Le Temps nous égare
Le Temps nous étreint
Le Temps nous est gare
Le Temps nous est train
Jacques Prévert
Histoire de passer le temps, j’écris des vers et des proses. J’emmène ma damote à la Grande-Motte, à la Motte-Chalancon, à Lamotte Beuvron, à Bagatelle, aux Buttes-Chaumont, à l’Haye-les-Roses, à Anduze, à Endoume… Histoire de passer le temps, je tresse des cordes de sisal, un nœud tous les 15,43 mètres. Je tresse des cravates de chanvre, un nœud coulant… Je tresse des nattes de jonc, de blé, de lilas, de cheveux… Je tresse des lais, des virelais, des madrigaux, des acrostiches pour les princesses des châteaux de sable et de cartes, des tours babéliques, des impasses éclairées à giorno, des champs rapiécés… Je tresse des récits de mer, des premiers jets, des liens plus doux que la soie… Je paille ma mauvaise saison, j’empaille les hiboux transis de mes sorgues parnassiennes, je rempaille les chaises d’Eugène Ionesco, la chaise et le chapeau de Van Gogh. Je vanne, vanne, vanne aux vents ! Le grain, le bon grain, le chagrin… L’ivraie. L’ivresse ! La vraie ? Histoire de passer le temps, je tourne autour de mon pot à pisser, de la fontaine de Flamel, du luminaire et de la brûlerie d’Ami Argand, du piano de Fantin-Latour, du cadran de Vaulezard, du pendule de Foucault… Je feuillette à l’oeil nu le catalogue d’étoiles d’Hipparque. Je scande l’astronomique poème d’Aratos de Soles. Sur les remparts de Missolonghi, j’ânonne et je boitille dans Hours of Idleness du bileux et railleur Byron. Et l’autre ? Lautréamont ? Je le syllabe à Montevideo. Tu vois ? Vi-de-o. Je monte et je descends quatre à quatre les degrés d’Achaz. Video. Je vois. Je louvoie dans les syllogismes, dans les syllepses, dans les propos de cuisine et de carrée. Au fond de mon puits, je raisonne la Vérité. La vraie ? La pas bonne à dire ? Des journées entières… Rien d’autre à faire ? Je griffonne sur un coin de table au Guerbois. Un café ! J’attends le groupe des Batignolles. Je fais les cent pas dans les carnets du major Thomson et dans ceux, aux milliers d’adresses, de mes aganippides, sur les tablettes des faiseurs d’almanachs, dans les agendas de Calepino, dans les libretti de la Bastille, dans les répertoires d’Avignon, dans les clichés du Paris d’Atget, dans le livre d’heures aux fleurs de Simon Bening, dans les albums de mon enfance… C’est l’heure où des chiées d’angelots et de gros pâtés vont à l’école. Petits merdeux ! L’heure ! L’heure ! C’est toujours l’heure de quelque chose. Histoire de passer le temps, je m’enquiquine à deux pennies le tour d’horloge dans les bordels, dans les bals, dans les bars, au bout des quais des gares et des ports. Paris ! Naples ! Pampelune ! Londres ! Je voulais être là. J’y suis. Je répare le temps perdu tandis que le Jacquemart de Romans nous les brise. Quoi ? Les cloches, il nous les brise. Il est marteau ? C’est le moins que l’on puisse dire. Je te l’enverrais dinguer ce braquemart… Ne te braque pas. La vie, un mauvais moment à passer. C’est l’affaire de quelques décennies. Chaque chose en son temps. Chaque chaos ! C’est toujours l’heure, c’était toujours l’heure… Tu l’as déjà dit. Le five o’clock. Tic-tac ! L’heure du berger. Tic-tac ! L’heure du bouillon. Tic-tac ! L’heure H. Tic-tac ! L’heure des braves. L’heure de la relève. Toc-toc ! N’entrez pas, je ne suis pas là. Combien de fois ai-je pensé ma dernière heure venue ? Je sais, avant l’heure ce n’est pas l’heure. Et après ? Vous ai-je demandé l’heure ? J’ai déjà choisi le temps et le lieu. Un soir d’automne… Une sonate au clair de lune ? Laisse choir ton mouchoir. T’as vu l’état de Chose ? Chose ? Machin, si tu préfères. Machin Chose ? Tu vois de qui je parle ? Ah ! Truc ! Trucmuche ! C’est moche. C’est pas des choses, des machins, des trucs à faire, à dire. Tu peux te lever aux aurores, tu seras toujours aussi pauvre. Une paille ! Avez-vous l’heure sur vous, maître Jacques ? L’heure de Paris ou de Tripatouillis-les-Ouailles ? Entre les deux. Moins sept, moins une, en chiffres romains. Et en chiffres arabes ? Plus quatre broquilles. De quelle heure ? J’ai perdu la petite aiguille dans une meule de foin, dans une motte de beurre, dans une meute de chiens… Un instant… Je retourne à mon sablier, à ma clepsydre. Tu files ? Histoire de passer le temps, je prends ma charrue par les cornes pour labourer les douze chants de l’Enéide, l’octave de mon plain-chant. Octave, t’as ta clef d’ut ? Ta clef de fa ? Ton métronome à quartz ?. Histoire de passer le temps, je pousse le rocher de Sisyphe jusqu’au sommet de l’Hélicon, du Vésuve, de l’Etna, de la montagne Sainte-Geneviève, de la Butte aux Cailles… Je déroule de la romance sans paroles, de la romance babillarde, de la romance… Nostalgie ! Le mal du pays, de la mer… La douleur. Dors, t’as de la fièvre. Manet, Monet, Renoir, Pissaro, Zola, Nadar… Dors. Dors. Ils arrivent. What time is it ? G.M.T. ? Des jeeps, des GMC Truck, des tanks, des taximètres… Ma Panhard 24. Greenwich. Le Méridien. Un guéridon. Garçon ! Un sandwich… Et un Coca ! Cocasse, non. What’s the time ? Garçon ! Un jus de grenade ! Bing ! Bing ! Je ferraille. Bing ! Bing ! Bang ! Le tranchant est à terre. Big Benjamin Hall, tu nous sonnes ? The Times ! Des soldats... Des sodas. Can you tell me the time please ? Des frontières barbelées, des murs hérissés, des eaux empoisonnées… Des patrouilles. La journée de huit heures… Chicago. Le triangle rouge. Paris ! C’est la ronde du muguet… Je jette des oeufs de Nuremberg par les vasistas. Was ist das ? Je suis en pleine Renaissance. Dors. Je compte les moutons de Panurge. Je cueille les mots en l’air et des étoiles… J’oscille, Galilée, toujours égal à moi-même. Dors, maintenant. Histoire de passer le temps, je remplis de cailloux mes poches et la brouette du facteur Cheval. Hi… Hi… Hi… Tu l’entends, Ferdinand, ta brouette ? Elle peine… Elle chante. Histoire de passer le temps, je croque des échauffourées, des levées de boucliers, des foules déchirées, des postulants, des intérimaires, des prétendants, des quémandeurs… J’ai des poignées de secondes d’inattention, des minutes interminables de silence, des laps incertains, des lapsus de mémoire, des lustres illustrés, des olympiades, des ères de misère… T’en veux ? Demande-toi, qui pense et dépense ton temps. Sous peu, de quoi hier sera-t-il fait ? Le passé accumule, le présent farfouille, le futur présente et représente. Des milliers de riens de temps. Tantale, le Temps tale les fruits, les seins… Toutes ces poires pour les soifs. Toutes ces gourdes engourdies. Je suis un fil-de-fériste sans balancier, un andabate, gladiateur aux yeux bandés, affourché sur son Pégase. Dors, il tombe des hallebardes.
Histoire de passer le temps
Histoire de passer le temps
Des bigarades des marasques
Je repasse toutes mes frasques
Je me risque dans les bourrasques
Histoire de passer le temps
Je m’arrête à tous les calvaires
Pour y briser mes primevères
Mes verts mes primes vers de verre
Histoire de passer le temps
Je prends la chose à la légère
Je m’enracine j’opte j’erre
Je minimise j’exagère
Histoire de passer le temps
Je passe à l’as les asphodèles
Les vers tragiques de Jodelle
Et le retour des hirondelles
Le printemps tinte tinte tant
Histoire de passer le temps
Je me raconte des histoires
Des défaites et des victoires
Des enfers et des purgatoires
Histoire de passer le temps
Je rame en rond sur l’onde amère
Je m’en retourne à mes chimères
Et j’assassine père et mère
Histoire de passer le temps
Je passe au bleu les lessivières
Je brode de joyeux bréviaires
Je dors au fond de la rivière
Histoire de passer le temps
Je bois la mer jusqu’à la lie
Je mêle mes mélancolies
Je sème des grains de folie
L’été me tanne tanne tant
Histoire de passer le temps
Je brise les bruits les silences
Les phrases les miroirs les lances
Les violons les violences
Histoire de passer le temps
Je taille et retaille ma plume
Je remets les fers qui nous plûmes
Entre le marteau et l’enclume
Histoire de passer le temps
Quand les vents et la brume cornent
Je prends ma charrue par les cornes
Dans mes carrés de salicorne
Histoire de passer le temps
J’écoute la leçon des cloches
Le son pesant de mes galoches
Je laisse au vent flotter mes floches
L’automne tonne tonne tant
Histoire de passer le temps
Entre deux bombances moroses
Dans mon îlet de passe-roses
Je moule des vers et des proses
Histoire de passer le temps
Je m’ennuie quelle que soit l’heure
Malgré les désirs qui m’effleurent
Malgré les défunts qui me pleurent
Histoire de passer le temps
Je décortique des saynètes
Et je passe à la moulinette
Une flopée de chansonnettes
Histoire de passer le temps
Comme ma barque je paresse
Entre deux vagues d’allégresse
Entre deux signaux de détresse
L’hiver me verse verse tant
Robert VITTON, 2007