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Interprétation de l'écriture de proximité chez Yvette Z'Graggen
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 Article publié le 14 avril 2008.

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Interprétation de l’écriture de proximité chez Yvette Z’Graggen
Cynthia BIRON COHEN
Je suis restée longtemps à la regarder, plusieurs fois j’ai essayé de m’en aller et de rejoindre les autres, mais je suis revenue en arrière. Me souvenir d’elle, je pensais, ne jamais l’oublier. Il y avait aussi autre chose : les yeux de Jozefa, fixés sur moi, me posaient des questions. Et même si ces questions naissaient, en réalité, au fond de ma conscience, elles n’en étaient pas moins pressantes. Pas moyen de les éluder. Que faisais-tu pendant que je mourrais à Auschwitz ? Et puis : que savais-tu de nous ? Yvette Z’Graggen

« Ecrire comme on épluche une orange », « enlev[er] la peau qui recouvre le monde », « pel[er] avec un art tout particulier, enlev[er] de la pointe de son couteau la fine peau blanche qu’on laisse en général subsister », faire apparaître le monde « nu comme l’orange, saignant comme elle, magnifique comme elle »[1]. C’est en ces termes qu’ Yvette Z’Graggen définit son activité esthétique. La comparaison est d’autant plus intéressante qu’elle renvoie, bien au-delà de sa signification esthétique, à toute une vision du monde. En effet, pour cette romancière genevoise, née en 1920, lauréate de nombreux prix littéraires[2], il ne s’agit pas seulement de vaincre la distance entre les événements et l’écriture, mais aussi et surtout de ne rien cacher, de tout dévoiler. Le rapprochement de l’ « orange » et du « monde », par ailleurs, montre que pour l’écrivaine l’expérience esthétique ne relève guère d’une généralisation abstraite, mais au contraire de la primauté du concret et du rapport du particulier et de l’universel, comme si ce dernier ne se pouvait se révéler qu’à travers les objets ou les comportements sociaux des individus.

C’est cette approche du quotidien par une écriture qui tente d’accéder de façon directe à une représentation du monde et des hommes, que mon étude se propose d’analyser dans quelques-uns des ouvrages de la romancière. Inspirées des notions d’esthétique et de sociologie sur le "proche" de l’écrivain et penseur Walter Benjamin (1892-1940), mes réflexions se rapporteront principalement à l’activation de la mémoire (mémoire individuelle, familiale ou culturelle), ainsi qu’à la dimension sociologique et éthique de l’observation du détail. Mon propos n’est certes pas de faire un rapprochement entre Z’Graggen et l’auteur du Livre des Passages (1935), qui en tant que philosophe a cherché à mêler la métaphysique à la vie courante, le théologique à la vie triviale. C’est seulement en vertu de sa vision esthétique qui traite du rapport étroit de l’art et la vie en mettant en évidence les objets et les détails urbains, que je me réfère à Walter Benjamin.

Mais si celui-ci appréhendait le détail dans sa signification métaphysique, mon étude quant à elle a pour objectif de montrer que l’écriture et la logique poétiques de l’écrivaine genevoise, cristallisent des préoccupations contemporaines. A partir des phénomènes extérieurs, réalistes, accidentels et apparemment anodins, il s’agira d’expliquer comment les récits de Z’Graggen prennent la forme d’une pratique inquiète éclairant les rapports de l’homme avec lui-même et avec le monde qui l’entoure.

Les implications concrètes et quotidiennes de l’esthétique de Z’Graggen se repèrent principalement dans trois éléments de son œuvre qui reflètent des qualités éthiques. En premier lieu, dans des incidents autobiographiques chargés de réminiscences historiques. Se présentant comme des témoignages particulièrement éloquents de la manière dont l’écrivaine interprète la réalité sociale, ils dépassent la sphère personnelle et traduisent le sens de responsabilité de l’homme en général. Ensuite, dans la valeur que l’écrivaine investit dans le détail. Engendrant un sentiment de proximité, l’intime, le "petit" permet non seulement d’arracher l’écriture à l’abstraction et à l’anonymat, mais aussi de porter un regard sur l’homme dépouillé des généralisations déshumanisées. Enfin, dans le langage, en tant que « contenu de vérité »[3] impliquant à la fois une portée cognitive de l’œuvre, et un modèle de comportement. Autrement dit, le langage dévoile la façon dont Z’Graggen conçoit son identité, perçoit sa société et ses rapports réciproques, exposant ainsi sa manière d’agir pour tenter de les modifier.

Parmi les multiples événements autobiographiques qui apparaissent dans Ciel d’Allemagne [1996], il y en a un particulièrement révélateur de la manière dont Z’Graggen relie le cours de l’histoire aux détails de l’existence. En visite à Berlin en février 1996, la romancière octroie à un incident banal, une dimension à la fois contemporaine et historique, individuelle et collective. Ayant oublié par distraction de composter son billet de train, elle se voit interpellée par un jeune contrôleur qui lui ordonne brutalement de descendre :

Il me dit juste un mot : « Aussteigen », non il ne le dit pas, il ne le crie pas non plus, il l’aboie.

Aussteignen.

Los. Schnell. Raus.

Les SS sur les quais de gare. Les wagons. Les chiens policiers.

C’est incroyable, les images qu’une seule parole peut susciter. Comme une mémoire peut s’éveiller, qui pourtant n’est pas la mienne, une mémoire acquise mais ancrée en moi presque aussi profondément, aussi douloureusement que si elle contenait ma propre histoire.

Los. Schnell. Raus.

Les baïonnettes. Les revolvers dégainés.

Je descends, oui. Il y a en moi une peur irraisonnée et autre chose aussi, je ne sais pas bien ce que c’est, de la haine il me semble. […]

J’en veux à ce type de ce qu’il a suscité en moi, je lui en veux aussi de ne pas savoir qu’il y a des mots, en allemand, qu’on ne peut plus prononcer sur un certain ton, des ordres qu’on ne peut plus éructer comme il l’a fait, et que cela durera encore longtemps, plusieurs générations, toujours peut-être.[4]

L’intérêt de cet épisode réside dans le fait qu’il inclut dans sa trame plusieurs éléments qui accordent à la perception de la narratrice une dimension symbolique fortement marquée par une interprétation des traces que le passé a laissées. L’incident relaté dérive à la fois d’un pénible témoignage vécu (« Il y a en moi une peur irraisonnéeet (…) de la haine (…). J’en veux à ce type de ce qu’il a suscité en moi »), et d’un souvenir douloureux de la mémoire collective (« une mémoire (…) qui pourtant n’est pas la mienne, une mémoire acquise mais ancrée en moi presque aussi profondément, aussi douloureusement que si elle contenait ma propre histoire »). Par la transposition de l’expérience de la sphère personnelle à la sphère historique, l’écriture de Z’Graggen, loin de se présenter comme une activité neutre, se transforme en une expérience subjective où le présent prend son sens par rapport au passé qui se réincarne en elle.

A travers l’interprétation de l’événement présent interfèrent en effet des éléments historiques se rapportant à la Deuxième Guerre mondiale

(« Les SS sur les quais de gare. Les wagons. Les chiens policiers. (…)Les baïonnettes. Les revolvers dégainés »), auxquels la narratrice octroie une prolongation intemporelle (« cela durera encore longtemps, plusieurs générations, toujours peut-être »). Mais il ne s’agit pas seulement, pour la romancière, de sortir du présent pour se reporter en arrière et s’identifier avec un moment particulier de l’histoire. L’écriture du présent lui permet de réactualiser des événements d’un passé conflictuel, pour le commémorer, mais aussi pour le réanimer comme si elle voulait le sauver de l’oubli par le biais d’une anticipation sur l’avenir. Celui-ci ne relève guère de l’ordre de la prédiction, mais de la conscience profonde du passé et du présent, ainsi que de leur signification pour les générations futures. Considérée de ce point de vue, l’actualisation du passé et de l’avenir met en valeur la capacité de l’écrivaine d’intérioriser profondément un événement comme un acte de « participation douloureuse »[5], et de le restituer à soi-même et aux autres.

Née d’une expérience choquante, cette rupture de la continuité temporelle qui rend le passé et le futur coextensifs au présent, repose sur le « mode grammatical de l’actualisation »[6]. Plus particulièrement sur des indicateurs de la permanence et de la contemporanéité, tels que la redondance (« qu’on ne peut plus prononcer », « qu’on ne peut plus éructer »), ou le présent duratif (« il y a des mots, en allemand, qu’on ne peut plus prononcer sur un certain ton, des ordres qu’on ne peut plus éructer (…) et (…) cela durera encore longtemps, plusieurs générations, toujours peut-être ») qui semblent figer les événements traumatisants du passé dans la menace d’un éternel retour. Reliées à la fois à l’instant, au cours de l’histoire et à l’intemporalité, la perception et la description de l’incident reflètent une disposition esthétique et éthique où apparaît une valeur culturelle.

L’apparition soudaine d’une autre réalité évoquant et ressuscitant le passé de la guerre en s’accompagnant de ce que Walter Benjamin appelle un « retour aux phénomènes »[7], c’est-à-dire des expériences particulières, interrompt brusquement le cours du temps et renvoie l’ouvrage à un domaine qui n’est plus exclusivement celui de l’esthétique. Ne pourrait-on pas distinguer, en effet, dans ce télescopage du présent, passé et futur, l’expression d’une certaine forme de réveil qui met en valeur la vérité dont aujourd’hui le passé est porteur pour nous ? Le présent féconde le passé et réveille le sens oublié ou refoulé qu’il porte en lui. Le passé, de son côté retrouve, au cœur même du présent une actualité nouvelle. Ce rapprochement de l’art et de l’histoire, chargé de tension, se présente comme une décision éthique qui se charge d’une dimension émotionnelle. On en conclut d’une part que c’est à partir de l’écriture et du présent, qui font figure d’instance de l’interprétation, que s’ouvre rétrospectivement chez Yvette Z’Graggen la dimension du passé. D’autre part, on remarque que c’est l’émotion (ici en l’occurrence la colère accompagnée d’un sentiment de peur) qui déclenche le processus de la mémorisation, laquelle cherche à s’exprimer dans une tonalité courroucée.

La question se pose de savoir comment par ce processus _ qui relate un épisode auquel somme toute ni la narratrice, ni le jeune contrôleur n’ont véritablement participé _ Z’Graggen parvient à toucher le lecteur. Il me semble que la réponse se situe dans la force de l’écriture de Z’Graggen qui par la simplicité de ses mots, hantés par la tragédie de la guerre, ne nous communique pas seulement des faits, mais nous transmet une émotion qui n’est pas coupée d’une référence imaginaire et historique. Surgit alors à travers cet incident quelque chose de beaucoup plus grand qui n’était pas visible au premier abord : sa dimension tragique. Par l’écriture Z’Graggen a rendu l’invisible visible. Et si elle réussit à nous faire passer le feu de sa colère, c’est par ces deux éléments, l’imagination et la référence, comme s’il y avait un mouvement de continuité entre le moi intérieur et la réalité extérieure. C’est cette interaction entre la conscience subjective et le monde, de pair avec la mise en texte de cet éveil de la conscience qui parvient à nous troubler.

L’interrogation de l’écrivaine dans les années 1980 sur sa propre attitude, durant la Deuxième Guerre mondiale devant le refoulement des Juifs à la frontière suisse et leur génocide dans les camps de concentrations allemands, est à ce propos tout à fait exemplaire. Les années silencieuses, ouvrage autobiographique paru en 1982, est né d’une véritable remise en conscience des années 1942-43. Un des moments les plus marquants de ce livre se situe à l’époque où le projet de l’écrire commence à se former dans l’esprit de l’écrivaine. En visite alors à Auschwitz, Yvette Z’Graggen se retrouve devant la photo de Jozefa, une jeune femme, morte dans le camp :

Je suis restée longtemps à la regarder, plusieurs fois j’ai essayé de m’en aller et de rejoindre les autres, mais je suis revenue en arrière. Me souvenir d’elle, je pensais, ne jamais l’oublier. Il y avait aussi autre chose : les yeux de Jozefa, fixés sur moi, me posaient des questions. Et même si ces questions naissaient, en réalité, au fond de ma conscience, elles n’en étaient pas moins pressantes. Pas moyen de les éluder. Que faisais-tu pendant que je mourrais à Auschwitz ? Et puis : que savais-tu de nous ?[8]

Loin de se référer à un passé historique abstrait, Z’Graggen se focalise sur un personnage bien déterminé. Dans les « yeux de Jozefafixés sur moi », la narratrice, retrouve la question cruciale de toutes les victimes des camps de concentration et du problème de la responsabilité de l’humanité (« Que faisais-tu pendant que je mourrais à Auschwitz » ?, « que savais-tu de nous ?[9] »). Mais c’est sur le détail des « yeux » que je voudrais me concentrer parce qu’ils déclenchent dans la conscience de la contemplatrice un "réveil", au sens métaphorique du terme (« [ces yeux] me posaient des questions. Et même si ces questions naissaient, en réalité, au fond de ma conscience, elles n’en étaient pas moins pressantes. Pas moyen de les éluder »). Ce "réveil", au sens que Walter Benjamin y accorde dans Le Livre des passages, s’interprète comme une « métamorphose qualitative de la conscience »[10] fondée sur la réalité de la mort. L’instant dont il est question ici est celui où Z’Graggen saisit que le sens du passé risque de disparaître et qu’il faut l’arracher à l’oubli (« Me souvenir d’elle, je pensais, ne jamais l’oublier »), comme s’il s’agissait de redonner vie à quelqu’un qui autrefois, a été sacrifié. Laissant apparaître une certaine méfiance à l’égard du rôle historique du monde moderne, l’écriture de Z’Graggen traduit un état subjectif causé par l’idée de la mort tragique de la jeune femme, qui de ses yeux interrogateurs et accusateurs à la fois, semble contempler la narratrice. En même temps une dimension future s’insère dans le récit, confirmée par l’idée du temps qui est concrétisé par le désir de se souvenir de celle-ci à jamais.

Cette remémoration du drame de Jozefa, dénuée de toute mise en scène pathétique, est essentiellement guidée par une attitude éthique. Il s’agit d’un moment fondateur de la conscience, qui va également déboucher, chez l’auteure de Matthias Berg [1995], et Ciel d’Allemagne [1996], sur une remise en question de la conscience collective, y compris de la sienne. Autrement dit, l’intérêt de Z’Graggen pour cette époque, et pour la démystification de l’attitude suisse quant au refus du droit d’asile des Juifs en particulier, est l’expression d’une conscience douloureuse sous-tendue par un questionnement existentiel, une réflexion sur les événements ainsi que sur sa propre vision des choses.

Le passage de la sphère personnelle à la sphère historique, forme un point de rencontre entre l’actualité et l’histoire, où celles-ci semblent converger dans un mouvement de « proximité infinie »[11]. Prenant en charge la mémoire des victimes, cette perception est caractéristique d’une esthétique qui affronte son passé avec rigueur et intransigeance, s’éloignant au maximum de toute impersonnalité et abstraction.

Avec le thème de la proximité, nous pouvons nous interroger sur l’objectif de cette esthétique. Par objectif, j’entends les objectifs affectifs parfois fantasmés, fictifs, qui ont conduit l’écrivaine à opter pour une forme d’expression qui se propose de ne rien cacher dans la représentation afin que tout soit rendu au public. Si l’on considère à l’instar de Walter Benjamin que l’ « actualisation du passé et de l’avenir »[12] dépend d’un choix, la sélection de Z’Graggen en évoquant tel ou tel personnage ou événement et en fournissant une interprétation, se présente comme une active résistance à la passivité qui menace de les engloutir. La sélection même de ce qu’elle fournit, tout relève d’un sens profond de responsabilité. On aurait dit que l’efficacité de la littérature ne se mesure qu’à un échange entre l’action et l’écriture, comme s’il s’agissait d’accéder à une éthique de l’esthétique par un double mouvement, dirigé à la fois vers l’écrivaine et son extériorité. Le sentiment de responsabilité de notre auteure ne s’applique d’ailleurs pas qu’à sa vision de l’histoire, mais également à sa manière d’appréhender le présent avec une extrême vigilance.

Ancrés dans la réalité concrète, les événements anodins, la trivialité de la vie et les faits divers à ras de terre, qu’on recense dans les récits de Z’Graggen, font souvent l’objet d’une réflexion existentielle ouverte à l’humanitaire. Dans La Punta [1992], un « amas de sacs à poubelle[…],déchirés, éventrés »[13] abandonnés par des étrangers au bord d’une route d’Espagne, donne lieu à une méditation sur les dangers écologiques, les problèmes de l’infrastructure et la dégradation du paysage défigurant les campagnes de ce pays, si convoité par les touristes et les nouveaux immigrants.

La réflexion sur ces objets en apparence mineure, procède non seulement de la perception directe, mais aussi d’un jugement. Le fait de révéler la présence de ces détritus en pleine nature, n’est-ce pas constater la dévalorisation de cette dernière ? N’est-ce pas aussi induire des présupposés psychologiques sur ces étrangers qui ont laissé traîner leurs ordures derrière eux ? Transcendant le niveau des apparences, approfondissant l’inépuisable richesse enfouie dans le concret des choses, la conscience narratrice situe les perceptions sur une échelle plus vaste, qui est celle du souci socio-écologique. Ainsi parvient-elle à créer un monde cohérent qui remplit une fonction totalisante.

En faisant de la quotidienneté la plus triviale la matière même de son esthétique, l’auteure de La Punta oriente non seulement son récit au sein de l’expérience concrète, mais elle dévoile aussi ses positions idéologiques concernant sa responsabilité dans le monde moderne. À travers les éléments les plus infimes et les plus quotidiens, Yvette Z’Graggen exprime en effet une réflexion qui n’est jamais entièrement coupée d’une pensée globalisante. Il y a certes une dimension sociologique dans cette attitude critique que l’écrivaine s’attribue.

Dans Un temps de colère et d’amour [1980], autobiographie basée sur le journal intime de la romancière, un épisode particulièrement émouvant décrivant la lenteur courbée de sa vieille mère, déclenche chez la narratrice un sentiment de compassion qui n’est pas non plus exempt d’une dimension éthique :

Une fois encore, ces hommes et ces femmes qui se donnent tant de mal pour survivre, qui se souviennent peut-être (…) du temps où ils se sentaient bien dans leur corps. Dans le couloir, devant moi, marche une très vieille femme, courbée, tordue. A tout petits pas, et l’on devine que chacun de ces pas est une souffrance et une victoire à la fois. Une jambe, elle cherche son équilibre, une seconde d’arrêt, et puis l’autre jambe qui suit tant bien que mal rejoint la première. Un pas, et encore un pas. Devant elle, le couloir est désert, il doit lui sembler interminable. Hors d’atteinte le rectangle clair de la fenêtre tout au bout. Elle est petite, perdue. Cheveux gris en désordre, nuque fragile. Sa solitude. Je marche lentement pour n’avoir pas à la dépasser.[14]

Cette scène n’est pas sans rappeler que nous vivons constamment dans le détail et que chaque détail, est susceptible d’être signe de quelque chose. Ici en l’occurrence, le procédé de redondances, investit d’un pouvoir d’insistance, et utilisé pour nous sensibiliser à la démarche pénible de l’octogénaire (« Une jambe » […] « puis l’autre jambe », « Un pas et encore un pas »), nous conduit à prendre en considération la « souffrance et [la] victoire » qui accompagnent chacun de ses mouvements. L’attention et la disponibilité à cette faiblesse de la personne, montrent que l’apparente insignifiance du détail se révèle finalement très signifiante. Ce sont, en effet, les détails qui nous renseignent sur la conscience douloureuse qui sous-tend la vision qu’Yvette Z’Graggen a de l’humanité. La détérioration de la condition physique de la vieille dame (« petite, perdue. Cheveux gris en désordre, nuque fragile »), de pair avec les difficultés de la vie ordinaire (« lecouloir […] désert, [qui] doit lui sembler interminable », « Hors d’atteinte le rectangle clair de la fenêtre tout au bout »), et sa situation sociale (« sa solitude ») achèvent de la condamner à jamais à sa finitude, à sa chute définitive qui scelle son destin. Drame intérieur, absence d’illusion, interrogations vitales touchant à sa vie privée, mais aussi à celles de tous les hommes en général, qui méditent sur leur transformation physiologique (« ces hommes et ces femmes qui se donnent tant de mal pour survivre, qui se souviennent peut-être »). Loin d’une affaire strictement privée, la vie de cette « petite » femme, appartient à tout le monde.

Par le trivial, le prosaïque, la romancière qui se positionne comme témoin d’une situation vécue, de la présence de l’autre et de ses sentiments,

réussit à introduire le concret de la vie au sein même de ses réflexions existentielles, preuve, une fois de plus qu’elle ne cherche nullement à s’extraire du temps historique, mais au contraire à toujours préférer la chose à l’image, le réel à l’imaginaire. Vigoureusement attachée à la matérialité du monde, son écriture lucide parfois jusqu’au désespoir, exprime la volonté de capter la vie non seulement de ses propres yeux, mais aussi dans la perspective des autres, ici en l’occurrence dans celle des "vaincus", des êtres devenus insignifiants du fait même de leur impuissance.

Ces brefs épisodes dans lesquels apparaît toute la faculté de la narratrice de discerner dans le petit, le grand, est révélateur de ce besoin constant de ne jamais faire abstraction des singularités et de penser le détail dans toute sa signification humaine. Privilégiant le rapport immédiat entre l’individu et le monde qui l’entoure, dénuée d’explications psychologiques, cette esthétique qui se veut à la fois pragmatique et sensible, parvient par sa poésie du quotidien à nous faire sentir que le réel n’est jamais anodin. Mais le vrai mérite de Z’Graggen se situe encore sur un autre plan : celui de ramener la banalité, le simple, l’ordinaire à visibilité et de les interpréter à travers un va-et-vient entre le récit et le monde.

Dans cette perspective qui accorde une place prépondérante au social au sein même de la littérature, il importe de s’interroger sur les enjeux esthétiques de la romancière afin de voir comment ils sont liés à ces interrogations existentielles. Véritable acte de participation, les « mots », dit Yvette Z’Graggen, permettent à l’homme d’affirmer son essence et sa responsabilité dans la réalité vécue[15]. Il s’agit ici d’un des thèmes essentiels de sa rhétorique. L’attachement aux mots relève du lien direct avec la vie, avec l’exigence de vérité, voire avec le besoin de communiquer des expériences personnelles. A l’encontre d’une vision introspective du monde, repliée sur elle-même, l’orientation de Z’Graggen est principalement motivée par le souci de responsabilité pour le passé et pour l’avenir, autant dire par une raison d’être et d’agir.

Insistant sur l’idée de « préserver l’humain », Z’Graggen entrevoit dans le « contact avec autrui » la possibilité de « faire tomber les masques et d’approcher la vérité des êtres »[16], comme une tentative d’établir une relation vivante avec son prochain. Loyale vis-à-vis de la réalité, cette écriture se caractérise principalement par son humanité, par un retour à l’Autre, un autre non pas abstrait, mais au contraire tangible, incarné, dont on puisse faire la rencontre effective. Servant une cause concrète, cette littérature se présente, comme dirait Denis de Rougemont (1906-1985), sous la forme d’un « témoignage matériel en faveur de la vérité et non pas en faveur d’un idéal rêvé ou désirable »[17]. Autrement dit, la manière dont l’écrivaine conçoit l’écriture pour parler du monde nous révèle que pour elle, le langage est beaucoup plus qu’un simple véhicule de la communication ou qu’un mode d’expression. Il renvoie non seulement à toute une vision de la réalité, mais aussi à une conception éthique de l’écriture.

Contenue dans une forme simple, quotidienne, l’expressivité littéraire de la romancière est entièrement tournée vers la langue d’une civilisation du prosaïque. Ressourcée dans la vie réelle, elle s’accompagne, comme Z’Graggen le dit elle-même, d’un constant « souci de construction » et demeure « très structurée »[18], sans jamais être théorique, intellectuelle ou fabriquée. C’est une rhétorique qui a la particularité de ne pas se vouer à la quête d’une originalité de forme et d’artifices, mais tout simplement « d’être, le plus fidèlement »[19], pour reprendre une formule chère à l’auteur de Penser avec les mains [1936]. Poétique mûrement réfléchie, l’écriture de Z’Graggen, si elle ne sépare pas les mots, des choses ou de la pensée, c’est parce que seul cet amalgame lui octroie les forces capables de vérités. De cette cohérence intime se dégage une énergie poétique qui débouche sur une prise de conscience. Loin d’être figée sur une immobilisation spirituelle, celle-ci se transforme en source d’inspiration qui s’associe à une modalité d’interprétation de tous les éléments anodins. Ces derniers constituent pour Z’Graggen non seulement la représentation de notre société contemporaine accompagnée d’une valeur culturelle, mais aussi le moteur le plus sûr de son interrogation critique.

Se livrant à une réflexion sur les relations entre l’individu et les évènements, Yvette Z’Graggen nous fait sentir à quel point la notion de la vie matérielle est liée àla culture spirituelle. Reflétant fidèlement la structure de sa pensée, ses modalités de représentation nous font découvrir une esthétique où le fond et la forme relèvent d’une cohérence intime. Ses livres sont avant tout des lieux humains exprimant des doutes et des interrogations vitales touchant à sa propre existence, à son travail et à son statut d’écrivaine confrontés à l’esprit de son temps et aux questions graves qui ont secoué le passé. De ce point de vue, ses livres se présentent aussi comme le lieu d’exercice de la responsabilité de sa personne, dans le sens le plus absolu du terme.

Cynthia Biron Cohen
Open University of Israel


[1] Yvette Z’Graggen citée par Laurence Drummond, « Entretien avec Yvette Z’Graggen. Ecrire comme on épluche une orange », Le Passe Muraille, no. 34, mars 1998, p. 12.

 [2] Prix de la Bibliothèque pour tous et Prix Alpes-Jura (1987), Prix des Auditeurs de la Radio suisse romande (1995), Prix Schiller (1996), Lauréat « Lettres frontières » (1996 et 1997), Prix des Ecrivains genevois offert par la ville de Genève (1998), Prix Eugène-Rambert (1998), Prix Pittard de l’Andelyn (2001).

[3] Le concept est de Walter Benjamin, in Rainer Rochlitz, « L’autoréflexion de la société dans le médium de l’art », Magazine littéraire, no. 408, 2002, p. 36.

[4] Yvette Z’Graggen, Ciel d’Allemagne, L’Aire, Lausanne, 1996, p. 61-62.

[5] Jean Starobinski cité in Carmelo Colangelo, Jean Starobinski, l’apprentissage du regard, Editions Zoé, 2004, p. 16.

[6] L’expression est de Stéphane Mosès, « Walter Benjamin. Les trois modèles de l’histoire », in L’ange de l’histoire, Seuil, 1992, p. 171. C’est l’auteur qui souligne.

[7] Walter Benjamin cité par Stéphane Mosès, ibid, p. 133.

[8] Yvette Z’Graggen, Les Années silencieuses, L’Aire, Lausanne, 1997, p. 9.

[9] Ces deux questions sont d’autant plus cruciales pour Z’Graggen, qu’elle en a fait le leitmotiv de tout son livre.

[10] Stéphane Mosès, L’ange de l’histoire, op. cit., pp. 147-148.

[11] Expression empruntée à Walter Benjamin, citée par Mac Jimenez, « Benjamin-Adorno ; vers une esthétique négative », Revue D’esthétique, no. 1, 1981, p. 87.

[12] Stéphane Mosès, L’ange de l’histoire, op. cit., 153. Les italiques sont de l’auteur.

[13] Yvette Z’Graggen, La Punta, L’Aire, Lausanne, 1992, p. 87.

[14] Yvette Z’Graggen, Un temps de colère et d’amour, L’Aire, Lausanne, 1987, p. 114.

[15] Il convient, à ce propos, de rapporter la citation intégrale qui résume cette idée « Les mots ont le pouvoir de rappeler que l’humanité est constamment à refaire en nous. Elle n’est jamais acquise, il faut la conquérir, et nous sommes appelés sans cesse à s’en rendre compte. Elle ne vaut que par ce que nous sommes, elle n’est ni un refuge ni une possibilité de fuite ». Formule d’Yvette Z’Graggen proposée par Jean-Georges Lossier, « L’Engagement d’Yvette Z’Graggen », Ecriture 46, (1995), p. 65.

[16] Yvette Z’Graggen citée par Jean-Georges Lossier, ibid.

[17] Denis de Rougemont cité in Bruno Ackermann, « A la recherche d’une éthique en littérature. L’œuvre de Denis de Rougemont(1906-1985) », La Licorne, n°. 16, Publication de l’UFR de langues et littératures de Poitiers, 1989, p. 429.

[18] Yvette Z’Graggen citée par Laurence Drummond, art. cit., p. 12.

[19] Denis de Rougemont cité in Bruno Ackermann, art. cit., p. 430.

 

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