a plus d’issue que le cours inchangeable de la chronologie.

D’abord Mara se trancha la gorge sur le fil de la roche. Jamais jet de sang ne me fut plus horrible à voir. Sa gorge bouillonnait. La fillette hurla et traversa le rideau. On entendit alors la rumeur des commères qui montaient sur les planches pour jouer leur infâme comédie, celle qui m’accuse de la plus injuste façon. Je les voyais escalader le rideau comme des araignées filent leur toile. Zinia, qui revenait de loin, s’empara du pinceau que Tizia tenait encore de quarte comme si son combat ne s’était pas achevé dans son propre sang.

« Viens ! dit-elle. Je connais le chemin. »

Je la suivis, aveugle et fou. Nous traversâmes un autre rideau. Les femmes Oris nous poursuivaient-elles ? Je me retournai pour constater qu’elles n’avaient pas franchi ce rideau. Dans quel Temps courrions-nous maintenant Zinia et moi ?

« Elles n’ont pas le pouvoir de dépasser le temps Futur ! lança Zinia tandis que mes pensées ralentissaient mon allure.

— Alors pourquoi courons-nous ? demandai-je, car il me restait encore assez de lucidité pour comprendre que je n’étais plus moi-même, que quelque chose d’extraordinaire venait de me changer.

— Il ne faut pas rester ici ! Suis-moi ! Vite ! »

Soudain, le flambeau s’éteignit. Nous étions plongés dans le noir le plus absolu. Je heurtai la paroi, virevoltai, glissai en tournoyant comme dans une vague, puis je m’immobilisai enfin et le silence tomba sur moi. J’appelai Zinia. Elle ne répondit pas. La tête me tournait. Il m’était impossible de me tenir debout. Le sol était glissant, couvert de chiures sans doute. L’eau ruisselait entre mes doigts. Il fallait avancer, fuir encore. Combien de fois ai-je vécu ce cauchemar ! Je retournai ainsi en enfance toutes les nuits.

Je suivais des brèches, des anfractuosités, des interstices fins comme des rides. De temps en temps, j’appelai Zinia, mais c’était ma propre voix qui me répondait. Dans quel guêpier m’étais-je fourré ? Le soldat que j’étais n’avait pas connu pire. J’avais toujours eu la lumière de mon côté. Et une épée pour ouvrir l’ombre comme la porte de la vie. Mais là, nu et tremblant comme un enfant, je ne touchai rien de reconnaissable, car l’eau me fuyait maintenant, la roche se dérobait, l’air même n’était plus empuanti par le derrière des petits animaux. Je crus être entré dans le néant.

Et comme je désespérais de retrouver le chemin de l’existence, le rire des commères entra dans mes oreilles pour torturer mon pauvre cerveau. Croyez-vous qu’il me vint à l’esprit de fuir ces moqueuses capables de me rendre fou de rage et de honte ? Je n’avais pas fini de défier leur cruauté en usant des termes les plus obscènes qui me vinrent à l’esprit que leur lumière gigota sur l’espèce d’horizon que formait le sol devant mes yeux. C’était plutôt la lumière du Temps Futur. Elle trottinait sur la roche inégale, faisant frissonner les flaques d’eau et les mousses folles. Je m’accrochais à ces ombres filantes comme des étoiles. Je savais que Zinia avait fui de l’autre côté, mais savais-je où ? Le rideau m’apparut alors.

Je vis toutes ces têtes grimaçantes sous la frange dorée. Têtes de femmes alcoolisées se livrant à la terreur pour la servir. La fillette n’était pas la moins active. Elle était laide maintenant et ses dents saignaient. Mais le sol montait. J’avais déjà usé tous mes ongles, aux mains comme aux pieds. Les touffes de mousse cédaient. L’eau m’emportait quelquefois sur plusieurs mètres. Et je remontais en grognant comme la bête que j’étais devenu. Le peuple Ori se jouait de moi comme d’un supplicié. Je n’avais pas encore idée de ce qui arrivait en même temps à mon oncle Koka.

Pourquoi revenir au Temps Futur, me direz-vous ? Pourquoi revenir à la lumière, vous répondrai-je ? L’homme est ainsi fait, qu’il soit Ori, Aza ou Olag. Il est construit pour la lumière. Qu’elle l’éclaire ou le damne, il ne fait pas la différence. Il croit avancer. Et moi je revenais à cette absurde superstition d’un temps futur qui n’avait que le passé pour tradition exemplaire.

Puis elles se turent. Je veux dire : les femmes. Les franges du rideau cessèrent de s’agiter. Les yeux se retirèrent. Plus une seule bouche ne me maudit. J’entendis l’éloignement des pas. Puis le silence reprit sa place, trône d’angoisse. Je soulevai un peu le rideau. Le temps Futur était éclairé. J’ignorais qui entretenait cette lumière, ni quelle technologie était capable d’une telle clarté. Je me sentis soudain l’âme d’un espion. Et j’attendis.

Qu’était-il arrivé à l’oncle Koka ? Quel sort ces sauvages lui réservaient-ils ? Je survivrais moi-même dans cette profondeur. L’eau, les petits animaux et les lichens pourvoiraient à mes besoins alimentaires, je n’en doutais pas. Mais de quoi d’autre vivait Tizia ? Certes, il avait Zinia pour le distraire, mais on ne me fera pas croire que l’art, quel qu’il soit, comble vraiment la curiosité naturelle de l’homme pour les mystères de la nature.

Il n’était pas question de revenir chez les Oris. Je leur abandonnais l’oncle Koka avec une tristesse si grande que je fus sans doute des jours à le pleurer. Et bien sûr, je perdis le compte de ces jours. Il n’y a rien de plus désarmant pour un homme que de ne plus savoir s’il fait jour ou nuit ou si les arbres fruitiers sont encore en fleur. Si j’allais d’un côté, je finissais dans l’estomac des Oris, et ce n’est qu’une façon de parler. Et si je tentais de suivre le chemin que Zinia avait pris, il fallait s’enfoncer dans l’obscurité sans savoir si on pouvait en sortir un jour. Je n’entendis plus la voix de Zinia. J’écoutais les petits animaux pousser de petits cris perçants pour me demander pitié ou me haïr et je faisais chanter les lichens en les caressant d’un doigt léger.

Combien de temps se passa-t-il ainsi, je n’en sais rien. Je me risquais quelquefois à suivre le temps, ou plutôt ce qu’il convenait d’appeler la superstition du temps. Il m’arriva même d’en sortir pour entrer dans la grande salle d’entrée, mais de nuit seulement. Le temps n’était visité qu’une fois par an, si j’avais bien compris. Je ne prenais donc aucun risque à le suivre comme à le remonter pour retrouver ma paillasse cachée derrière le temps Futur. Combien d’années passèrent ? Je peux vous affirmer qu’il en passa huit, car la cérémonie du Grand Jour était un repère fiable. Vous voyez à quel point je m’éloigne des récits mensongers des prévenus. Huit années, mes amis ! Ce n’est pas rien. Et, malgré les effets forcément réducteurs du temps, celui qui passe et qui est le seul qui m’importe encore à l’heure où je vous parle, je me fortifiai, car je n’étais qu’un jeune homme quand le destin décida de m’enfermer dans cette profondeur tellurique.

Alors, me direz-vous, pourquoi n’avoir pas décroché un flambeau et tenté de suivre la galerie pour retrouver Zinia, ou son cadavre ? C’était facile, en effet. Et c’est même la première idée qui m’est venue à l’esprit, figurez-vous. Je n’avais pas encore perdu les pédales. Et, quelques semaines après le début de mon enfermement, j’ai fait ce que vous me conseillez maintenant : j’ai décroché un de ces étranges flambeaux. Il s’est éteint.

Revenant quelques jours plus tard pour recommencer cette salutaire opération sur la lumière, mon corps fut parcouru d’une douleur telle que je décidai de ne plus approcher ces flambeaux de malheur. Alors ? Faire du feu ? Avec quoi ? Tout était humide ici. J’avais même arraché des franges au grand rideau qui me séparait, si je puis dire, de la civilisation. Quant aux lumignons qui se trouvaient dans la grande salle d’entrée, s’ils sentaient bel et bien la bonne vieille puanteur de nos feux azas, ils étaient trop haut perchés pour que je pusse espérer en décrocher un. J’étais privé de feu, une bonne fois pour toutes. Et par conséquent, je tournais en rond tout le jour et sans doute aussi toute la nuit.

Il est bien connu que l’homme ne produit pas de lumière. Je m’en tins à cette théorie et me résignai pour toujours. Et comme il n’y a rien de pire que de n’avoir pas de projet, je sombrai dans la mélancolie. Plus d’une fois je tentai de me tuer. La perspective de nourrir les petits animaux et même les lichens ne m’effrayait pas. Je vous l’ai dit : je ne suis pas superstitieux.

Cependant, j’étais d’accord avec moi-même sur un point et un seul : j’avais besoin de lumière pour aller en exploration dans l’autre sens. Or, je n’en avais pas à mon entière disposition. Je revins examiner, sans y toucher, les flambeaux du Temps Futur. Je n’avais pas d’autre choix : soit je trouvais le moyen d’en emporter un sans provoquer son extinction immédiate, soit je parvenais à décrocher un bon vieux lumignon du plafond de la salle d’entrée. Cette fiévreuse activité m’occupa des jours et des jours, autant que je pouvais en juger par la sensation que je pensais avoir acquise du temps qui passe. Mon sablier comptait une heure sans doute à peu près exacte : AB1, AB2, AB3 et ainsi jusqu’à 3600. Mais je le surpris plus d’une fois en pleine paralysie ! J’ai vite renoncé à cet appareillage.

La construction d’un échafaudage dans la grande salle n’était guère envisageable. Monter et démonter un pareil engin en une courte nuit relevait du triomphe de l’absurdité. J’essayai même l’ascension des parois, mais marcher au plafond n’est pas humain. Et je ne pouvais guère espérer m’accrocher au cul d’une mouche. Je revenais sans cesse à mes flambeaux. Mais soit il s’éteignait sans douleur, soit la douleur m’empêchait de penser à la raison de leur extinction. Ils ne contenaient rien, ne sentaient rien et grésillaient comme des lucioles. Je songeai à une énergie inconnue de nous autres, Azas. Vous savez maintenant combien j’avais raison. Vous finirez, avant la fin de ce récit, par me construire une statue !

Mais j’étais loin de me douter qu’il m’arriverait de me rendre utile à mon peuple. Lumignon, flambeau, feu de lichens bien secs, jamais il ne me serait permis d’explorer les profondeurs de cette grotte maudite entre toutes les grottes. Pourtant, Zinia avait su aller plus loin que moi. Et sans lumière ! Ou elle était tombée dans un trou, sans un cri pour m’informer de sa malchance. Je craignais les trous plus que l’obscurité. L’idée de ramper dans le noir, seulement guidé par la paroi, me donnait des cauchemars. J’allais mourir idiot !

Huit années passèrent. Et chaque année, au Grand Jour, les Oris venaient se prosterner dans le Temps Actuel. Leur cérémonie s’achevait toujours de la même façon : les hommes ne croyaient pas que les femmes, huit ans avant, avaient pénétré dans le Temps Futur. La preuve, c’est qu’elles étaient toujours en vie et que, deuxièmement, elles n’avaient aucune envie de recommencer. Les hommes et les femmes trouveront toujours une raison de se disputer, ce qui ne les empêchera pas de se reproduire toujours pour les mêmes autres raisons.

Ce Grand Jour-là, contrairement à ce que me conseillait la prudence, je me glissai dans le Temps Futur pour assister, derrière l’avant-dernier rideau, aux disputes des Oris hommes et femmes. Et à peine avais-je mis les pieds dans cet endroit que je connaissais comme ma poche que j’entendis qu’on parlait de moi.

« Je vous dis qu’il est mort ! grognait la déjà vieille Erka. Comment voulez-vous qu’il ait survécu à cette profondeur ? Et il n’est jamais tombé dans nos pièges tendus à l’entrée de la Grotte.

— Et Zinia, elle avait l’habitude, elle, de survivre dans cet inconnu… Que dites-vous de Zinia, reine Erka ?

— Je dis qu’elle est morte aussi.

— Alors acceptez-vous que sa mère dépose ici même un petit, tout petit lumignon remémoratif ?

— Il s’éteindra demain.

— Nous ne le verrons pas s’éteindre. Et puis c’est le geste qui compte. J’en ai amené un avec le nom de Zinia gravé dessus… reine Erka ! Je vous en supplie ! »

J’entendis une allumette craquer. La bonne odeur de l’huile brûlée me chatouilla gaîment les narines. Le lumignon avait vingt-quatre heures de vie. Et moi, des années !

Je me caltai. La cérémonie ne m’intéressait plus, ni ce qu’on disait de moi. Il n’eût plus manqué qu’un petit animal pétât sur la flamme de mon lumignon pour que mon rêve s’écroulât pendant toute une année, en admettant que la mère de Zinia vécût jusque-là. J’attendis, tapi dans mon obscurité. La rumeur des processionnaires finit par s’éloigner. J’attendis encore, maudissant d’avance le petit animal doué du pouvoir de péter. Jamais je n’avais connu pareille angoisse. C’était mon existence qui était en jeu. Et je connaissais le goût des petits animaux pour le pet. Mais que faisais-je là, accroupi comme si j’avais la colique, alors que j’avais un besoin urgent de combustible ?

Les petits animaux avaient élu un endroit particulier pour péter en concert. Ce n’était pas loin du rideau. Un filet de lumière éclairait le sol tapissé de lichens. Froide lumière qui n’avait pas le pouvoir d’absorber l’humidité, alors que les pets des petits animaux vous la séchaient en un rien de temps. Un vrai bonheur quand on a besoin de combustible ! Mais le malheur, c’était qu’il eût fallu mille fois plus de petits animaux pour espérer en récolter la quantité nécessaire à une exploration durable de l’obscurité. J’avais déjà procédé à une récolte quotidienne dans l’espoir d’engranger, mais une fois sec et entreposé, le combustible s’humidifiait de nouveau et même pire.

Je m’organisai alors, voyez dans quelle urgence ! pour attirer un nombre tel de petits animaux que la quantité de combustible serait suffisante pour me donner de l’espoir. J’avais observé, depuis le temps ! comment il rongeait la paroi de la grotte en certains endroits. J’avais moi-même goûté à ces raclures sans y prendre goût. J’en récoltai alors plusieurs poignées que je répandis sur le lichen à l’endroit dont je viens de parler. Et en effet, il en vint une telle quantité que j’eus peur de provoquer une révolution. Immédiatement, les pets, pour la première fois sans doute de leur existence éphémère, firent trembler les murs et même le rideau. Quant à moi, je faillis bien être asphyxié. Quand je pense que j’avais moi-même pété sur ce lichen sans parvenir à en extraire une seule goutte d’humidité !

La nuit passa. On se rapprochait du délai de vingt-quatre heures accordé par l’huile du lumignon. L’air était devenu irrespirable. Je me traînais. Les petits animaux, qui avaient pourtant achevé le repas de raclures, ne s’en allaient plus ! J’étais troublé par un constant vertige. Tenter de les effrayer, c’était peut-être faire exactement le contraire et les pousser à évaluer leur force en fonction de leur nombre. Et s’ils ne partaient pas, je pouvais faire une croix sur la lumière qui me sauverait au moins de l’ennui. S’il y avait un Dieu, il était contre moi ou il ne savait pas que je n’existais, en ce moment tragique, que pour lui.


 

Raconté par Elsior (fils de Kako et Zinia), passé chez les Olags

En chemin, Kako trouva un moyen plus commode de se procurer un combustible souverain. Au début, et pendant des jours, il vécut dans une espèce d’harmonie avec les petits animaux dont le peuple, qui le suivait à distance, croissait de jour en jour. Maintenant, chaque fois qu’il se retournait, il n’en voyait plus la fin. Sa fatigue aussi prenait de l’ampleur. Il avait les yeux creux et sa bouche demeurait ouverte, s’emplissant d’insectes qu’il mâchait pour le plus grand plaisir des petits animaux qui se nourrissaient aussi de ses excréments. L’essentiel était de maintenir la flamme de sa lampe et de ne jamais s’endormir avant d’en avoir bien chargé le foyer. Il ne savait plus s’il voyageait ainsi depuis des jours ou des années, mais il sentait que son esprit était assez solide pour ne pas céder aux accès de folie qui menaçaient sans cesse sa mémoire et sa perception de l’instant présent. Pour le futur, comme il en ignorait tout, il évitait soigneusement d’y penser. Il avait cessé de prendre ses cauchemars pour des réalités. La nourriture qu’il prenait y était sans doute pour quelque chose.

Il fabriqua de grands feux qui effrayèrent les petits animaux, mais ils s’y habituèrent. Ils aimaient peut-être eux aussi découvrir l’étrange complexité des parois de la grotte ou plus exactement de cette interminable galerie où il n’y avait rien d’autre à observer. La vie était tellement monotone que Kako craignait de l’achever dans le plus parfait ennui. Un ennui qui ressemble à un autre ennui est parfait, voilà quelle était sa définition de la perfection maintenant. On ne vit pas longtemps si on n’en rit pas de temps en temps.

Marcher, voir, manger, se masturber, parler aux petits animaux, pester, pleurer, rire… il ne manquait plus que quelqu’un d’autre pour faire la même chose. Il retrouverait peut-être Zinia. Ou son corps. Ou ce qui restait de son corps. Et il inventait tous les scénarios possibles de cette rencontre. Il ne rencontrerait personne d’autre, si jamais il devait rencontrer quelqu’un. Il avait apprécié l’intelligence de Zinia, mais n’avait pas eu le temps de s’en servir, sans doute parce qu’il était destiné à vivre seul jusqu’à la fin de ses jours. Ensuite, il disparaîtrait totalement dans l’estomac des petits animaux, réapparaîtrait sous la forme d’excréments et ne retrouverait jamais son esprit dans cette course à l’échalote qui n’était pas de son invention sinon il aurait changé l’échalote pour un sourire de femme.

Un matin (appelons ça le matin), il se réveilla en sursaut. Il s’était endormi sans s’être couché. Il avait une bosse sur le côté du crâne et un mal fou dans l’épaule. Il ouvrit grand les yeux en pensant ne trouver que la nuit, mais une petite lueur gigotait sur un visage inconnu et inachevé. Avant de s’intéresser à ce curieux inachèvement, il se jeta sur sa lampe pour en activer le feu. Elle était presque éteinte. Il s’en était fallu de peu ! Il rechargea le foyer. Les petits animaux lui tournaient le dos et regardaient les murs. Le visage inachevé était toujours là, plus clair maintenant, et sans regard. L’artiste n’avait pas encore dessiné les yeux.

« Sapristi ! se dit Kako. Je suis revenu sur mes pas. J’ai vieilli pour rien. Je vais me reprocher toute ma vie, ou ce qu’il en reste, de n’avoir pas inventé la boussole ! »

Il pompa encore du combustible. La galerie s’emplit d’une douce lumière. Et il se rasséréna. Il n’avait jamais vu cette fresque. Ce n’était d’ailleurs pas le même style. Elle était, comment dire ? plus réfléchie. Au mur, un flambeau éteint avait laissé une trace noire et entortillée dans la roche bosselée. Il s’en approcha prudemment. Il sentait l’huile brûlée. Il mit le doigt dans le réservoir, sentit la douceur de l’huile, le retira et le renifla enfin. C’était de la bonne huile de poisson comme il la connaissait dans son pays. Cette simple odeur le transporta dans son passé et il en revint tout joyeux, presque enfant.

Il approcha alors la flamme de sa lampe de la mèche du flambeau. Il s’embrasa aussitôt, répandant une lumière si intense qu’il se boucha les yeux. Elle n’était peut-être pas si intense, mais il y avait si longtemps qu’il nourrissait ses yeux d’une lumière de mendiant ! Il vit alors un autre flambeau, puis un autre et enfin un quatrième. Ils étaient accrochés aux quatre coins d’une grande salle carrée qui avait été manifestement taillée dans la roche par l’outil de l’homme. Qui d’autre ? On creusait ainsi des habitations dans son pays. Et des greniers à blé, des réservoirs d’eau, des prisons même.

Cependant, cet art était nouveau pour lui. Il avait espéré, une seule petite seconde, qu’il était retourné chez lui, mais il était tellement habitué à observer des illusions que cette seconde avait passé plus vite que le temps qui lui est normalement acquis. Il était entré par une ouverture aussi carrée que l’était cette salle. Et tout juste en face, le même type d’ouverture laissait voir ce qui était peut-être le jour. Ou un reflet. Il entra dans cette autre salle.

Elle était plus petite, mais l’art en était au moins aussi grand que dans la première, laquelle pouvait être la dernière si on avait affaire à une galerie comme chez les Oris. Il était même étrange que le même boyau servît, à chacune de ses extrémités, de temple à deux civilisations qui se distinguaient nettement par le style. S’étaient-elles jamais rencontrées ? Les Oris, qui n’allaient jamais au-delà du temps Futur, n’en avaient pas parlé. Zinia en savait-elle quelque chose ? C’était possible.

La joie qui étreignait Kako était tellement forte qu’il ne vit pas qu’on l’observait. On avait même les armes à la main. On se taisait, l’œil aux aguets, comme si d’autres Kakos pouvaient surgir de l’ombre de la dernière porte. Cet étranger, nu comme un sauvage, et sale comme un mendiant, n’inspirait aucune peur aux Olags. Ils n’en tenaient pas moins fermement leurs épées, car l’homme était solidement bâti. On eût dit un soldat. Le capitaine Zada avait l’œil exercé d’un sergent recruteur. Ses hommes, en garde dans l’ombre, attendaient un signal.

Kako n’était pas en position de combat. Il regardait les fresques comme pouvait le faire un critique d’art. Il grattait rêveusement sa lèvre et tirait de temps en temps une langue qui ne disait pas son nom. Ce n’était pas un Olag, Zada en était sûr. Il eût reconnu un Olag sur l’autre berge du fleuve, car l’Olag est grand, blond et porte fièrement ses épaules de déménageur. Cet homme avait beau être un bon spécimen de l’espèce, il était d’une autre race. Mais d’où venait-il ? Il était impossible qu’il arrivât du fond de la grotte où personne n’avait jamais mis les pieds. Et s’il y était entré par l’entrée, comme tout le monde, la garde l’aurait arrêtée et on ne serait pas là à l’observer pour mesurer sa capacité de combat. Zada connaissait assez l’espèce humaine pour redouter l’exception. Il était persuadé d’avoir affaire à un soldat. Mais, bon, le temps passait et dehors, la nuit commençait à tomber. Il fallait régler ce problème avant le dîner. Zada avait un saint respect des horaires.

Ses hommes le virent entrer dans la salle où l’étranger, les yeux levés, semblait apprécier cet art ancien aujourd’hui désuet. Les muscles se tendirent. Zada, intrépide comme d’habitude, se racla la gorge. Kako fit un bond digne d’un chat. Instinctivement, il mit la main à son côté et, ne trouvant pas l’épée, leva ses deux poings en grimaçant derrière. Zada n’avait pas dégainé. Il était temps de parler.

« Comment es-tu entré ici ? » demanda Zada.

Kako se tranquillisa prudemment. Il comprenait cette langue. Il avait combattu ces hommes dans le passé. Il se dressa sur ses ergots.

« Comment sais-tu que je comprends ta langue ? » dit-il en pesant chaque mot.

Zada s’étonna à son tour d’être compris d’un étranger qui n’appartenait à aucune des races qu’il connaissait. Il se caressa le menton, car l’étranger lui plaisait.

« En effet, dit-il en souriant, je ne savais pas que tu la comprenais. Mais l’indigène ne s’adresse-t-il pas toujours à l’étranger dans la langue qui est la sienne depuis toujours ? À mon tour, puis-je te demander pourquoi tu n’as pas répondu à ma question ? »

Kako éclata de rire. Puis il couvrit à deux mains son membre viril qui commençait à se lever. Il avait manifestement honte de désirer un homme, lui qui n’en avait plus vu depuis des années.

« Le juge Fôlô décidera de ton sort, dit Zada. La garde sera punie pour t’avoir laissé entrer dans ce lieu interdit. Et toi, tu le seras pour avoir franchi la Dernière Porte.

— Je l’ai franchie dans l’autre sens, dit Kako. Je viens de…

— C’est impossible, dit Zada plus fermement. Ne mens pas au juge Fôlô. Dis-lui simplement la vérité. Ta mort n’en sera que plus douce.

— Que tu ne sois pas étonné de la négligence de la garde en dit long sur la confiance que tu lui accordes, dit Koka. Mais que tu ne t’étonnes pas que je sois revenu vivant de la traversée de la Dernière Porte me fait douter du respect que tu éprouves en vérité pour la justice de ton juge.

— Tu exprimes là une raison de soldat, étranger… je ne crois pas me tromper…

— Je l’ai été en effet. Voilà neuf ans, dix ans, peut-être plus, ou moins, je ne sais plus, que je marche dans cette direction, venant de l’autre extrémité de cette grotte. Elle voit le jour et la nuit de chaque côté.

— Je connais ce genre de grotte. J’en ai traversé plus que toi qui prétends n’en connaître qu’une. Mais celle-ci est l’entrée de l’Enfer. Telle est la Tradition.

— Alors je comprends que l’autre extrémité soit consacrée au Temps ! »

Disant cela, Kako riait. Son membre viril était levé. Zada l’observa un instant, puis il cracha sa chique de tabac et dit d’un air fatigué :

« Tu as besoin d’une femme, étranger. Cela te sauvera peut-être. Veux-tu nous suivre sans combattre ?

— Je n’ai pas l’intention de me battre ! Quant à cet outil, il me joue un tour. Je suis loin de penser aux femmes en ce moment. Je suis tellement heureux de rencontrer des hommes !

— Tant d’années ont passé… Tra la la ! se moqua Zada. Je connais la chanson. Suis-nous librement. Et ferme ton caquet de bonimenteur ! »

Mais Koka ne bougea pas. Il soufflait doucement sur sa lampe dont la flamme vacillait. Elle manquait de combustible. Il chargea le foyer. Zada, la main sur l’épée, ne doutait plus qu’il avait affaire à un diable ou à un damné. Les Annales regorgeaient de ces histoires terrifiantes. Ces revenants portaient toujours le feu. Bien sûr, l’imagerie populaire avait imaginé de grandes flammes bruyantes comme des vagues. Jamais un diable n’avait menacé le Monde avec un feu aussi ridicule que celui d’une lampe de poche. Et que ce fût un diable ou un damné, aucune épée n’égratignerait cette peau forgée dans le brasier le plus puissant de l’Univers. Zada voyait sa fin prochaine. Et, selon lui, elle précéderait la fin de son peuple, les Olags, fiers guerriers aux esclaves chasseurs. Derrière lui, ses hommes n’en menaient pas large. Ce que les Olags craignaient depuis toujours allait arriver à cause de cet être qui se faisait passer pour un homme.

« Connais-tu Zinia ? » demanda-t-il soudain.

Zada sentit ses jambes fléchir. Il allait tomber comme une femme, sans l’épée à la main.

« Que veux-tu savoir d’elle ? réussit-il à murmurer comme s’il souhaitait que ses hommes ne l’entendissent pas.

— Je ne sais pas, dit Koka qui frissonnait. Est-elle vivante, mariée, mère de famille, morte et enterrée ? Dis-moi ce que tu sais !

— Elle n’est rien de ce que tu dis…

— Ni vivante ni morte ? Tu te moques de moi ! »

La voix de Kako avait grondé, semblant venir du plus profond de la Terre. Il roulait des yeux rouges et montrait les dents. En réalité, il venait de perdre patience et souffrait enfin de la solitude. Mais Zada ne le voyait pas ainsi.

« Elle est vivante, bien sûr ! s’écria-t-il. Est-ce pour elle que tu es là ?

— Pour qui d’autre, crétin ! J’ai poursuivi son image depuis des années, là (montrant la Dernière Porte), entretenant le feu, plaisant aux animaux et ne dormant jamais au même endroit car j’avançais, soldat ! J’avançais ! Et tu me dis que Zinia est vivante ! »

Avait-on déjà observé un diable à genoux ? Ces créatures maudites sont capables de tout pour réduire l’homme au doute qui le fonde. Zada savait trop bien que son épée ne le servait plus. Elle pesait au bout de son bras. Il ouvrit la bouche, sentit l’air froid et humide des profondeurs étreindre sa langue et, dans un élan de désespoir, il se lança sur Koka.

« Pour l’honneur ! » cria-t-il tandis que ses hommes fuyaient.

Koka, effrayé par cette grande figure échevelée, recula vers la porte, tenant la lampe dans la conque de ses mains pour la protéger de l’air que Zada secouait comme un diable. L’épée, après s’être élevée dans la lumière, retomba en sifflant. Koka eut tout juste le temps de franchir le seuil de ladite Dernière Porte. L’épée frappa la roche et se brisa. Le sang de Zada, blessé au poignet, gicla sur le derrière qui s’éloignait, pétant comme la croupe d’un âne.

 

**

 

Ici, une courte pause. Elsior fut le seul à ne pas sortir pour satisfaire un besoin naturel. De la fenêtre, il vit comme son peuple manquait de convenances et d’hygiène. Chacun pissait ou chiait à l’endroit où la pluie et le soleil avaient effacé les précédentes souillures. Il serait peut-être l’inventeur des latrines, mais d’autres n’y avaient-ils pas pensé avant lui ? Les Annales n’en rapportaient rien et les conversations tournaient sur d’autres sujets. Ils ne lui en demandaient pas plus. Ils revinrent tous et reprirent leurs places sans chahut. Les Olags avaient beaucoup de défauts, il fallait le reconnaître, mais ils savaient se comporter à l’heure de recevoir les récits de la Tradition dont celui d’Elsior, fils du Aza Kako et de la Ori Zinia, était à la mode en cette année de Grande Guerre contre le Monde. Tout le monde avait beaucoup ri quand il avait évoqué le cul d’âne de son père fuyant Zada le Olag.

 

 

**

 

Kako n’avait jamais couru aussi vite ! Mais il n’oubliait pas de protéger la flamme de sa lampe. Les petits animaux, médusés, le suivaient en silence. La lumière dansait sur les parois de la galerie, pâle et sans profondeur. Kako avait retenu sa respiration pendant tout le trajet. Il fut tout étonné de la retrouver devant le rideau du Temps Futur. Il se connaissait un grand talent pour l’apnée, car il avait été plongeur pendant ses guerres, mais il n’avait jamais tenu plus de trois minutes. Il toucha le rideau, pensant qu’il avait une vision. La toile frémit. Il la caressa encore. Cette fois, ses franges s’agitèrent. Il ne pouvait s’agir d’une illusion. Il passa la tête dans l’ouverture. C’était bien le Temps Futur. Il ne rêvait pas. Il en conclut logiquement que le temps qui séparait le monde des Oris de celui des Olags était de trois minutes. Il ne pouvait en être autrement, sinon il lui fallait admettre qu’il était en train de rêver. Il entra dans le Temps Futur. Les dernières ébauches étaient encore humides.

Puis il avança dans le Temps. Tout était si tranquille qu’il se sentit atrocement seul. Miné par une angoisse noire, il se posta à la limite du Temps, autrement dit à la porte de la grande salle d’entrée. Il ne savait pas s’il était nuit ou jour. Comment savoir ce genre de choses, si utiles à l’industrie de l’homme, quand on ne voit ni l’un ni l’autre pendant neuf ans, s’il avait bien compté, mais il n’en était plus aussi sûr depuis qu’il savait que seulement trois petites minutes séparaient les Oris des Olags.

Enfin, suant à cause d’une fièvre intense et les testicules complètement rentrés entre ses jambes, il entra dans la grande salle. Il y faisait froid. Il se mit à trembler. Il vivait sans doute sa dernière heure, à moins que les Oris vengeurs ne s’occupassent à le torturer d’abord. Mettant le nez dehors, il pensait tomber sur la garde. Il n’aurait pas manqué de se faire voir, car le soleil était haut et clair. Pourtant, aucun son de corne ne dérangea l’étrange silence qui pesait sur le village. Il se frotta les yeux puis referma ses paupières, laissant aux yeux un mince interstice, une astuce de soldat pour voir plus loin et plus clairement. La place était déserte. Le poteau de pierre du feu sacré était couché. La cendre, d’habitude si abondante, avait-elle été emportée par le vent ? Jamais les Oris n’eussent commis une telle négligence. Il descendit au pied de la grotte. Il n’avait pas plu depuis longtemps. La roche était sèche. Et personne n’avait balayé ces saintes marches. Le cœur de Kako battait la chamade.

Arrivé sur la place, les muscles de la poitrine tendus à fond, il s’attendait à recevoir un projectile, peut-être même une flèche. Mais rien ne se passa. Il vit alors que le toit de la maison de la Salle du Conseil était effondré. Il entra dans cette ruine, n’en croyant pas ses yeux. Le trône était à l’envers, écrasé par une grosse poutre elle-même brisée. Il sortit pour appeler. Mais comme nous le savons déjà, il n’y avait personne pour répondre.

Kako entra dans toutes les maisons. Tous les toits s’étaient effondrés. Une poussière chaude et volatile couvrait les meubles. Le puits était ouvert et la lance de son gardien était appuyée contre son ogive de terre cuite. Alors Kako se précipita dans le cimetière qui jouxtait le lieu-dit La Momie. Les Oris, ou quelque autre engeance ennemie, avaient emporté les morts ! Kako tourna alors ses yeux vers les arbres à momies. Un seul était debout. Il s’en approcha et reconnut tout de suite l’oncle Koka et la belle Mara. Mais ce n’étaient plus de belles momies comme savaient les entretenir les Oris. Elles étaient couvertes de poussière et la broussaille, montant de la terre, les étreignait comme la mort étouffe les malades et les crève-la-faim.

Se roulant au pied de l’arbre comme un animal blessé, il se couvrit lui-même de cette poussière de soleil et arracha feuilles et épines de la broussaille pour s’en déchirer le corps. Mais la douleur ne pouvait rien contre le désespoir. Il grimpa dans l’arbre et, empoignant la broussaille à pleine main, il en débarrassa les deux momies, baisant leurs visages aimés et les noyant de ses larmes. Ensuite il les descendit. Elles étaient légères comme des enfants. Il n’eut pas de mal à retrouver le fleuve. Il s’y baigna longuement en compagnie des momies. Puis il les étendit auprès de lui en plein soleil, couché sur une herbe grasse qui avait un goût sucré. La nuit arriva et il s’endormit.

Au matin, il n’avait toujours pas rêvé. Il s’éveilla au chant d’un oiseau. Approchant ses yeux de la terre, il vit que les insectes travaillaient toujours à l’édification de leur territoire. Plus loin, dans la broussaille grise, les perdrix couvaient. Une carpe l’éclaboussa. Il avait les pieds dans l’eau. L’Océan n’était pas loin.

Il retourna au village et choisit une maison encore couverte d’une partie de son toit. L’air était chaud, la lumière dense et la poussière tournoyait dans les rues. Il passa la journée à préparer son nid. Les momies, il les coucha dans son lit et au soir, il se pelotonna entre elles. Une autre nuit se passa sans rêves. Et au matin, il chercha un fer pouvant lui servit d’outil et d’arme. Il mit longtemps à redresser le cerceau d’une barrique éclatée comme un mort à la guerre.

Bien sûr, Kako n’avait pas l’intention de passer le restant de ses jours dans ce village en ruine. Il n’était d’ailleurs pas impossible que, la sécheresse passée, les Oris ne revinssent s’y installer. Mais il avait tout le temps de déguerpir. Il pouvait vivre tranquillement ici en attendant de retrouver suffisamment de forces pour se remettre en route. Seule la solitude lui pesait et comme il n’était pas friand de croyances, les momies ne lui parlaient pas. Il aimait leurs visages et c’était lui qui leur parlait, se sentant un peu fou de consentir à passer du temps en soliloques confus et sans conclusion.

Une semaine après son retour au soleil, il entra dans la Grotte. La fraîcheur le fit d’abord reculer, puis il avança. La Grande Fresque du Temps était un véritable chef-d’œuvre. Et les flambeaux, toujours allumés, nourris d’il ne savait quelle énergie, répandait leur douce lumière dans les couleurs et les formes. C’était un beau spectacle. En ressortant, il constata que les lumignons du plafond, dans la grande entrée, étaient éteints. Sans doute depuis longtemps. Il ramènerait peut-être chez lui, au village Aza, le secret de cette énergie qui ne s’épuise pas ou en tout cas, qui dure longtemps.

Les jours suivants, il passa moins de temps avec les momies et renonça à explorer les environs. Il chassait le matin et dans l’après-midi, il observait les flambeaux sans y toucher. Il savait bien que ce n’était pas en les regardant qu’il en découvrirait le secret, mais chaque fois qu’il les touchait, une atroce douleur le paralysait et le jetait violemment par terre. Cette répétition quotidienne le découragea. Il regarda alors mieux la lumière.

Elle éclairait toute la surface de la fresque, sans ombres ni reflets. Ainsi, son regard se détourna des flambeaux pour s’intéresser de plus près à l’œuvre qui avait fasciné les Oris. Et ainsi, jour après jour, il apprit à voir une peinture et non plus seulement à la regarder. Il tomba amoureux fou des couleurs, puis les formes s’animèrent. Il savait que c’était là l’effet d’une espèce de rêve et qu’il n’était pas nécessaire de dormir pour en apprécier le sens et la profondeur. Il eut envie de peindre.

Il retrouva le pinceau de Tizia. Les couleurs, dans les bols, étaient sèches et dures. Comme il lui était arrivé de peindre des figures sur des boucliers, des monstres, des blasons et des figures géométriques sans sens particulier, il savait comment s’y prendre. Cette ancienne activité, très appréciée de ses compagnons soldats, était le signe qu’il avait la graine de la peinture dans la peau et qu’elle ne demandait qu’à germer. L’idée ne lui déplut pas. Et il s’amusa sur les murs en ruine des maisons, les couvrant de figures inspirées de celles qui animaient la Grande Fresque du temps.

L’été déclinait quand il se sentit capable d’entreprendre la suite du temps Futur. Il y pensait tous les jours. Il avait son idée. Et hâte de s’y mettre. Il entrait tous les jours dans le Temps Futur, prenant des croquis des scènes déjà peintes sur des feuilles sèches et en inventant de nouvelles pour les comparer, le soir, entre Koka et Mara qui se taisaient. Ensuite, il s’endormait paisiblement… et ne rêvait pas.

L’été s’acheva sans pluie et le ciel devint gris, noir au-dessus des montagnes. Kako en conçut une grande tristesse et ne peignit plus sur les feuilles sèches pendant plusieurs jours. Et pendant tout ce temps, tandis que l’automne s’installait, froid et gris, il n’entra pas dans la Grotte. Il redoutait l’hiver. Il en avait passé huit ou neuf à l’intérieur de la Grotte. Serait-il assez fort, mentalement, pour supporter le véritable hiver qu’il n’était pas loin de prendre pour un dieu. Il n’avait aucune envie de se confronter à un dieu. Naguère, il n’avait tué que des hommes et souvent, il les avait tellement effrayés qu’ils s’étaient enfuis devant lui comme des animaux devant le feu. Au milieu de l’automne, il retourna dans la Grotte pour y passer l’hiver. Il ne reviendrait au soleil qu’au printemps, dieu clément du retour à la vie. Un petit coup d’œil de temps en temps à l’extérieur le renseignerait sur l’état de la végétation.

Mais rien n’arrive jamais comme on a prévu. Il était en train de préparer des couleurs quand Zinia entra. Elle n’entra pas totalement. La moitié de son corps seulement était visible, l’autre, par prudence, demeurait encore derrière le rideau. Aussitôt, le membre viril de Kako se leva. Elle entra alors tout entière. Elle souriait. Elle était propre et parfumée. Sa robe légère tombait en plis savants. Et ses cheveux, tressés comme les blés, rutilaient dans la lumière d’un flambeau exactement comme elle le faisait sur la peinture. Kako pensa qu’il avait de nouveau le pouvoir de rêver. Et ce n’était pas Zinia qui allait l’en dissuader.

« Comme je suis heureux de te revoir ! s’écria-t-il enfin.

— Tu es parti si vite…

— Ce capitaine voulait ma peau ! J’y tiens !

— Nous avons changé d’avis à ton sujet.

— Nous ? N’es-tu pas une Ori ?

— Je suis aussi une Olag. Cela arrive, tu sais… »

Non, Kako ne savait pas. Et pourtant, il était Aza et il aimait Zinia. Et pas seulement pour le plaisir. La preuve était qu’il ne rêvait plus depuis qu’ils étaient séparés par les… circonstances. Il touillait la peinture dans un pot comme une femme la soupe.

« Tu es revenue… fit-il. Si c’est un rêve, je veux bien dormir toute ma vie !

— Je vois ce que tu entends par dormir… mais je ne suis pas venue pour ça.

— Oui, oui ! Je sais que seulement trois minutes séparent le monde des Oris de celui des Olags.

— Trois minutes, mon cher Kako, c’est peut-être l’éternité…

— Je ne sais combien de temps il m’a fallu pour atteindre, sans la chercher, la Dernière Porte.

— Cette œuvre est abandonnée depuis longtemps. Les Olags ne se souviennent même plus du Dernier Peintre. Nous n’avons pas le génie des Oris. Mais toi, tu sembles l’avoir retrouvé…

— Les Oris ont disparu, Zinia. Ou ils sont partis sur les traces de Zé…

— Ni l’un ni l’autre sans doute, » fit Zinia tristement.

Certes, ce n’était pas là une bien grande tristesse. Elle avait elle aussi une idée dans la tête, juste au moment où Kako mettait la sienne à l’épreuve du temps. Elle s’assit sur une pierre taillée par un peintre dieu seul savait à quel moment de l’Histoire du Temps. Elle croisa ses longues jambes d’ivoire et Kako caressa machinalement le bout de son membre viril, ce qui lui procura un plaisir intense.

« Voici… commença-t-elle.

— Je me doute que tu n’as pas franchi ces trois minutes pour accepter de m’épouser… s’amusa Kako.

— Chaque chose en son temps, Kako !

— Il y a donc de l’espoir ! exulta Kako.

— Laisse-moi parler d’abord ! »

Elle riait en disant cela et sa voix était claire. Kako s’agenouilla, car telle était la coutume Aza en pareille circonstance.

« Ta visite a grandement impressionné notre peuple, dit Zinia.

— Pourtant ce capitaine a voulu me tuer ! Et j’ai entendu ce que ces hommes disaient de mon derrière !

— Ce ne sont que des soldats, Kako ! On ne peut pas leur demander de réfléchir. Ils agissent par instinct. Et aussi selon leurs usages. Zada n’en a pas moins rapporté l’incident. Et tout le monde a été impressionné.

— Impressionné par moi ? Pauvre soldat qui ne pourra jamais penser ! J’ai eu l’instinct de m’enfuir pour sauver ma peau ! Et avant même de me souvenir que c’est là un très bon usage quand il s’agit de se battre à un contre dix ! »

Kako riait de sa plaisanterie, mais son esprit était à l’écoute. Zinia remplaça ses doigts par les siens. Puis elle continua :

« Après tout, peu importe ce qui est arrivé. Et rappelle-toi que j’ai su avant toi que le temps d’aller des Oris aux Olags est de trois minutes. Tu penses bien que j’en ai informé mon peuple.

— Et ceux qui ont le pouvoir de réfléchir ont mis leurs instincts de côté, n’est-ce pas ?

— Comme tu dis ! Le capitaine Zada n’avait pas d’autre mission que de franchir la Dernière Porte.

— Ce n’est donc pas interdit.

— Tel était son devoir !

— Et j’ai tout fichu en l’air, pas vrai ? »

La main de Zinia parcourait tout le membre de ses doigts agiles. Kako avait un mal fou à penser. Il savait maintenant que c’était un rêve et qu’il allait mal se finir. Il n’en avait jamais été autrement, aussi loin qu’il se souvînt.

« Dès le retour de Zada, dit Zinia, nous avons réfléchi.

— Les Olags réfléchissent beaucoup s’ils ne sont pas investis du pouvoir de tuer…

— Cesse de plaisanter, Kako ! Je te parle sérieusement…

— Et ensuite nous aurons beaucoup d’enfants !

— Chut !... Je suis donc venue te demander, au nom de mon peuple, de te mettre à l’œuvre pour rejoindre le Temps Futur et la Dernière Porte…

— Saperlipopette ! Et quel sera le nom de cette œuvre ? »

Kako s’était redressé. La main de Zinia s’éloigna.

« Si j’avais pensé te troubler à ce point, dit la belle, je ne serais pas venue pour… pour…

— En voila une idée absurde ! explosa Kako. Cela ressemble beaucoup à une déclaration de guerre ! Et je m’y connais !

— Mais que me chantes-tu, Kako ! Il s’agit là au contraire d’une mission pacifique. Ensuite, nous aurons tous les enfants que tu voudras. »

En réalité, Kako et Zinia n’eurent qu’un fils. Moi, Elsior…

Tout de suite après la curieuse proposition de Zinia faite au nom de son peuple Olag, Kako l’enleva sans lui demander son avis. Elle eut beau pester et même le maudire pendant tout le chemin, il ne céda pas et ils arrivèrent un mois plus tard au village des Azas où, sitôt mariés par le Grand Prêtre en présence de la momie de Koka, ils conçurent l’enfant que je suis et sans doute aussi l’homme que je suis devenu.

« Ce n’est qu’un rêve ! » répétait Kako. Et je suis là pour vous confirmer que c’en était un.

 


1. Explication plus tard…

 

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