Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
La calbombe céladone de Patrick CINTAS
La mort du livre
n’est pas la mort de Virgile

[E-mail]
 Article publié le 14 juillet 2008.

oOo

La mort du livre
n’est pas la mort de Virgile
Patrick CINTAS
gérant du Chasseur abstrait éditeur

Messieurs,

Je devais, ce mois-ci, écrire une lettre ouverte à Alain Absire, président hélas fraîchement réélu de la SGDL, mais les libraires ont pris le pas sur une actualité que les auteurs n’atteignent décidément qu’à l’occasion du succès. En fait, la profession a réussi à publier quelques articles dans une Presse qui n’attend rien de cette déconfiture annoncée.

Les libraires de France sont en difficulté. Ce n’est pas nouveau. En août 1981, une loi les sauva, du moins elle en sauva certains qui avaient les moyens d’adhérer à une chaîne du livre dont le concept est aujourd’hui traité d’obsolète et de corporatiste par les nouveaux acteurs de ce commerce particulier. Particulier parce que le livre contenant de la littérature et de l’art est une rareté sans économie véritable et personne n’a encore trouvé le moyen de permettre à ce genre d’édition de trouver la diffusion qu’il mérite, éventuellement sans rémunération pour l’auteur ni pour l’éditeur, situation qui ne dure pas, mais qui laisse, comme vous le savez, des traces.

Georges Bernard Shaw disait, je crois que c’est lui, que le livre n’a besoin pour exister que de l’auteur et du libraire. C’est l’éternelle question du producteur et du marchand entre lesquels se glissent, force de lois et d’usages contraignants, des intermédiaires qu’on qualifie quelquefois de racketters. Cette activité, ailleurs criminelle, est ici considérée comme une bonne manière d’ajouter de la valeur à ce qui, le plus souvent, n’en a pas. Le livre s’en prend ainsi aux Lettres qu’il condamne à la marginalité, à l’effort inutile et quelquefois à rejoindre par les chemins de traverse les fonds dit littéraires des éditeurs qui ont pignon sur rue. On pensait ce système bien rodé sur la base de la loi Lang et, en ce qui concerne les libraires, le code Cachard qui définit le rapport de l’éditeur au libraire, rapport conditionné par des intermédiaires chargés du fonctionnement économique et technique de ce flux comptable.

C’est une situation complexe qui, appliquée au livre en général, n’a apporté que des inconvénients majeurs. Contrairement à ce qui est affirmé par ses défenseurs en proie à la fièvre de la chute, les vrais livres n’y ont pas trouvé leur compte et l’édition à compte d’auteur, c’est-à-dire aux frais de l’auteur, est devenue un marché toujours croissant, jusqu’à concerner, me dit-on, plus de deux millions d’auteurs en mal d’éditeur. Ce marché est tellement important, il est en telle croissance qu’il est en mesure de dépasser celui de la chaîne du livre. Par les temps qui courent, qui sont au libéralisme et à l’aventure, il est évident que ce moyen d’édition va trouver un essor considérable et générer une véritable richesse de base sur laquelle on pourra ajouter de la valeur et par conséquent un nouveau système qui éliminera celui dont vous soutenez encore la déliquescence inévitable. C’est une convocation de capitalistes, spéculateurs en tête à défaut d’innovation.

Les analyses produites sur ce sujet sont en général assez judicieuses. Par contre, les synthèses, par effet de soumission au concept de chaîne du livre et à l’exigence corporatiste de ses acteurs, ne sont guère sérieuses ni estimables. Cette déviance du raisonnement est quasi religieuse, d’où le corporatisme, avatar du congrégationisme dans le meilleur des cas. Or, il s’agit de se montrer philosophe, de penser au plus près d’une réalité de plus en plus encline au commerce considéré comme la seule perspective, pour ne pas dire la seule voix. Je vous rappelle que la philosophie déplace la religion dans les marges de la société tout comme la religion réduit les comportements superstitieux à l’exception. Chaque fois que le raisonnement se laisse imposer des désirs à prendre pour des réalités, ce qui est trop souvent le cas du discours politique, on s’éloigne d’une existence préparée aux aléas d’une économie désormais globale, planétaire disent nos amis Américains, de ses finances impossibles à repérer exactement dans le tissu des communications de réseau, de ses flux géographiques en voix de paralysie et des ambitions humanistes réglées par des conceptions contradictoires des concepts mêmes de liberté et de fraternité, celui d’égalité ayant été réduit aux dimensions plus pratiques d’équité. Tout ça pour dire que l’économie d’une activité industrielle ne peut plus être facilitée par des lois, des usages imposés et des analyses purement mensongères.

La situation n’a pourtant jamais été aussi claire. Une analyse rapide permet de tirer des conclusions suffisamment judicieuses pour inspirer un changement des comportements. Je passe sur les faits maintenant historiques. Dès les années 80, on a assisté à l’écrasement des petits distributeurs, des petits libraires, des petits éditeurs et des auteurs de littérature (le licenciement de Michel Deguy avait symboliquement inauguré cette ère nouvelle). La perspective de l’Internet n’était claire qu’aux USA. Nous pataugions dans l’ineptie du Minitel et du réseau Transpac, pauvres technologies issues de l’insuffisance et d’un certain obscurantisme patronal et syndical. Les éditeurs, parisiens pour la plupart, se sont groupés pour devenir d’importants distributeurs sans lesquels il n’était plus possible d’éditer en dehors des limites qu’ils imposaient avec une autorité insolente. La Loi, socialiste en l’occurrence, leur facilitait les choses. Un nouvel Ordre s’installait, doté d’un grand Pouvoir autorisé à la fois par la loi et par des usages nouvellement imposés. Ainsi, le libraire devint un drôle de commerçant : il ne payait la marchandise qu’après l’avoir vendue et retournait à son producteur, à savoir l’éditeur lui-même, ce qui demeurait invendu[1]. En conséquence, une nouvelle corporation vit le jour, qui contribua à la disparition des libraires n’ayant pas les moyens économiques d’adhérer à la chaîne du livre. Dommage, parce que le nouvel ordre établi favorisait le commerçant comme figure du libraire, alors que celui-ci avait plutôt été un bibliothécaire fort instruit, pour ne pas dire savant, qui vendait ses livres au lieu de les prêter. Le libraire d’aujourd’hui apprend ses argumentaires comme n’importe quel représentant de commerce et ce sont d’ailleurs des représentants de commerce, employés des maisons de diffusion, qui colportent ces argus avec les livres qui se vendent le mieux. Le système de la chaîne du livre tend d’ailleurs à supprimer les intermédiaires, l’éditeur se chargeant aussi de diffuser, c’est-à-dire de communiquer, et de distribuer. La librairie est un dépôt de livres qui se vendent. Donc, par définition, ce n’est pas une librairie[2].

Les éditeurs et les libraires se retrouvent dans ces deux corporations que sont le Syndicat national de l’édition et le Syndicat des libraires de France. La société des gens de Lettres est restée une association sans influence au service d’un baratin destiné à fermer l’hémorragie des auteurs qui la quittent. Le véritable pouvoir est exercé par le SNE et le SLF, ce dernier n’étant qu’un vassal du premier. Le système est corporatiste parce que le pouvoir et l’ordre sont imposés par une seule organisation, le SNE doublé d’un Centre national du livre anciennement « des Lettres », changement d’enseigne qu’on doit encore, curieusement, aux édiles socialistes. Or, les distributeurs de produits alimentaires et ménagers ont changé la donne. Comme ils sont capables de vendre à plus bas prix que la libraire française, la Loi leur impose ce concept de prix unique du livre qui les empêche de mettre la main sur un marché réservé aux ténors de l’édition qui, non contents d’avoir tué les petits, libraires, auteurs, distributeurs, voire diffuseurs, peut maintenant faire face aux grands distributeurs. Loi de développement durable qu’on n’applique pas au poulet français qui tue le poulet sénégalais, par exemple. Mais bon. Jack Lang est un bouffon.

Distributeurs contre distributeurs, c’est un combat de références, de nombre articles au catalogue, et bien évidemment, l’éditeur ne pouvant atteindre les chiffres du grand distributeur, la bataille était perdue d’avance pour les acteurs de la chaîne du livre. D’où la surproduction fébrile, la multiplication des pains, vainement. La loi les sauva in extremis, elle continua de favoriser leur commerce de marchandises destinées au plus grand nombre et à la plus grande idiotie possible. Cette loi eut le mérite de figer une situation qui interdisait aux grands distributeurs d’occuper tout le marché et aux grands éditeurs de conserver leurs privilèges. Dans ces conditions, l’auteur était exclu de la chaîne du livre où il apparaissait comme un mal nécessaire facilement remis sur les rails des clauses contractuelles. Statu quo.

Les héritiers des deux camps de l’épicerie nationale ont alors fait preuve de légèreté. Des incompétents indiscutables ont pallié leur propre impéritie. Rien n’y fit : l’Internet imposa ses technologies, nouvelles, attrayantes, bon marché, entachées de démocratisation et de libéralisme. Deux activismes capables de ruiner les économies corporatistes en ouvrant la porte aux grands distributeurs et même en créant de nouvelles formules de commerce. La chaîne du livre ne peut donc survivre qu’à la faveur d’une loi Lang augmentée de dispositions régaliennes, mais elles seraient parfaitement inacceptables en démocratie. Le marchand de fauteuil fait main rêve qu’on interdise le commerce de la croûte enduite. Comme si un fauteuil, ou un roman de Marc Lévy, avait de l’importance. L’éditeur en place rêve d’interdire Amazon, train à grande vitesse qui en cache plusieurs autres, mais qui n’a pas de problème d’horaire.

L’analyse des faits révèle les comportements du commerce du livre, concept qui remplace vite celui de chaîne. La chaîne demeure, mais elle change de nature et d’acteurs. Il s’agit en fait de revenir au concept de flux. Un raisonnement commercial impose qu’on commence à réfléchir au consommateur, ici réputé lecteur, et qu’on applique les effets des conclusions au niveaux du producteur véritable, c’est-à-dire l’auteur. Lecteur-Auteur, telle est la base sur laquelle se fonde l’économie d’un livre de plus en plus jetable, certes, mais aussi de qualité, ce qui n’est pas possible dans le cadre de l’économie du livre langien.

Prenons le lecteur. Où a-t-il intérêt à acheter son livre ? Deux paramètres entrent en ligne de compte : le délai de livraison et le prix. Trois cas de figure :

 — le lecteur se déplace chez le libraire ; un paramètre s’ajoute aux deux autres : le déplacement ;

 — le lecteur se déplace vers l’hypermarché ; un paramètre nouveau : le livre y est moins cher par application des 5 % maximum autorisés par la loi ; autre paramètre à ne pas négliger : le lecteur conteste cette limitation ; on l’informe alors que la loi et les usages privilégient le libraire ;

 — le lecteur achète chez le vendeur Internet ; correction des paramètres : le lecteur trouve ce qu’il cherche sans avoir besoin d’attendre ; il ne se déplace pas ; il est livré rapidement ; si le délai de livraison est augmenté, c’est uniquement dans le cas des livres de petits éditeurs dont il respecte la qualité des productions et il est prêt à attendre.

Conclusion : le site Internet est ce qui convient le mieux au lecteur. Évidemment, comme chez le libraire ou le grand distributeur, le conseil éclairé est remplacé par l’argumentaire commercial. Le vrai libraire est définitivement mort ou extrêmement rare.

Voyons l’éditeur. Celui-ci est un simple commerçant, à compte d’auteur ou autre, ou bien c’est un auteur qui, à la faveur de la technologie, s’autoédite. Les libraires ne traitent pas directement avec lui. Ils ont affaire avec les diffuseurs qui ont affaire avec les éditeurs qui sont d’ailleurs les diffuseurs et les distributeurs. Il faut montrer patte blanche. Ou accepter des conditions de remise et de paiement plutôt salées. L’éditeur qui n’a pas les moyens de la chaîne du livre en est donc exclu. C’est la règle. Alors, comment diffuser ses livres et comment les distribuer ? Deux paramètres marketing d’importance qui répondent logiquement à ceux de produit et de prix.

 — Question diffusion, c’est-à-dire plus exactement communication, la difficulté est énorme : les relations Presse se limitent dans les faits à la publicité, écartant tout velléité rédactionnelle ; bien sûr, il y a l’Internet, et notre RAL,M témoigne que c’est possible et relativement efficace, mais attention : ici, Le chasseur abstrait n’emploie que ses propres compétences et ne fait appel à aucun service extérieur ; par contre, un éditeur plus riche ne verra aucun inconvénient à rémunérer ce service toujours payant.

 — Question distribution :

o d’abord, me disait un diffuseur à qui je souhaitais confier la diffusion de nos livres auprès des libraires, « pourquoi investir dans une activité en plein déclin, la librairie française ? Vous seriez bien bête ! Vous investissez déjà dans la littérature ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! »

o ensuite, pourquoi employer son temps à des libraires qui n’ouvrent pas leur porte quand le petit éditeur la frappe vigoureusement ? « Nous ne sommes pas un service public ! »

o enfin, la seule solution est d’ouvrir une boutique sur Internet ou de faire appel à un commerçant capable de distribuer dans les conditions exigées par le lecteur : délai de livraison, remise systématique de 5%, moyens de paiement adaptés à ses possibilités bancaires, commande et livraison à domicile.

Conclusion : L’édition à compte d’auteur, c’est-à-dire aux frais de l’auteur, va connaître un développement considérable. Il est évident que la fabrication à la demande va s’imposer et mettre en place un processus qui sera aussi bien dans l’intérêt du lecteur que de l’auteur :

Le lecteur commande >> le libraire fabrique et livre.

Il n’y a plus de place pour l’éditeur. Quel rôle intermédiaire pourrait-il bien jouer dans ce flux ? C’est qu’il y a une grande différence entre le concept de chaîne et celui de flux. La chaîne suppose des maillons, des acteurs et surtout des parasites. C’est le cas de votre chaîne du livre qui ne fonctionne qu’à la faveur d’une loi et des usages imposés. Tandis que le flux ne suppose pas une organisation. Le flux est empirique, pire : il est pragmatique. L’expérience des combats militaires nous enseigne qu’une stratégie en chaîne ne peut faire espérer la victoire que sur un ennemi faible ou peu combatif. Alors que le flux, même bien calculé, est soumis aux hasards du combat. Je regrette d’utiliser cette paraphrase militaire (Baudelaire me tire les oreilles), mais elle est parlante. Nous sommes ici en présence d’acteurs parfaitement en phase avec leur époque et ses nouveaux concepts. Il s’agit bien d’intelligence couplée à une connaissance formée aux raisonnements connexionistes en remplacement des habitudes séquentielles qui ne réformeront pas efficacement le commerce du livre parce qu’ils sont obsolètes. Je vous rappelle, si c’est utile, que la mémoire est organisée, sur le support physique, soit en séquences, et il est alors nécessaire de lire les informations à la suite jusqu’à trouver celle qu’on cherche, soit aléatoirement, ce qui organise un système de clés actuellement en usage dans ce qu’on appelle les moteurs de recherche. Une troisième voix, peu usitée dans la plupart de nos activités, mais parfaitement maîtrisée par les acteurs du commerce et de la finance, consiste à choisir au hasard, vu l’ampleur de la base, par connexion interposée et paramétrée pour réduire l’erreur à sa quantité négligeable. En raisonnant religieusement, c’est-à-dire en tirant les évidences par les cheveux pour les imposer non pas à l’esprit, mais à l’existence quotidienne, vous prenez le risque de vous confronter aux pratiques dangereuses de vos concurrents. Et du coup, les financiers du livre iront investir chez eux, ce qui réduira l’éditeur à l’auteur, inévitablement.

Venons-en à l’auteur, justement. Philosophiquement, c’est lui l’enjeu, le pivot, l’hypothèse à partir de laquelle toute démonstration, de force en l’occurrence, va déployer la nature véritable des enjeux, que ceux-ci soient littéraires, scientifiques, artistiques ou bêtement utilitaires.

Une évidence, preuve de naïveté et de superficialité, consiste à envisager le livre, objet de toutes les convoitises, sans l’auteur, soit que celui s’absente, comme la fleur du bouquet, et qu’il lui est demandé de fermer son caquet, soit que, par antiphrase, le livre se passe de lui. La question a été posée sournoisement par Hervé Ferrage au cours d’une journée d’information à laquelle participait Alain Absire, ou ce qu’il en reste globalement. Alors oui, le livre ne peut exister sans son auteur. Alors qu’une pierre du chemin, qu’on appelle scandale en français, peut exister sans le chemin, ailleurs par exemple. L’esprit religieux a beau imposer ses croyances, la pierre possède une existence aléatoire. Le livre, moins universel, est une création, ce que n’est pas la pierre, du moins philosophiquement. Toutefois, les livres dits saints échappent à cette constatation, car ils sont censés être dictés par une puissance supérieure dont l’intelligence ne peut être mise en cause sous peine de blasphème. Le livre, en termes juridiques, appartient à son auteur et d’ailleurs la Loi est particulièrement vigilante sur ce sujet, quoique cette propriété virtuelle finisse par tomber dans le domaine public. D’où ce fil fragile qui relie le livre à son auteur : le droit moral. Exemple : dire que l’oeuvre de Malraux est un tas de merde n’est certes pas une marque de respect, mais ce n’est pas non plus une atteinte aux droits moraux de ce cadavre. Par contre, prétendre que ce gaulliste de merde a écrit que « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas » est une erreur de lecture qui peut être considérée comme une violation du droit de l’auteur à ne pas être modifié dans son contenu textuel. Je plaisante à peine, le droit moral étant au cœur même d’un débat consistant à donner une existence juridique à l’auteur, sans distinction d’écriture d’ailleurs.

Mais que, sans l’auteur, il n’y ait plus de livre, ne suppose pas que, sans respect moral, le livre soit voué aux pires interprétations. La création d’un homme ne peut en aucun cas s’élever à la hauteur des superstitions. Elle doit demeurer accessible au commun des mortels. Cette accession est une espèce de propriété qui a aussi ses lois. D’où cette idée qu’il faut protéger le lecteur, non seulement de toute contrefaçon, mais aussi de la médiocrité qui affecte forcément certaines de ces œuvres trop facilement mises à la disposition du public. L’idée, clairement énoncée par Alain Absire qui ne s’est sans doute pas relu avant de porter un jugement définitif sur le travail entrepris par les autres, est qu’il faut filtrer la production générale pour la réduire à ce qu’il y a de meilleur. Il faut donc distinguer le véritable auteur de l’écrivassier sans intérêt, quitte à créer une Autorité, un Conseil[3], un Ordre… une CAMML[4] !

Et c’est la définition de cet intérêt qui donne à ce filtre toute sa valeur éditoriale. C’est donc l’éditeur qui est chargé de désigner les objets dignes de figurer au catalogue. L’auteur n’est pas qualifié d’écrivain, ce qu’il est rarement, mais d’auteur de livres, comme d’autres sont jardiniers s’ils démontrent leur capacité à faire pousser quelque chose dans leur jardin, fruits que les intermédiaires se chargent de valoriser jusqu’à toucher les limites du pouvoir d’achat. L’éditeur est donc enclin à désigner ce qui lui rapporte le plus en termes économiques. Et sitôt qu’il n’associe plus la rentabilité à ses choix, il n’est pas même besoin de l’exclure, car il fait faillite. Le crime parfait.

Mais la réalité, une fois de plus, s’interpose. Tant qu’il était difficile, parce que coûteux, d’éditer ses livres à compte d’auteur, pratique réservée à l’aisance et à ses fosses, le risque de se voir confronté à une masse de livres réputés non édités était somme toute assez négligeable, d’autant que les moyens de communication, parfaitement maîtrisés par l’État et ses commanditaires, était hors de portée du commun des mortels. Or, ces conditions d’existence héritées des pratiques féodales ont été définitivement, à moins d’un retour au pétainisme qui est toujours possible si nos amis allemands s’y mettent aussi, mises sur la touche par l’irruption de l’Internet et des réseaux incalculables qui le composent. N’importe qui peut, pour le prix d’une connexion et de quelques accessoires logiciels, pratiquer en toute liberté l’édition de ses propres œuvres sans passer par le jugement impératif et consacré des éditeurs qui tiennent le haut du pavé et le dessus du panier de crabes. Si cette pratique se résumait à quelques sites, on en rirait, mais justement, le volume des publications mises sur le marché du commerce comme de la gratuité a pris une telle ampleur qu’il annonce le développement de l’auto-édition et de l’édition payante en général, au détriment des éditeurs habilités à signer et faire signer un contrat en bonne et due forme. Car le contenu de ce contrat fait partie de l’intimité de la chaîne du livre.

La gâterie faite à l’auteur en lui accordant le bénéfice du respect ne coûte rien à personne, d’autant qu’il n’est jamais insensible aux flatteries qui sont, par nature, gratuites et intentionnées. Par contre, l’impossibilité de contenir cette poussée d’écriture se heurte à la résistance des acteurs de la chaîne du livre mise en place notamment par la loi Lang qu’on soutient à mon avis un peu légèrement. Si nous sommes sur le chemin d’une pratique libérale de l’économie, il est évident que le statut d’éditeur n’aura plus rien à voir avec la question du choix des auteurs ni avec celle des moyens de faire respecter un droit moral devenu parfaitement illusoire. Le choix sera exercé directement par les lecteurs et leurs maîtres à penser. Et on se permettra le digest et le portable sans risquer les foudres de l’auteur et de ses ayants droit. Voilà au moins deux domaines qui échapperont au contrôle des lois corporatistes et obsolètes. Mais ce n’est pas tout.

Le droit patrimonial, celui qui consiste à dire que tel livre est la propriété de son auteur au même titre que son automobile, fait l’objet d’une révision complète avec l’apparition des licences dites libres. Consulter à ce sujet les explications fort claires et instructives du site Commons Creative. La vision restrictive et contraignante du droit patrimonial est éclatée au point de permettre tous les cas de figure relatifs au droit de reproduction, à l’exploitation commerciale et à la modification de l’œuvre. Ajoutons que ces nouveaux usages sont d’obédience planétaire et capables de contraindre une nation au corporatisme si elle prétend contrer l’affluence libertaire par un courant de privilèges et de recommandations. Un auteur, un libraire. C’est exactement ce qui se passe. L’auteur fait fi de la pratique du tiers, constante de l’édition, et publie librement, diffuse, communique, s’emploie à sa reconnaissance par un public qui en veut. Et pour couronner cet empire tant redouté par les corporations, ses œuvres sont distribuées et éventuellement rémunérées. Nous revenons aux pratiques anciennes où l’auteur écrivait et où le libraire se chargeait d’imprimer, de colporter et de gérer comptablement. La chaîne du livre n’est qu’un incident historique. Gageons que sous peu, on lui reprochera d’avoir, dès l’après-deuxième guerre, détruit l’esprit créatif, réduit les créateurs à la mendicité et les petits éditeurs, qui sont en réalité des libraires d’un genre retrouvé et rénové à la faveur des technologies et du cyberespace.

Je ne me réjouis pas de la mort prochaine des libraires de France, mais je n’irai pas pleurer sur leur tombe. Ils ont, en leur temps, éliminé la véritable librairie. Leur tour est venu de manger les pissenlits par la racine. Des métiers disparaissent, d’autres se créent. Et c’est sans illusion qu’il faut accepter les faits, car rien ne change jamais dans le bon sens qui serait celui d’une pratique constante et géniale du bien littéraire et artistique. Mais l’avantage évident de ce nouveau système est qu’il permet aux écrivains et aux vrais libraires de revenir, peut-être pas au premier plan, mais pas loin de l’endroit où se passe l’existence moderne. Vous prétendez au contraire que la chaîne du livre assure l’existence de la petite édition. C’est faux. Elle contribue nettement à son interdiction, à son existence naguère presque clandestine. Bien sûr, il y a beaucoup de médiocrité sur l’Internet et dans les foyers où brille l’écriture, mais combien de bons livres figurent à vos catalogues ? En réalité, vous êtes animés par l’esprit conservateur de ceux qui prohibèrent l’automobile et le téléphone plus de cinquante ans après que ces objets de culte aient été démocratisés ailleurs. Vous avez conçu l’informatique comme une menace pour l’emploi et la liberté d’expression comme la résultante d’un certain sens de la censure. Mais les temps modernes, vous ne l’avez pas encore compris, sont à la philosophie, et non pas à la religion qui vous rend nostalgiques et même menaçants. Pensez-vous un instant que le temps des philosophes s’achève avec votre nostalgie appliquée ? Regardez la réalité, pratiquez ses usages en constant codage. Vous ne résisterez pas longtemps à cette surpression de l’esprit au travail de la réalité. Il n’est pas venu le temps où vous pourrez compter sur les forces de l’Ordre pour vous refaire une existence apostolique. Vous avez un genou à terre, mais certains d’entre vous ont déjà pris la tangente, comme en 40. Du coup, l’idée de la disparition du livre au profit du fichier numérique est aussi évidente que celle de la disparition du disque au profit du mp3. Mais c’est un autre débat auquel je vous convie dans ces pages mêmes, prochainement.

Patrick CINTAS.


[1] Résultat : on pilonne 80% de ce qu’on imprime.

[2] Autre bricolage de la Chaîne du livre : Calibres, distributeur des petits éditeurs financé par les gros qui sont responsables de toutes les destruction.

[3] Et un Conseil du livre, un ! « qui démarre sur ce constat : le monde de l’édition français n’a pas encore plongé dans la sphère numérique, contrairement au disque ou au cinéma. Un retard qui pourrait présenter des AVANTAGES, tant les GARDE-FOUS à mettre en place sont nombreux. D’abord pour éviter que le livre ne disparaisse. Mais aussi pour que le livre numérique puisse avoir une identité qui ne se confonde pas avec d’autres produits consultable en ligne... promotion d’une offre LEGALEMENT attractive, etc. » Extrait de Télérama, le magazine des « lettrés », enfin : des nouveaux « lettrés ». Patino écrit partout ! Mais pourquoi confier une pareille enquête à un rond-de-cuir incompétent par-dessus le marché ! La ministre de la culture est-elle compétente d’ailleurs ? Non, bien sûr. Un retard de quinze ans sur le monde peut-il représenter un avantage ? Mais vous êtes tellement habitués aux... avantages, n’est-ce pas ? Et aux lois régaliennes. Fire the Bastards !

[4] Commission d’Autorisation de Mise sur le Marché du Livre… Ils sont partout !

[4] Commission d’Autorisation de Mise sur le Marché du Livre… Ils sont partout !

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -