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Hypocrisies - Égoïsmes *
Chapitre III

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 Article publié le 16 janvier 2022.

oOo

Ce fut sans doute sous le même effet que Titien Labastos entra dans une vive colère. Son verre en était tombé aux pieds des dames qui aussitôt frottèrent leurs genoux nus. Jambes pliées sous elles et grimaçant comme sous l’emprise de la douleur, elles se turent, laissant à Titien Labastos tout l’espace pour exprimer le plus clairement possible sa colère et ce qui la suscitait. Alfred Tulipe avait reculé, ajustant son maillot de bain qu’un récent plongeon avait situé à la limite des poils. Je faillis, je fus à deux doigts d’intervenir, car ce n’était pas la première fois que les deux hommes s’affrontaient. Et c’était de nouveau pour les mêmes raisons, si on peut appeler ça raison. Je ne sais qui me retint cette fois. Hélène se situait de l’autre côté de la piscine, une serviette négligemment posée sur ses épaules cramoisies.

« Mais enfin, s’écria Titien Labastos, qui êtes-vous, monsieur Alfred Tulipe… ! »

Alfred haussa ses épaules osseuses et accepta un verre que le steward lui proposait avec humour.

« Je sais bien qui vous êtes, se corrigea Titien. Mais jusqu’où irez-vous… ?

— Je n’ai jamais été plus loin que mon village d’enfance…

— Il fait votre fortune, oui !

— Pas autant que vous l’imaginez…

— Quelle honte… !

— Mais quoi donc… ?

— Oh ! Vous le savez bien…

— Ces dames ne savent peut-être pas de quoi vous parlez…

— Pas difficile de le savoir, allez ! C’est dans le journal. N’est-ce pas, mesdames ? »

L’une d’elle replaça son soutien-gorge. Alfred contempla cette chair en mouvement. Comme le port du slip était obligatoire, chacun put se faire une idée de ce qui lui passait par la tête. Pendant tout le temps de son récit, que Titien avait peut-être interrompu (nous allions le savoir), je n’avais constaté aucune érection à cet endroit précis. Quelques tétons durcissaient dans la brise. J’interrogeai Hélène du regard, mais elle ne comprit pas. Son paréo rutilait dans le soleil. Avait-elle écouté le récit d’Alfred Tulipe avec la même attention que la mienne ? Visiblement, la dispute que Titien Labastos venait d’initier ne l’intéressait pas. Elle agitait un filet à papillon. C’est fou ce que les papillons de mer adorent les roofs de nos croisières !

« Mais enfin, dit Alfred, expliquez-vous, mon vieux… !

— Je ne suis pas votre vieux ! Et je n’explique rien ! Tout le monde sait comment cela va se terminer !

— Nous retournerons à Paris, fit Alfred en levant le nez vers les cheminées.

— Je veux parler de cette… Oh !... cette petite fille que vous… Tout le monde sait !

— Ce que vous ne savez pas, c’est que cette petite fille, comme vous l’appelez, c’est moi ! »

Il y eut un soupir du côté de ces dames. Alfred, bien que chétif et proportionné comme un enfant, n’avait rien d’une fille. Que voulait-il dire par là ? On ne pouvait pas compter sur Titien pour le savoir. Sa colère réduisait son intervention à ce qui l’expliquait et non pas aux véritables intentions d’Alfred qui jubilait maintenant. Je ne me souviens plus s’il avait déjà vaincu Titien sur ce terrain délicat. C’était peut-être la première fois que j’accordais de l’importance à ses discours aux dames du roof principal. J’avoue qu’Hélène me troublait. Je ne la désirais pas. J’éprouvais seulement le besoin d’être près d’elle, sans doute parce que je lui attribuais, à tort ou à raison, un pouvoir dont la nécessité se faisait sentir jusqu’à la douleur. Pourquoi elle ? Et pourquoi donc Alfred avait-il intitulé sa petite fille Hélène ? Je ressentais vivement le besoin de remplacer Titien sur cette scène toute nouvelle pour moi. Il n’était pas le bon personnage. Alfred devait le savoir mieux que moi. Mais ses yeux ne croisèrent pas mon regard. Il donnait plutôt l’impression de vouloir se défendre. Mais contre quoi ? Contre quelle critique qui l’atteignait aussi profondément ? Titien en savait-il trop ? Les dames devenaient avides. Des jambes se croisèrent à fleur de l’eau bleue. Une tête d’enfant émergeait de temps en temps. J’en conçus une espèce de vertige, mais sans fléchir. Le vent, chargé d’embruns, secouait ma chemise. Hélène protégeait sa bouche avec sa main. Elle riait, me semblait-il.

« Ce n’est pas la première fois que vous m’interrompez, dit Alfred en acceptant un autre verre. À croire que mon imagination s’introduit par effraction dans votre conscience de vacancier méritant… Vous ne comprendrez jamais rien à la littérature…

— Il n’est peut-être pas fait pour ça, fit une dame qui semblait s’y connaître.

— Bien sûr, continua Alfred sur un ton presque professoral, si je vous ennuie…

— Oh ! Non ! » s’écria Hélène.

Une dame se précipita vers elle.

« Ne plonge pas maintenant, petite idiote ! Tu es gorgée de soleil ! »

Elle retenait Hélène par le bras.

« Je n’ai pas dit ça ! » rouspéta l’adolescente.

Et elle se dégagea de l’emprise. Sa mère, si c’était elle, prit les autres dames à témoin. Une discussion s’établit aussitôt. La même que la veille, car quelques jours plus tôt, on avait signalé un cas d’hydrocution. Alfred Tulipe prenait des notes, ce qui éloigna le triste Titien Labastos. Une dame assise sur un baril me confia que ça se terminait toujours comme ça.

« Ne cherchons pas à comprendre, » conclut-elle en recroisant ses jambes flasques et noires, comme si tout ceci n’avait au fond aucun sens.

Je rejoignis Alfred, car le steward le côtoyait obstinément, portant toujours son plateau chargé de verres incandescents. La soif est une bonne raison de changer de monde. Réflexion que je fis ou qui tomba dans mon oreille de sourd. Le fait est qu’Alfred allait reprendre le cours de son récit quand Titien Labastos s’interposa :

 

*

 

« Être français, mesdames, c’est s’opposer à tout ce qui ne l’est pas… »

 

*

 

Exposant ma stricte érection aux embruns du soir, j’essayais de me souvenir des évènements de la journée. Au fond, il ne se passait pas grand-chose sur ce pont. Ni dans mon étroite cabine, d’ailleurs. Résolu de ne m’énivrer que d’alcool, j’en calculais soigneusement les heures, sans me laisser prendre aux pièges de la précipitation, même pendant les repas. Une branlette avant de me coucher satisfaisait passablement mon désir de survivre à cette médiocre et coûteuse aventure. Le lavabo, conçu dans la même étroitesse, ne témoignait que de sa blancheur immaculée. On est toujours tenté, dans ces moments de morose observation du réel, d’y aller à la pointe du couteau pour laisser au moins une trace définitive. Encore faut-il la concevoir la plus discrète possible. Qui se plaindra en effet d’une courte éraflure sans signification ? Les seins d’Hélène étaient eux aussi affligés de cette absence de courbe. Elle en avait honte sans doute. Ou bien possédait-elle d’autres arguments, plus bas, entre ces fines jambes qu’elle exhibait sans jamais les croiser, les séparant plutôt à la moindre sollicitation du jeu ou de la conversation. J’éjaculai à travers un interstice de rideaux.

La comtesse Iris de la Rubanière, propriétaire d’un salon de coiffure, m’offrait le dernier verre. Elle inaugura ce rite dès le premier soir. Nous bavardions de tout et de rien en laissant promener nos doigts sur un échiquier qui servait de guéridon aux derniers joueurs. Elle possédait une assez vaste culture dans le domaine de la poésie. Un bouquin dépassait toujours de son corsage. Elle s’amusait à me voir tenter d’en déchiffrer le titre et par conséquent l’auteur. Elle ne l’ouvrit jamais. Du moins pas tant qu’Alfred Tulipe serait de ce monde, celui auquel elle appartenait et dont elle espérait que j’y entretenais quelque propriété d’intérêt. Je n’ai jamais décrit la femme en déclin de beauté, mais j’en admirais les séduisantes séquelles en retrouvant de la vigueur, ce dont je ne l’informais pas, de peur d’avoir à prouver le contraire.

Je ne me couchais qu’une fois accompli ce rite partagé. Et j’ignore encore aujourd’hui où elle couchait et avec qui. Je n’évoque ce triste personnage que parce qu’il a existé, ou plutôt parce qu’il s’est imposé à moi. Il est vrai qu’à cette heure tardive, le roulis et autres tangages qui me transportaient dans ma couchette n’entretenaient plus aucun rapport avec la mer. Je ne me souviens pas d’avoir autant vomi au cours d’un voyage. Et pourtant, j’en ai parcouru des territoires ! Toujours à l’affût de la nouveauté et trouvant le temps long.

Une fois immobilisé par les draps qu’une esclave nue nouait autour de moi en me conseillant de ne pas rêver d’elle, je revenais à la lumière d’un faux hublot dont l’intérieur dinguait devant mes yeux comme les flammes d’une cheminée d’hôtel américain. Le sommeil procède par bond. Il recule l’échéance du néant qui s’impose toujours comme la seule hypothèse. Je craignais de crier et ainsi d’alerter je ne savais quel responsable de la santé mentale des passagers. Au matin, il m’était impossible de dire si j’avais dormi ou si j’en avais seulement rêvé. Le premier verre avait cette saveur douce-amère.

 

*

 

« Je ne joue pas. Je n’ai jamais su jouer. Ce ne sont pas les règles qui me retiennent de participer à l’attente commune, celle que nous partageons depuis, me semble-t-il, toujours. Je dors le matin, après avoir veillé toute la nuit. Je n’y travaille pas. Je ne m’y amuse pas. Je me laisse porter par le temps. Et l’aurore finit par avoir raison de mon impatience. Ainsi, ce jour-là, un jour comme les autres, je m’éveillai sur le coup de trois heures de l’après-midi. J’étais seul cette fois. Mon lit ne sentait pas le parfum. Je frottai longuement mes yeux dans la lumière tombant de mon vasistas préféré. J’avalai un verre sans y attacher l’importance que je lui avais accordée pendant la nuit. J’avais rendez-vous avec Pedro Phile, un ami et concurrent de longue date. Nous allions fêter ses n ans. Restons discret. C’est le conseil qu’il m’avait donné la veille. Dans cette ville maudite, tout finit par se savoir.

J’enfilai mes bottines d’or et descendis l’escalier qui ne monte jamais sans moi ; une bizarrerie que je me garde toujours de commenter. Hier, j’avais pris le temps d’acheter un cadeau dans une boutique que fréquente le gratin des amateurs de voyage en chambre. Heureusement pour moi, je l’avais dans la poche, sinon j’en eusse été quitte pour remonter. Je me hâtai. Pedro n’aime pas mes retards. Et si je suis (en retard) malgré tout, il me tire la barbichette pour me pousser à jouer, ce que je me refuse à faire. Aujourd’hui, ma claire barbe ne sera pas tirée.

N’allez pas croire qu’il est si facile que ça de parcourir sans retard la distance qui sépare mon appartement de la maison où Pedro se livre à ses exagérations. C’est un vrai parcours du combattant ! Aussi, si je devais (parce que mon éditeur l’exigerait ou que la justice m’y contraindrait de la même manière) en faire le récit, le présent texte dépasserait tellement le cadre de la nouvelle que je ne retrouverais plus ma place dans la société. Mettez ici ce que vous voudrez tant que vous ne savez rien de ce qui devrait y être écrit.

Il y a cependant un pont à traverser. Un pont qu’on chante d’habitude. Je me contente de le traverser quand je me rends chez Pedro. D’ordinaire, je n’y croise personne, mais il arrive que Dolorès revienne par le même chemin sans toutefois aller chez moi. Nous nous saluons aussi brièvement qu’il est possible de se saluer quand on s’est aimé. Qu’est-ce qui peut bien me fasciner chez elle ? Je n’y vais jamais plus. Elle ne m’invite pas. Je ne parle pas de ma chambre où je l’ai connue pour la première fois. Nous nous nourrissons maintenant de banalités et elle ne m’explique pas pourquoi elle revient de chez Pedro. Cette après-midi-là, je ne la vis pas, ni sur le pont, ni avant, ni après. Ce que je vis n’avait aucune importance. Mais j’y allais. »

 

*

 

Cette manie d’interrompre le narrateur de nos ennuyeuses soirées ! Titien Labastos se laissa choir dans un fauteuil, entre les jambes de la comtesse et celles d’une autre comtesse avec laquelle je n’entretenais aucun rapport. Et contrairement à ce que j’avais craint un instant, Alfred Tulipe n’y était pour rien. Je crois même qu’il était couché ; sans avoir achevé son récit. Le fait est que mon verre venait de se fracasser entre les mêmes jambes. Hélène riait. La comtesse frotta ses jambes avec son châle ; l’air du soir était aussi frais que le rire en question. Titien plia ses feuillets et les replaça dans sa chemise. Son front perlait. Il y avait mis du sien, au dire de la comtesse. On l’admirait déjà. C’était la première fois qu’il se prêtait au jeu. Je n’avais pas posé ma candidature. Hélène m’y encouragea encore dans l’après-midi tandis que je caressais son dos nu au lieu de le badigeonner.

« Voulez-vous que nous montions là-haut ? »

Une échelle y parvenait déjà sans nous. Le corps alerte de la fille sembla s’envoler à la verticale. Elle me héla sans craindre d’ameuter le quart. Comment lui dire, sans provoquer son esprit gouailleur, que j’étais sujet au vertige ? Mes pieds s’obstinaient sur le premier échelon.

« Mais montez donc ! »

Je ne monte jamais si haut, sauf en cas d’escalier. La paralysie gagnait mes bras. J’en avais mal aux doigts. Elle redescendit alors et son petit cul se posa sur mon front. J’y pensais en regardant la comtesse user d’une pelle pour ramasser les débris de mon verre. Un autre verre toucha mes lèvres.

« Vous êtes suffisamment ivre, » me dit-elle et le verre me quitta comme s’il ne m’avait jamais appartenu.

« Puis-je continuer… ? » dit Titien Labastos en secouant ses feuillets.

Personne ne répondit. On s’occupait de moi. On commentait mon malaise et je me sentais aussi bien que sur l’échelle tandis que le petit cul d’Hélène descendait sur moi.

« Je n’ai pas l’habitude d’être interrompu, se plaignait Labastos. Surtout pour si peu de choses…

— Vous avez bien interrompu notre excellent Alfred…

— Ce n’est pas la même chose !

— Vous m’expliquerez alors comment et pourquoi ce n’est pas la même chose !

— Rendez-lui son verre, comtesse ! »

Mais plus rien ne toucha mes lèvres, hormis la peau pisseuse des fesses d’Hélène qui me tendait la main le long de sa jambe.

« Il ne sait plus où il habite, commenta quelqu’un en riant.

— Laissez-moi faire ! » dit la voix d’Hélène.

Quelqu’un la suivait. Sa mère sans doute. L’épaule d’Hélène me conduisait à ma cabine. Elle venait de s’imposer à cette clique de pâles patachons. Mais sa mère veillait. Je ne chassai pas la sensation de fesses posée sur mon visage, le nez dans le pli profond du slip. Croyez-vous que ce soit raisonnable ?

« C’est quel numéro ?

— C’est ce pont en tout cas. »

Ça l’était. De ma cabine, j’entendais les clapotis de la piscine et les cris des enfants que rien ne faisait taire.

« Là ! Là ! »

Je grattais le bois de ma propre porte, le nez dans une aisselle qui pouvait être de l’une ou de l’autre.

« Comme c’est petit ici ! »

J’ai même du mal à me tenir allongé dans ma couchette.

« Oh ! Ne me dites pas ce que c’est… !

— C’est quoi… ?

— Tu le sauras bien assez tôt ! »

Me pliant :

« Laissez-vous faire ! Tu vois : jamais tu n’aurais pu le transporter toute seule. Heureusement que je suis là ! Occupe-toi des jambes. Il a un beau visage… »

Cette fois, le hublot s’est éteint. Je suis dans le noir. Mais les cloisons n’ont pas le pouvoir de m’éloigner des autres. J’entends Titien Labastos réclamer le silence :

 

*

 

« — Les fables, monsieur, doivent être simples et courtes. Si vous les compliquez, ce ne sont plus des fables, mais des énigmes ! Et vous voilà en demeure de les résoudre ! La belle ouvrage qui vous attend, monsieur ! Et de pied ferme, vous pouvez me croire !

Certes, Pedro Phile s’y connaissait mieux que moi en la matière. Je n’avais que peu d’expérience et, pour tout dire, je n’avais rien publié. Il était reconnu, lui, au moins par son éditeur.

— Ne me dites pas que ça ne vaut rien…

— Rien… C’est beaucoup dire… Pensez à autre chose…

— Mais je ne pense qu’à ça, monsieur !

— C’est en tout cas le conseil que je vous donne.

Il me congédia. Je devrais ici ajouter : comme d’habitude. Dolorès m’attendait sur le pont. C’est ce que je m’imaginai. Elle était revenue sur ses pas. Dans quelle intention ?

— Je pensais… balbutia-t-elle tandis que je m’approchais d’elle.

— Je ne veux pas le savoir ! dis-je un peu brusquement, regrettant aussitôt mon impatience.

Mais qu’est-ce que j’attendais d’elle ? Le savait-elle elle-même ? Je pouvais paraître lui barrer le chemin. Je m’écartai, mais elle ne bougea pas. Elle allait nous plonger dans le silence, comme d’habitude.

— Je retourne chez moi, dis-je, cette fois sans fièvre.

— J’habite chez Pedro maintenant…

— Ah ! Oui ? Depuis quand ?

Comme si c’était mon affaire. On a vite faite de pousser quelqu’un par-dessus le parapet d’un pont. Je ne lui inspirais aucune peur, aucune douleur. J’étais le seul à souffrir. Et à m’effrayer.

— Je n’habite plus chez moi, se contenta-t-elle d’expliquer.

Pourquoi ? Mais je ne posai pas cette question idiote. Je le savais sans doute, comme on dit : au fond de moi. Savait-elle de quoi nous nous entretenions Pedro et moi quand elle n’était pas… là ?

— C’est son anniversaire aujourd’hui, dit-elle. Mais tu le sais bien puisque…

— Oh ! Merde, le cadeau !

J’avais oublié de donner le cadeau. Mais savait-elle que Pedro s’adonnait aux paradis ? J’avais fourré rapidement ma main dans la poche qui contenait la substance. Je ne l’en sortis pas. J’étais mal renseigné. Je ne la connaissais pas si bien que ça, au fond. Elle attendait cependant. Elle sourit :

— Retournes-y, pataud ! Je vais aller faire un tour en attendant.

Je la regardai s’éloigner. Elle n’a jamais été curieuse. À moins qu’il lui dise tout. Je ne lui ai jamais tout dit, moi. Le nécessaire. Il y a toujours une certaine dose de nécessaire à respecter. Mais j’en ai perdu l’habitude depuis que je vis… que je suis seul. Elle disparut sur le quai au milieu des cargaisons. Mais je ne retournai pas chez Pedro. Je n’en n’avais plus le cœur. Un jour, je me tuerai. »

 

*

 

« Un bien triste personnage, ce Labastos, dit la comtesse. Le malheur le poursuit. Je me suis naguère trouvée dans la même situation : heureusement, j’ai pu acheter tout ce que je désirais… Achetez-vous ce qui vous fait envie, Juju… ?

— Rarement, je dois le dire… Mais cela m’arrive… si ce n’est pas trop cher.

— Nous ne sommes pas nés avec la même chance d’échapper à l’ennui et à ses tragiques conséquences… Pourtant, je suis d’une famille de suicidaires. Curieux sujet de conversation, quand on y pense… mais nous n’en parlons plus depuis que…

— Je vous écoute…

— Depuis que Fredo est entré dans notre vaste maison. Par la « grande porte » comme dit mon frère aîné. Je suis la grande porte. Je l’ai toujours été. Mon frère est architecte de formation. Pas de métier, cela va de soi. Mais il a trouvé le terrain de ses métaphores familiales. Ça n’en fait pas un poète. Il y a d’autres poètes chez vous… ?

— À ma connaissance, non… Je suis…

— Oh ! Je sais ! Le seul. N’est-ce pas ? Pas facile d’être le seul. En poésie ou autre chose. Il n’y a pas de poète chez nous, sauf depuis que Fredo courtise…

— Votre fortune…

— Vous le connaissez si bien… ?

— Je connais son goût pour les jolies femmes…

— Et je n’en suis pas une… Merci pour le compliment, Juju ! Prenons un autre verre. Rappelez le steward avant que Fredo mette la main dessus. […] Oui, il est vraiment triste ce Labastos. Titi pour les amis. Si nous en sommes. Vous en êtes ?

— Je… Je ne comprends pas…

— Je voulais dire (ah ! ah ! oh ! oh !) : de ses amis…

— Je ne comprends toujours pas… Certes… mon physique… peut laisser penser que… Mais non ! J’aime les femmes autant que Fred.

— Mais je n’ai pas dit le contraire… Vous êtes si beau en Encolpe !

— Ascylte… cependant…

— Fredo fera figure de vieil Eumolpe… Ah ! Voilà le verre. Mais où est le vôtre… ?

— Je crois que j’ai assez abusé pour aujourd’hui… Je m’apprêtais à me coucher…

— Seul… ? Oh ! je ne vous propose rien. Fredo en serait terriblement fâché. Il vous a à la bonne, je crois…

— Nous nous connaissons à peine… Autant dire que nous ne savons rien l’un de l’autre.

— Oh ! C’est si vite fait dans l’espace forcément confiné d’un vaisseau aussi géant soit-il… ! Il parle de vous comme…

— Il parle de moi… ? Déjà ? Nous avons à peine…

— Il est comme ça, Fredo. Voyez : le fait de disposer à peu près librement de ma fortune ne l’empêche pas de continuer à se livrer à ses petits trafics… Je vous en apprends peut-être…

— Cela me regarde-t-il… ?

— Vous voulez dire : cela vous concerne-t-il ? Vous ne tarderez pas à le savoir. C’est ainsi avec Fredo : on finit toujours par le savoir. Et vous savez quoi ? On agit alors comme si on ne le savait pas.

— Vous tenez à lui à ce point ?

— Vous n’avez pas couché avec lui ?

— Mais je vous ai dit que…

— Je sais ! Je sais ! La petite Hélène vous a tapé dans l’œil. C’est de votre âge. Bien qu’elle soit un peu jeune pour vous. Voulez-vous savoir de quoi je parle… ?

— Nous avons trop bu…

— Vous ne buvez plus !

— Je vais me coucher…

— Seul… Après avoir satisfait au rite hygiénique. Cela m’arrive même depuis qu’Alfred… je veux dire Fredo… est entré dans mon existence… par effraction…

— Aurait-il forcé la porte ! Ah ! Ah ! Hi ! Hi !

— Petit malin ! Vous voulez tout savoir. Et l’air de rien, vous me faites parler. Vous en savez maintenant un peu plus que tout à l’heure au début de notre conversation. Mais ce que vous savez n’a aucune importance. Demain, j’aurai tout oublié. Vous même…

— Je n’ai pas assez bu pour…

— Et bien buvez ! Steward !

— Non ! Je vais me coucher… je tombe de sommeil…

— Et de désir… Cette petite… décidément… Elle ne laisse pas Fredo indifférent. Mais qui ne l’a pas observée pour seulement en rêver ? Vous êtes mon Hélène, en quelque sorte… si vous voyez ce que je veux dire… Allez donc vous coucher, jeune homme. Et rendez à la mer ce qu’elle vous doit ! »

 

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