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6- Ah le talent !
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 Article publié le 25 octobre 2020.

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On me prête un certain talent, c’est-à-dire ce qu’il est convenu d’appeler un don de la nature (de bonnes fées, de Dieu ou des dieux, si vous préférez), à charge pour moi de faire fructifier ce prêt à long terme, mais il faut travailler sans plus attendre et tendre vers un talent qui doit devenir éclatant, si je veux qu’il brille et rapporte aux yeux de tous. 

Ce faisant, du début à la fin, me voilà sous surveillance : on surveille les progrès du petit prodige, on l’encourage, on le presse de réussir, car enfin, ce « on » parental, scolaire puis universitaire ou non, doit devenir éclatant aux yeux du grand nombre : reconnu, je dois l’être à trois égards : par ceux qui ont autorité sur moi dans l’enfance et la jeunesse, par mes pairs et par un public.

C’est essentiellement par le public que je me vois confirmé dans mon talent, tout comme se voit confirmée l’opinion de ceux et celles qui m’ont accordé leur confiance. Intronisé par mes pairs, reconnu voir adulé par le public, voilà que je fais la fierté de mes proches qui, les premiers, ont cru en moi.

Qu’est-ce que ce talent est censé me rapporter ? Gloire et richesse, bien sûr. Le talent sans réussite matérielle n’est rien dans une perspective qui privilégie la réussite économique censée profiter à tout le monde par ruissellement.

Qu’arrive-t-il, si, las de dépendre du regard des autres, je souhaite exercer mon talent en pure perte, sans aucun souci de gain matériel ni aucun souci narcissique ? Je me coupe des autres qui alors m’ignorent, me tournent le dos, critiquent ma paresse, déplorent ma lâcheté, c’est selon.

Bien sûr, il faut vivre, assurer sa subsistance, du coup il faut travailler, toucher un salaire pour ne pas crever dans la misère, mais le talent supposé s’exerce alors en catimini, à l’abri des regards, autant dire qu’il est inopérant, ce qui revient à dire, dans le monde qui est le nôtre, qu’il est inexistant.

Beaucoup de gens talentueux, me semble-t-il, ne percent pas, laissent en friche leur talent, abandonnent la partie, de guerre lasse, tandis que d’autres connaissent une réussite éclatante qui peut les aveugler, les détourner de ce qu’il ressentait comme essentiel à leurs débuts, tandis que d’autres encore peuvent parfaitement se satisfaire de ce qu’ils ont accompli de grand, de bien et de beau.

Plus rares, peut-être, des talents qui s’affirment dans le temps mais qui restent méconnus de leur vivant ou pendant une bonne partie de leur existence. Reconnaissance tardive ou posthume qui profite aux héritiers ou qui console les amateurs d’art et de poésie.

Mais qu’en est-il de ceux qui n’ont pas de talent ?

D’aucuns développent des compétences, réussissent matériellement, sans pour autant en tirer gloire et fortune, et d’autres vivent dans la misère ou bien vivotent et traficotent, se comportent en parasites, en délinquants très contents et fiers d’eux, tandis que d’autres encore mènent une vie modeste, sans éclat, consommant ce qu’ils peuvent dans le cadre d’une société de classes. Un caïd de quartier qui compte ses liasses de billets pourra toujours se dire qu’il gagne plus qu’un prof, un fonctionnaire de merde ou un commerçant. Ceux qui ont peu jalousent les nantis, maudissent leur sort, rêvent aussi parfois de leur faire la peau, et ceux qui s’en sortent illégalement ont un fort sentiment de réussite ; ils prennent leur revanche sur le sort et sur les caves, c’est-à-dire leur condition sociale d’origine qui les assignait à la médiocrité et à la pauvreté. De fait, ils sont assignés à résidence, ils ne quitteront leur quartier que les pieds devant.

Qui a du talent - « un décret » venu « des puissances supérieures » que sont parents, amis et professeurs - est investi d’une responsabilité : il est tenu de faire valoir son talent tant pour lui que pour ceux qui l’ont précocement reconnu.

L’on peut tout à fait fuir cette responsabilité, sans pour autant pouvoir se défaire de la nécessité d’assurer sa survie d’une manière ou d’une autre, en ayant une activité légale ou illégale. On peut se contenter de végéter par pure révolte envers ceux et celles qui nous ont imposé le fardeau d’une responsabilité dont on ne veut rien savoir. Libre à moi de ne rien faire, de tromper les attentes d’autrui, de refuser catégoriquement le rôle que l’on veut me faire endosser.

Si l’on compare le talent à une force brute, alors s’impose l’idée qu’il est nécessaire de canaliser cette énergie en lui imprimant une direction bien précise. Les bons conseilleurs ne manquent pas, mais tous ont en tête un but que je peux ressentir comme étranger à mes vues et mes visées, à mes intuitions et à mes aspirations profondes. Je dois alors trouver ma voie seul, sans l’aide et les conseils de quiconque.

Tout métier requiert une discipline indissociable de son exercice plein et entier. A cette discipline s’ajoute, hélas, une autre discipline plus pesante qui tient à la vie active au sein d’une entreprise, d’un milieu professionnel ou d’un marché donné qui impose ses règles et ses usages. Imposée de l’extérieur, elle peut peser lourd et vous dégoûter d’un métier. On ne parle plus guère de vocation de nos jours ; la connotation religieuse, et particulièrement sa nuance luthérienne, a quelque chose de désuet. On préfère parler de passion, ce qui nous entraîne sur le terrain des sentiments, ce qui, à mon humble avis, n’est guère mieux.

Passion dévorante, le métier peut occulter toute vie personnelle et familiale, mais seulement vue de l’extérieur : il est trop facile de juger, abstenons-nous de le faire ! Une profession peut engloutir tout une vie, certes, mais si elle fait le bonheur de qui l’exerce, où est le mal ? Si le bonheur individuel au sein d’une société est la norme, alors c’est à chacun de trouver sa voie. On peut bien sûr faire fi de l’individualisme et prôner un retour à des valeurs collectives genre Travail, famille, patrie, le tout baignant dans une religiosité diffuse ou carrément réglé sur des pratiques religieuses strictes. De manière générale, l’idéologie qui plane sur toutes les pratiques professionnelles est que l’on se doit aux autres. On redonne augmenté ce que la société nous a donné.

J’ai tendance à évaluer un métier en fonction du degré d’adversité qu’il implique : policiers, gendarmes et gardiens de prison font face professionnellement à l’adversité qui est au cœur de ces métiers à risque.

Un juge d’instruction, un procureur et un avocat, toutes les professions juridiques à des degrés divers s’occupent essentiellement de délits, de crimes ou de litiges entre particuliers.

Un professeur, quant à lui, se bat sur le front des préjugés et de l’ignorance. Ceux qui transmettent des connaissances et des savoir-faire sont globalement sous-estimés voire méprisés, comme si la chose transmise existait en soi, le transmetteur n’étant que quantité négligeable. Parfois, certaines personnes n’ont même pas conscience que les bases qui leur ont permis d’acquérir une expérience professionnelle leur ont été transmises. L’autodidactie est bien réelle, mais au fond assez rare.

Toutes ces professions, à des degrés divers, font face à des désagréments qui peuvent aller, dans le cas des policiers et des gendarmes, jusqu’à la mort.

Il n’y a pas de merci de la part du public qui rémunèrent par ses impôts la plupart des professions citées, et pas de reconnaissance de la part de leurs hiérarchies respectives : ils sont rémunérés pour faire un travail, cela doit leur suffire.

Mais le besoin de reconnaissance est fort répandu, preuve que, talent artistique ou pas, toute activité humaine laborieuse ne se contente pas des émoluments qu’elle permet de percevoir (salaire, primes en tous genre, gages, commissions, honoraires, cachet, etc…) Ce besoin universel de reconnaissance est particulièrement sensible lors d’une crise sanitaire qui met à l’épreuve les personnels soignants toutes catégories confondues, tous exposés à la mort d’autrui et au risque mortel.

Le métier des armes est le plus exposé. On s’engage dans l’armée pour combattre, ce qui implique le risque mortel et le sacrifice de sa vie consenti au nom de la défense de son pays, des valeurs qu’il incarne. Ce de nos jours. Tout militaire, gradé ou non, peut être entraîné par son hybris à commettre des atrocités, des crimes de guerre, des massacres de masse, des tortures et des viols. Un soldat appartenant à une armée conquérante, à une nation impérialiste, ou bien un simple brigand, un vulgaire pillard peuvent eux aussi commettre des atrocités, celles-ci peuvent aussi être planifiées et orchestrées par un état ou une ethnie génocidaire…

Retenons que le métier des armes est encadré pour éviter des débordements individuels, mais il reste que ce métier qui expose au risque mortel est aussi un métier qui octroie un permis de tuer au nom d’une cause, quelle qu’elle soit, ce qui enfreint le commandement biblique. Le soldat défend sa patrie, le reste n’est que littérature à mettre sur le compte de la faiblesse humaine. Telle est la doxa actuelle.

Maintenir l’ordre, défendre sa patrie, ce n’est pas chercher la bagarre, mais elle n’est jamais loin, l’adversité impliquant la conflictualité consubstantielle à tous les métiers impliquant l’usage d’armes létales. On aimerait ne pas avoir à s’en servir, mais ce n’est pas toujours possible face à un péril.

Qui a du talent ? A priori les artistes, c’est-à-dire les histrions dans une société bassement matérialiste qui portait aux nues le capitaine d’industrie hier, adule l’entrepreneur de nos jours, qualifié de créateur d’entreprise. Dieu, puis les artistes et enfin les patrons, tous créateurs !

Créateurs de quoi ? De richesse concernant les entrepreneurs propriétaires des moyens de production, de loisirs éclairés et de beaux décors pour ce qui est des artistes, du monde tout entier, univers compris, pour Dieu le Père. On assiste à une inflation du qualificatif de créateur, à tel point que tout le monde peut faire preuve de créativité ! Finie la ruse et la malice - la metis grecque -, terminée l’ingéniosité, place à la créativité ! Ma foi, si ça vous amuse…

On a beau dire, on a beau faire, des hiérarchies demeurent, même contestées, même usées jusqu’à la trame : il y en a toujours pour tirer leur épingle du jeu, exploiter et dominer les autres, que ce soit en période de grande prospérité ou lors d’un bouleversement, une guerre, un changement de régime (Evitons le terme grandiloquent de Révolution !) L’artiste proche des puissances religieuses ou temporelles se compromet sans compromettre son art qui ne peut s’épanouir que grâce à des commandes. Mécènes, sponsors, institutions et public rendent possible l’activité artistique qui n’est jamais autonome.

Refuser d’exposer son talent en ne rendant pas public son travail permet d’échapper à cette emprise, mais au prix de l’indifférence et de l’anonymat, sauf exception, par exemple celle du facteur Cheval dont l’œuvre a fini par être classé monument historique en 1969.

L’art est avant toutes choses un décor pour le grand nombre, un sujet de fierté nationale et aussi une question de prestige pour les grandes fortunes.

Du point de vue managérial, dominant à notre époque, toute personne qui ne réussit pas est un raté. Encore faut-il avoir envie ou les moyens - intellectuels mais aussi financiers -d’entreprendre quelque chose. N’est pas Rockefeller qui veut ! Ne pas avoir d’ambition, ne rien entreprendre de conséquent, c’est déjà, en quelque sorte, être un raté aux yeux de ces juges de l’existence que sont les dominants. On est des leurs ou pas.

Figurez-vous un sommet ! il y a fort peu de place au sommet. Des milliers et des milliers d’impétrants peuvent gravir la montagne, mais il n’y aura pas de place pour tout le monde à la cime. Il faut donc donner envie au grand nombre de participer à une compétition qui récompensera les « meilleurs », les plus méritants, les fameux « premiers de cordée », ce qui définit, par le mérite, une nouvelle aristocratie que la doxa paresseuse et poussive de notre temps appelle l’élite, sorte de mixture constituée d’héritiers et de gens de mérite, façon école républicaine période troisième république qui inaugure pleinement l’époque des Grandes Ecoles créées par Napoléon Bonaparte ou plus tard comme l’ENA institué en 1944.

Mais, le fin du fin, c’est l’homme qui s’est fait tout seul à la force du poignet, qui a su écraser les autres et s’imposer pour arriver au sommet, quitte à se servir d’autres comme marchepieds dans un jeu de courte échelle qui permet de gravir rapidement les échelons au détriment de plus naïfs. Nous sommes là en plein rêve américain. Tant pis pour les ratés, les laissés pour compte, ils ont joué, ils ont perdu, qu’ils s’estiment heureux qu’on les laisse en vie. Il est vrai que les gens du sommet ont besoin de la plèbe des consommateurs pour que la machine économique fonctionne à plein régime. Des mécontentements peuvent être habilement exploités par les politiciens, l’essentiel étant que la grogne ne mette pas en péril les privilèges de l’oligarchie en place. Des revenus suffisants permettent au grand nombre d’acheter des biens de consommation censés rendre heureux. Le monde des richesses est un grand gâteau qu’on se partage de façon inéquitable, le rôle d’une certaine gauche aura été de faire pression sur les acteurs économiques pour que l’on augmente la part de gâteau des prolétaires rebaptisés travailleurs.

Echapperà ce monde qui ne nous convient pas ? mais comment ? en allant vivre sur une ile déserte ? par quelle pirouette conceptuelle ?

Anywhereout of the world ! Get away from here ! Déguerpir, ne jamais s’arrêter, être constamment sur la route, fuir. C’est possible mais épuisant et peu satisfaisant. Le fugitif qui se déplace constamment fait du surplace en soi-même ; il n’améliore jamais sa condition, il stagne.

Highschooldrop outs, runaways, tramps, hobos… le lexique américain est riche en termes qui renvoient à toute une mythologie de la route, mais dans les faits un sans domicile fixe (on disait plus crûment un sans-abri dans ma jeunesse…), un réfugié et un exilé subissent tous leur condition misérable.

Dans le fond, l’art offre deux voies d’accès à une vie, pour l’une, pleine et entière, assumée qu’elle est dans toutes ses dimensions humaines, faisant de nous des solitaires parfois mais non des personnes seules coupées des autres, pour l’autre rabougrie, mutilée : l’on peut, en quelque sorte fuir le monde par le rêve en bâtissant un monde « rival du réel » et ainsi flirter avec la folie, si celle-ci signifie une incapacité foncière à se satisfaire de l’être au monde qui est notre lot à tous, ce qui fait de nous ce pauvre moi infatué de lui-même et l’on peut, tout au contraire, chanter le monde, le critiquer, l’attaquer, en faire cette matière inépuisable, ce matériau de construction utile aux œuvres qui nous tiennent en vie et nous font vivre.

Que serait une société sans transmission des savoirs ? mais quels savoirs ?

Savoir-être transmis par les éducateurs que sont parents et école, savoir-faire et savoirs dans les écoles, recherche et développement dans les universités. La part de PIB que la France consacre à son système éducatif (on ne parle plus d’instruction, terme trop militaire) est considérable, pourtant le « monde de l’éducation » se sent méprisé par les parents d’élèves et par les hauts fonctionnaires. Tout le monde a sa petite idée sur l’école, tout le monde, en somme, se mêle d’éducation, et pourquoi pas ? ça ne change rien à la donne. Il y a belle lurette que c’est la Tour de Babel avec ses grandes gueules, ses modes et ses injonctions performatives peu suivies d’effets, une Tour de Babel où plus personne n’écoute plus personne. Vous pouvez vous égosiller autant que vous voulez, votre voix ne sera prise en compte que lors d’élections précédées par les grandes promesses et les grandes flatteries orchestrées par la classe politique aidée par les médias qui vivent du grand spectacle démocratique.

Nous vivons dans un monde où tous les aspects de la vie sont normés, mais les normes se font concurrence, les valeurs qui les portent et les inspirent se contredisent. D’où peut-être la tentation antidémocratique actuelle. Il nous faudrait un homme à poigne, un homme providentiel, un bon dictateur de derrière les fagots pour faire taire voire exterminer toutes ces grenouilles qui coassent à qui mieux mieux au bord de la mare aux opinions. Cette doxa court sur les réseaux sociaux de notre époque qui ont remplacé définitivement les cafés du commerce.

On se regroupe depuis la nuit des temps. Le grégarisme et ses chaleurs sont plus que jamais d’actualité.

Les humains se cherchent depuis toujours, forment des groupes sociaux, avancent leurs pions sur le grand échiquier de la vie…

Alors, le talent là-dedans ? don des dieux, grâce divine ou malédiction ? J’aurais tendance à évaluer une société en fonction de la façon dont elle traite « les éducateurs » sans qui rien ne se transmet et les artistes au sens large sans établir de hiérarchie entre les arts.

L’histoire des phobies et des animosités envers certaines catégories sociales, certaines ethnies, certains peuples est fascinante, tout comme l’est la surévaluation dont profitent plus ou moins longtemps certaines catégories professionnelles, certaines nations, certains peuples.

Enfin, chacun prêche pour son saint et sa chapelle, ce qui ne m’impressionne pas plus que ça.

Tout ce que je sais et ressens depuis ma plus tendre enfance, c’est qu’il ne fait pas bon dépendre des autres…

 

 

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