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De mon étrangeté, ma raison d'être
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 Article publié le 11 juillet 2008.

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De mon étrangeté, ma raison d’être

 

I- De l’intime

 

Avant de naître, j’étais déjà autre. Cela a dû commencer comme ça, je crois bien. Mais comment en être sûr ? À cause de toutes ces voix que j’entendais du fond de ma cachette. Par malheur, elles minaient tous mes monologues intérieurs. Elles se lançaient des ordres, des prières ; certaines invectivaient d’autres qu’elles faisaient taire, à jamais. Je m’habituais à quelques-unes. Et puis, plus rien. Il ne fallait pas s’habituer. Elles parlaient entre elles en s’égalisant. Tout à coup, l’orage. Avant de naître, il y eut souvent de l’orage. Des voix qui semblaient m’interdire toute sortie. J’eus de la culpabilité, déjà. Je songeais à désenfler ce ventre qui accusait ma mère. Avant de naître, je cherchai à disparaître. Mais ces voix qui revenaient inlassablement. Pas de doute. Elles cherchaient ma mort. Ces voix cherchaient mon silence. Elles me tuaient pour faire naître en moi le silence. J’étais mort, avant de naître. Il valut mieux pour tout le monde que les choses fussent ainsi. Car si je naissais, c’est pour toute la vie.

Puis, des rafales de vent, peut-être. Les bourdonnements parasitaires, des grondements peut-être. Voilà une race de bruits que je ne connaissais pas encore. J’entendais des sons, du mieux que je m’exerçais. Plus tard, j’aurai une oreille, me suis-je dit. J’entendis des visages qui avaient des sons ; des sifflements de balles qui avaient des visages. Les grincements de portes me faisaient frémir. Dans ma maison du dehors, celle qui devait m’accueillir, il y eut comme un désaveu, un reniement. J’en tremble encore des portes qui claquent ; si violemment que leur bruit est silence. Bientôt, je naîtrai au seuil de ces portes-là qui baillent à longueur de journée. Comme si elles avaient sommeil mais qu’elles sont mises en alerte permanente. Mais qu’on pénètre sans cesse. Notre intimité est un continuum de bruits confus, diffus et touffus. Chez nous, il n’y eut que des boulevards. Des béances. Ma maison est un boulevard, avec ses trottoirs, ses arrêts de bus, ses marchés à la criée. J’efface. Ma maison est un champ de ruines. Je naîtrai au cimetière. Je naîtrai aux seuils des portes qui ont un regret à formuler. Une requête. Hélas ; ma maison est un tribunal de l’injustice. Une cour martiale. Le ventre qui me porta me parut temple au-dedans quand il n’était que caravansérail au-dehors. Viennent s’y boire tous les mauvais vins. Tant pis, je vais donc naître à la page de doléances. Recueillement. Recueillir leur cri. Par jalousie, mes portes regrettent les portes de prisons. Qui ne sont pas aimables mais qui ont la paix. Qui ne s’ouvrent qu’au verdict. Dans mon antre, je me suis fait une place comme j’ai pu. Le territoire de ma mère ne devait pas être si vaste : une masure. Une tente de fortune, comme en attente de quelque chose qu’elle n’aurait pu définir à l’avance. Une tente de sursis. J’ai bien ri et j’ai eu espoir : je naîtrai de mon confinement. Je naîtrai de sa respiration. Ma mère me porte mais ne se penche pas sur moi. Elle ne m’écoute pas. Elle n’a pas le temps de m’aimer. Peut-être ne lui a-t-on jamais donné le temps de montrer qu’elle en était capable ? Alors, souvent, je doute. Avant de naître, j’ai douté. Je sens sa respiration qui ne se conjugue pas à la mienne. Ma mère respire faux. Ma mère doit respirer à bout de souffle. Je naîtrai de cette perte. Je naîtrai de son essoufflement. Je serai une fausse note puisque je n’aurai pas assez de souffle moi-même pour pousser ma chanson. Je naîtrai d’un manque. Je mourrai quand je naîtrai.

Je m’exerçais aux saisons, au rythme de la nuit, du jour. Avant de naître, ma mère ne m’a pas emmené entendre le chant des oiseaux. Elle ne m’a pas fait entendre la caresse du chardonneret. Le vol des perdrix. Alors, j’entends des hurlements de loups. Ma mère était la forêt des contes cruels. J’entends des paroles ficelées, comme des paquets à expédier. Fermés. Hermétiquement. Je tends un peu plus l’oreille et un colis de nerfs m’arrive mêlé à des bruits de bottes. Au pas cadencé. Avant de naître, je reconnus le bruit des bottes. Plus je me blottissais, plus je disparaissais. De mon manque, je naîtrai donc toujours en déperdition ! Je naîtrai en m’excusant. Je naîtrai étranger. Cet étranger perdu pour les autres. Je naîtrai digne d’être perdu aux autres. Pour faire bonne figure avec ce qu’on m’a présenté comme « mon délit de sale gueule ». Cela doit être ça.

Comme une poussée de mon souvenir. Comme une attaque. Je m’apprête à naître par surprise. Je naîtrai au monde comme un voleur et lui volerai sans déplaisir sa première lueur du jour.

Je suis venu brusquement. À 6 heures du matin. Je suis venu myope à force de m’esquinter la visière, à l’affût de ce qu’il adviendra. Je suis né à l’heure où l’on risque de me surprendre. Ratissage. Haut-parleurs. Musique militaire. À la blouse blanche des infirmières accoucheuses, on m’a réservé celle du vert kaki. Je suis né incolore et sans timbre. L’obscurité m’a comprimé les cris ; je suis né dans le silence. Mon premier silence devant les maîtres de ma tanière et de mon espace. Je suis passé de l’espoir à l’obscurité ; à l’aveuglement des projecteurs. Ma première photo fut celle qu’on m’a arrachée. Qu’on pouvait placarder dans les garnisons. J’entendis « Chuuuut ! Ils arrivent. ». Je dois être né au milieu d’une perquisition. Je suis né au milieu d’un ordre qui mit tout en désordre dans mes rêves. Je suis sûrement né sous la menace. C’est ça. Naître constitue donc une menace. Mourir, peut-être bien plus une délivrance ? Vivre alors, ce sera l’enfer.

Car la menace va grandir, se dilater, se gonfler, m’entourer, m’enserrer, m’étouffer et s’occuper de mon étrangeté.

Avant de naître, je souffrais déjà comme autre. Maintenant que je suis là, me voilà officiellement intronisé : étranger.

Désormais, ce sera mon passeport. Ma première identité est un ticket de rationnement. Mon premier nom : indigène. J’en eus bien d’autres. Indigestes, assurément pour vous. Lequel voulez-vous ? Passons. Et puis, trouvez m’en encore d’autres. Vous en êtes bien capable. Vous êtes le maître. La liste est ouverte. Je suis né transparent. Mon étrangeté ne tarit pas de noms. Et puis, un nom, c’est commode et puis ça empêche de penser. Je suis né nom pour m’empêcher de n’être jamais une pensée, une idée. Un chien, tenez donc, ça a un nom - qu’on lui a donné et qu’il fut bien aise de recevoir- mais ça n’a pas d’idée. Les noms de l’étranger sont des noms de chiens. Les noms de l’étranger ont des particules certes mais des particules d’étrangers : fils de p... ; tronc de figuier. Ratons qu’on n’a guère ratés. Des noms qui sont longs à l’état civil, alors il sont lâchés dans la nature et rotent bien souvent : bougnoule, singe, bamboula. Et puis maintenant, on est allé à l’école, on est devenu sophistiqué : Black, Beur, Robeu, Renoi. Ce que la langue permet de ces bouleversements-là ! Mais, l’étranger n’est pas racheté par les mots. Les noms de l’Étranger couchent dehors, comme lui, avec lui. Ils sont dans les bas-fonds, dans les mines, dans les 3e sous-sol. Et quand ils sortent, c’est pour s’imprimer en toutes lettres sur les murs, le longs des voies ferrées, dans les couloirs de métros, dans les toilettes publiques, dans les commissariats, dans les demandes d’emploi à l’Agence Nationale Pour l’Emploi.

Il arrive quelquefois à l’étranger de fuir son étrangeté. Quelquefois, il a de l’argent et de la gloire. Il entre sur un terrain de foot comme le dieu de l’Olympe. Il crâne et peut-être est-il souvent envié. Erreur, on n’envie pas sa peau d’étranger. On envie son argent. Il arrive qu’il suffise d’une seconde, la belle illusion s’envole. Tout le stade ne scandera pas son nom mais le renverra à son animalité. Je vous ai dit : l’étranger est un chien, un singe, un melon,...tous ces objets de la bonne nature primitive. Bref, il redevient étranger. Bref, il redevient L’étranger.

Avant de naître, j’ai été trahi. Le ciel sous lequel je vis le jour ne me reconnaît pas. Les plages ne me reconnaissent pas, les lieux publics ne me connaissent pas le droit d’être du public, les gares, les aéroports, les guichets de banques, les boutiques, les magasins reculent d’un pas à mon arrivée. Les jardins des villes, à ma vue, prennent leur beauté et s’en vont. Je suis au bord de la route, je simule une panne. Je fais du stop ; je suis un sadique violeur de petite fille. Je suis séduit par telle femme ; je le suis nécessairement à partir du bas. Je souris ; ce ne sont pas des dents innocentes qu’on voit mais des crocs. Je vous ai déjà dit que je suis un chien. D’aucuns me verraient bien, non point de ces chiens gentils, ces petits adorables chiens de poche qui répondent au doux noms d’humains avec quelques voyelles mélodieuses mais un chien morveux, rachitique, maladif, chien battu aux yeux d’éternel vaincu. L’étranger est le chien de la SPA, celui laissé au bord des routes. Le chien qui n’a jamais droit aux vacances. L’étranger a sa niche au centre de rétention pour étrangers. L’étranger est un chien dont l’entrée des discothèques lui est formellement interdite puisque les chiens ne dansent pas. L’étranger n’a pas de lieu, pas de nom, pas d’avenir. Il est l’ennemi de l’ordre puisque sa vie, avant d’être né il le savait déjà, est une aberration. Une excroissance de l’harmonie. L’étranger est un être disharmonieux. Dangereusement disharmonieux. Il rompt tous les équilibres anciens. Il menace ceux présents et ceux à venir.

On m’a mis à l’école, un jour pour retenir. Le savoir. Allez donc savoir ! J’ai retenu le maître que l’on a appelé « Front de taxi » parce qu’il lui arrivait de cogner. C’est donc un bon instituteur qui savait se faire respecter. Il avait une particule lui aussi, « Front de taxi ». Mais, c’est une particule positive. Elle prépare le terrain à son nom. Elle ouvre la voie royale. Il est Français. Cela doit suffire, non ? Français ? Rendez-vous compte de l’événement inouï. Bon, il fait partie de la famille des vainqueurs, qui sont vaincus depuis et qui revient sur les lieux du crime ancien en faisant semblant de n’être ni vainqueur ni sûrement vaincu. Il ne s’occupera pas de politique, clamera-t-il comme une victoire sur les systèmes de police politique. Il est coopérant. Quel drôle de nom ! Coopérant. Quoique je n’aie jamais su ce que cela cachait de bien étrange, j’ai voulu malgré tout coopérer. Un coopérant coopère. C’est que de colonisé, il a fait de moi un coopéré. Participe passé substantivé mais pas passé. Cela a duré quelque temps. Comme cela change et que j’y perds un peu mon français ! Pour coopérer, apparemment rien de plus simple, il faut faire des phrases qui commencent avec un sujet, qui doivent avoir un verbe et qui finissent (c’est très important) comme ça avec un objet, un complément.

Alors, j’ai coopéré péniblement jusqu’au verbe. Encore que le sujet me donnât du fil à retordre. Dire « je », moi ? Mais c’était plus qu’il m’en fallait. Je n’ai pu aller plus loin. Pourquoi m’en demander davantage ? C’est au-dessus de mes forces. Mon coopérant d’instituteur a bien continué un peu à coopérer jusqu’au jour où il menaça de rompre notre coopération. À moins que j’explique, suggéra-t-il. Ah ! Expliquer ! Monsieur « Front de taxi », vous qui n’avez aujourd’hui plus loisir de coopérer, je vous le dis enfin mon secret jalousement gardé : J’étais bien embarrassé par la présence du Complément d’Objet Direct puisqu’à mon grand dépit ma vie n’avait ni complément ni même un objet qui pût se signaler par les deux instruments que vous nommez « direct ou indirect ». Il y avait bien depuis le charter de reconduite à la frontière « direct Alger ou Bamako ». Mais cela, c’était depuis. J’ai appris ma leçon par un cœur ardent, mon très cher maître, en y mettant comme il se doit les lettres capitales et tout, et tout. Vous auriez dû être un tantinet ignorant pour comprendre de suite. Pourtant, j’étais suspendu à vos lèvres. Pourtant, je haïssais l’école que j’aimais. Pourtant...

Vous étiez, monsieur, l’Étranger, une fois n’est pas coutume. Je vous aurais ainsi passé le témoin sans en soupçonner les retombées sur ma vie, après vous. Vous étiez mon seul étranger tandis qu’à présent je suis l’étranger de tous. Vous pouviez même vous payer le luxe, vous, de revendiquer ce statut d’étranger puisque tant qu’à faire, pour être étranger, autant être un étranger reconnu. Vous aviez une existence d’étranger. Vous étiez l’étranger qu’on a célébré ; je suis l’étranger qu’on a abhorré. Car un étranger, ça se voit à sa « gueule » qui commence toujours par un délit. Je suis l’étranger de la non existence. Plus tard, je vins dans votre pays qui devint le mien. Le vôtre, le mien. On s’y perdrait. Pas tout le monde. Certains me le firent savoir assez souvent. Je suis étranger citoyen, un citoyen étranger, un étrange citoyen, bref, vous voyez qu’il faudrait presque devenir juriste. Je suis un citoyen étrange pour qui l’on demande dans son pays de quel pays il est. À son indignation, on consentira à rectifier un peu  : « pardon, de quelle banlieue » Ah ! Mais, juriste, l’étranger l’est de nature, lui qui écume les affaires louches, lui qui a appris sa première leçon de droit au commissariat du quartier, lui qui hante les couloirs de la justice. Ceux des pauvres, des ratés, des pas-de-chance, des pas-futés d’avoir un nom qui sonne bien...

Avant de naître, je sus bien assez tôt qu’il faudra que j’aille au fond de tous les pays, au fond de ce pays, que je fouetterai, que j’obligerai à me regarder en face, que je fuirai, auquel je reviendrai et alors je nourrirai ce feu qui brûlera tous les faussaires, tous les faux noms ; qui me brûlera. Je naîtrai de mes brûlures.

Avant de naître, on m’avait pourtant assuré que je vous rencontrerai sur mon chemin. Vous m’avez ouvert des voies, des autoroutes, des voyages aériens. Mais depuis, maître coopérant, on me coupa les ailes. Pourtant, avant de naître, j’ai longtemps voyagé en vertu de notre coopération à venir. Celle-ci n’a été ratifiée par aucun traité officiel. Elle n’a été pensée par aucun obscur fonctionnaire ministériel ; aucun accord bilatéral ne l’a servie au dessert d’un banquet diplomatique. Aucun journal n’avait consenti à la voir émerger, à l’accompagner, la voir mûrir, patiner et de nouveau recommencer. Personne n’aurait cette patience-là ; les journalistes sont des gens pressés, monsieur. Et puis peut-être que ce moment-là a été si rapide qu’il a pris tout le monde de court. Mon histoire a été écrite d’avance par des gens qui n’ont pas le temps, qui sont pressés, qui sont journalistes à sensation. Mon histoire est une suite de faits divers. Je suis étranger, je suis le Divers non divertissant. Mon histoire n’est pas drôle, c’est une histoire de couloirs étroits d’aéroports qui mènent tous chez le douanier, chez le policier, chez le maton. Pour ma vie, on a engagé des experts pour en concevoir et en programmer le parcours fléché. Vers le centre de rétention. Vers la prison. Vers la bavure. Vers l’anéantissement. On n’a pas de questions pour moi. Jamais mais toujours des accusations. Mon interrogatoire est facile, appris par cœur ; il est rôdé. On n’a pas besoin d’heures supplémentaires pour se pencher sur mon dossier. Il est connu d’avance, il sert de préalable à tout. Il est recyclable et ne se démode pas. Suis-je un « sujet » de dissertation pour futur policier, agent pénitentiaire, veilleur de nuit, concierge que celui-ci est assuré d’avance d’obtenir la note d’excellence. Chacun a une idée intime sur moi. Chacun peut sortir partout et à tout moment une phrase qui me fige pour toujours. Chacun me connaît et me déréalise tous les jours. Chacun est convaincu que je suis menteur, fainéant et profiteur du système. Le système abuse de moi et ne voit rien d’autre que de proclamer péremptoirement que j’abuse de lui. Mon nom est un écart entre le concevable et l’inconcevable ; le convenable et l’inconvenant ; quelque part entre l’injustice et la rumination permanente de son exécution, vertigineuse, tranchante. On me déréalise tous les jours et chacun de s’étonner candidement que de cette déréalisation ose naître ma révolte. Je ne peux me présenter moi-même puisque tout le monde peut parler de moi, devant moi, mieux que moi. Tenez pour ma défense, il faudra encore que je reste invisible. Mon visage sera raturé, brouillé pour l’empêcher d’apparaître pour ce qu’il est lié à la manifestation de sa monstruosité. Je suis un animal auquel on barrera la route de la cité. Un animal qu’on préfère empêcher de penser et qu’on oriente vers le diss humide de sa litière. Que voulez-vous, mon cas est semblable à celui de tous les étrangers ; je suis démasqué sans jamais avoir porté de masque. Étranger est un métier qu’on ne quitte pas si facilement. On fait quelquefois semblant d’en changer, de prendre un autre état, celui de la dissimulation aussi bien. Dissimuler est encore une nouvelle manière de toujours montrer, tout montrer. Alors, on revient un beau jour sans s’en rendre compte, à ce que l’on sait faire le mieux : être étranger.

 

ÊTRE ÉTRANGER me colle à la peau. Rien à faire et je fais tout. Mes habits sont autant de stigmates. Qui exhalent un parfum replet sur ma peau tannée par le marteau piqueur. Au loin de ma courte nuit, j’entends encore creuser dans mes oreilles, dans mes chairs. Ma musique n’a pas de prélude et entonne d’emblée tous ses timbres hauts. Ma musique démarre toujours en trombe. Elle est haut perchée, m’étrangle et suspend mes larmes, pressure les cris que je ne pousserai pas. Ma musique est une sommation. Mon petit réveil matin à remontoir manuel, une détonation. Être étranger, c’est vivre au milieu des détonations de toutes sortes. Mes enfants, une rafale : je ne les compte plus et je compte de moins en moins pour eux. Aux petits matins des laitiers, je tousse mon ordonnance médicale sur une armée de Gauloises sans filtre. Mes doigts ont jauni au bout, tout comme mes dents. Mes vêtements ne savent pas parler au docteur. Et le docteur aura bien assez pour me tâter un jour en me disant « On a mal où ? » Alors mes vêtements baisseront la tête. Alors, le bon missiou le docteur ne se sentira plus coupable de m’ouvrir la bouche et d’examiner ma dentition. En ma qualité d’étranger, j’ai vu faire aux moutons, aux ânes, aux vaches là-bas loin au marché dominical qui se tient le vendredi, au bled. Mes habits ont presque reçu sur l’épaule un gros tampon « Bon pour le chantier » après un détour chez le pharmacien. Comme c’est drôle, moi qui reçois souvent des tapes à l’épaule. Quelle honte ! Mes habits ont eu peur d’avoir osé aller chez missiou le docteur. Les voilà à présent, mes habits, tels des épouvantails, qui n’habillent qu’eux-mêmes. Mes habits dorment avec moi sans souper ou alors juste du bout de la sardine à l’huile. Mes habits n’ont aucune diététique et n’ont pas le luxe de l’icoulougy. Ils grignotent des pois chiches, mangent leur gamelle même au soir venu, des bananes planquées là-haut dans les valises d’après guerre. Ils chiquent et cela leur fait une colline sur la lèvre supérieure. Mes habits sont une colline qui se mue en crachat rocailleux, sans excuse. Mes habits rutilent et affichent des couleurs surannées, qu’il faut aller extraire du fond des images anciennes. Mes habits sont accompagnés de rires étouffés, à mon passage. Mes habits s’essuient sur la paillasse en roseau et sont presque contents de provoquer une réaction. Quoiqu’ils n’ont pas de tenue, pas de style ; insipides ils sont. Quand les autres ont la chance d’avoir le cafard, j’eus bien souvent des cafards qui tournent autour de mon huile d’olive d’origine contrôlée. Mes habits s’habituent à tout ; ils ont connu le dur maquis. Ouvriers le jour, mes habits se couchent en ouvriers le soir. Sans rêves. À la sauvette, pour ne pas déranger. Quand vient le repos du dimanche, ils s’accoudent au comptoir de « Chez Momo » et grignotent des pistaches en raclant des verbiages sur le tiercé de Longchamp. Viendra juste après, le dernier carnage de la Nationale 7 qu’on a dit au journal Le Prosien. Moi, étranger, j’affectionne les Soldes 9.99f et collectionne volontiers les sacs Tati. Moi, étranger, je voyage en Tati troisième classe et tous mes voyages sont comme en série. Mes habits sont des tics nerveux qui m’arrivent au visage en brouhaha. Ils ne savent jamais où se mettre et c’est contraint et forcé qu’ils me traînent aux bistrots d’Aubervilliers. Mes habits sentent le foyer SONACOTRA. Mes habits sont trop amples pour mes sept mètres carrés. Mes habits ne parlent pas français ; pas même le verlan avec des casquettes vissées à l’envers pour ne pas être à l’endroit. Mes habits parlent le sabir, le pidgin, peut-être même parlent-ils le fauve empuanti, mal dépoussiéré, rasé au bic jetable. Visage ravagé qui se fige en appel au secours. Mes sept mètres carrés au foyer sont eux aussi, jetables. Mes bananes, mon paletot, mes couvertures demeurées dans leur plastique comme aux automobiles neuves, mes pulls col roulé sous mes gandouras sont jetables, à jeter. Mes habits sont quelquefois jetés à la Seine. Moi avec. Quand je mourrai, je serai purifié par le mélange fangeux des huiles moteur expulsées par les bateliers de Conflans ; tambouriné par des vieux frigos, acclamé par les rires de tous les touristes à bateaux-mouches. Les cris de mes habits seront étouffés par les klaxons des automobiles. Tant pis. Mes habits se mêleront aux heures de pointe et leur disputeront leur part de nerfs.

Quand je naîtrai, je serai pollué. Quand je naîtrai, le dimanche des sans-but, je saurai taper des dominos sur la table bancale de « Chez Momo ». Je saurais organiser la cohue de tous les bruits de ma semaine, de ma nuit, de mon enfance. Avec mon bleu de chez Renault, je jure n’être chômeur que le dimanche. Je jure que j’ai ma carte. Quand je naîtrai, j’aurai ma carte du grand parti qui me ressemble. J’aurai ma carte du parti communiste. Avant de naître, j’avais déjà ma carte. Mes habits se remarqueraient à cent lieux et pourraient bien m’emmener tout droit à l’expulsion. Je naîtrai sous la rumeur des revendications salariales. Quand je naîtrai, je serai un slogan : je serai Les Droits de l’Homme. Quand je naîtrai, je serai pris à parti. Quand je naîtrai je prendrai mon parti.

 

 

MAIS IL ÉTAIT DÉJÀ SOURD ET IMPÉNÉTRABLE. Au fond d’une cave désaffectée, pourquoi chercher à voir ? Fermer les yeux et psalmodier. Il y eut une lueur de pile électrique circulaire qui dévisagea son trésor factice. Tout ce fatras. À vendre, refourguer sa camelote, ses chaînes stéréos, ses autoradios lasers, ses faux parfums de chez Dior, ses fausses ROLEX, ses cds/dvd piratés. Tout. Au plus vite. Se débarrasser de tout. Liquidation totale, avant fermeture définitive. Fermer son magasin d’accessoires terrestres. Se fermer à cette vie. Dire « stop » à l’insanité, la félonie, l’infamie du pécheur. Se débarrasser de son ancienne peau d’étranger. Être lavé de tout pour honorer sa nouvelle foi. Il se souvint de ce taxieur qui le conduisit à l’aéroport ; un de ces hommes à la chique proéminente (une armée de chiqueurs demeurée insoupçonnée ici-bas) qui arborait outre sa barbe teinte au henné sa petite palme parfumée. De ces minuscules arbres de bonheur suspendus au-dessous du rétro intérieur, qui exhalaient l’odeur de son prophète par des versets choisis. Se mirer en Lui le guide Suprême qui jadis et pour toujours traça toutes les Routes pour les jeter, repentantes et suppliantes, au seuil de son palais éternel. Un jour qu’il fit ce voyage en terre d’Orient, il confondit tous les horizons. Ressembler aux autres. Tel fut son obsession. Être comme eux. Comme tout le monde enfin. Être d’ici. Participer de cette terre. Ah si seulement cela ne tenait qu’au fait de se baisser et mêler son baiser à la chaleur brûlante de ce lieu du retour ! Cette terre qu’il n’a jamais foulée ; qui ne le vit pas naître et qu’il voudrait sienne jusqu’au bout de son rêve insensé. Visage morose. Non pas qu’il ait vraiment beaucoup vieilli. Qu’il ait trop attendu. Juste cette cicatrice aux flancs, cet estomac noué, ces rides qui entreprirent de creuser vite les sillons de son exil. Il revint ici pour naître depuis ses origines. On le happa vite vers des retraites sombres quand il aspira aux hauteurs lumineuses de la rédemption. On voulut le guider. Qui eût affirmé qu’il s’attendait à une armée de Guides clandestins ? Lui suppliait ne vouloir qu’un seul Guide. Un Guide Unique. Celui fait de cette substance infinie qui ne se nourrit que d’elle-même. Qui n’a nul besoin de commis pour le justifier. Il voulut un Dieu sans justification, sans relais, sans anti-chambres, sans marchandises d’arrière-boutique. Il fut tout d’abord choqué puis indigné puis révolté. Puis anéanti dans ses certitudes importées des pays impies. Qu’on lui dit. Alors, on l’appela de son nom. On l’appela frère. On lui désapprit cette langue impie qu’il traîne sur les lèvres. Revenir à sa langue originelle. On le plaça au centre du couscous fraternel qui fit se toucher les doigts au fond des grains à chapelet, se reconnaître de la même chair. De la barbe qu’on lui proposa, son visage se multiplia, épousa tous les autres visages. Du désir d’être regardé au moins une fois, il gagna celui encore plus innommable de voir ce même visage, naguère censuré, se démultiplier autour de lui. Tous les visages alentour lui offraient chacun une partie d’eux-mêmes tandis que le sien les nourrissait tous. Il fallut voir son empressement quand il se dévêtit de son pantalon-survêt’ dont le bout ourlé se callait dans la chaussette blanche. À hauteur de genou. Se déchausser de ses Nike air ! A-t-il encore besoin de courir ? A-t-il encore cette peur au ventre qu’on le poursuive, qu’on le rattrape ? La même djellaba que celle du premier homme le sédentarisera. Désormais, sa vie aura une assise. Solide. Citadine. Respectable. On l’appela frère. Pouvait-il résister, lui qui n’eut d’existence que celle des procès verbaux de police municipale ? Il vola bien quelque mobylette, grogna quelque insulte, hanta quelque cage d’ascenseur. Là-bas. Il lui arriva même de descendre en ville, se mêler aux manifs étudiantes, casseur des vitrines du centre. Lui la périphérie vient au Centre. Il y apporte souvent effraction, ébranlement des lignes de partage.

Désormais, il sera au Centre. Le Vrai. Le Cercle où le frère est frère du frère du frère. Une communauté fraternelle. Douterait-on ? Des petits arbres en papier parfumé, suspendus au-dessous du rétroviseur intérieur. Des senteurs de paradis bleu diluées dans le Livre.

Comment au juste a-t-il eu affaire pour la première fois avec le Frère-en-Chef ? Il entendit bien parler de l’Émir. Sans l’avoir jamais vu. L’autre lui souritenl’appelant frère. De ce sourire doux, il en fit un sermon. Le devoir l’appela et il répondit à son tour « mon frère ». Puis, le voilà loin de sa terre natale. Il s’entraîna avec dévotion et pria à chaque pause. On lui demanda d’apprendre vite à soumettre sa foi céleste à l’épreuve des exercices très terrestres. Dieu est grand et les dessins de son Émir sont impénétrables.

D’étranger, le voilà nourri que de sa propre haine, imbécile, aveugle, irréfragable. De la beauté de l’étranger, il en fit un linceul immaculé ; une toile dont le sang des autres, (tous ces inconnus, ces étrangers, ces impies  !) en constitue la matière première.

Ce soir-là, au fond de sa gandoura, un minuscule papier : un prénom de Frère Organisateur de Basses Besognes suivi d’un numéro de téléphone. Il faut tout liquider. Les autoradios, les lasers, les parfums, les montres ROLEX. Liquider. Liquider. Liquider. Ne faire que ça.

Ce soir-là, une cabine téléphonique. Le prénom du Frère et le numéro de téléphone : 01 4.......

C’est Écrit : Liquider, liquider. Tout doit disparaître. Les faux parfums. Fausses ROLEX. VRAIS CADAVRES.

Liquider, liquider...tout doit disparaître !

 

 

 TANDIS QUE JE RENCONTRAIS SON REGARD. Qui resta de ciel. C’était une après-midi de flânerie aux Halles parisiennes, sur une plage du sud, dans un train d’été. Je ne sais plus. C’était peut-être ailleurs. Je ne sais pas. Depuis, j’aime l’été qui me brûle la peau. J’aime l’été qui se mêle à ma vie, aux rues paresseuses qui ont baissé la garde, qui font la sieste. J’avais la peau brûlée. « Non dorée » avait-elle rectifié. Elle m’avait souri parce que l’été m’a habillé de ce hale qui vous fait oublier l’étranger. J’avais bien protesté, pour la forme. Déjà cette promesse.

Elle a passé son chemin et m’a assuré qu’elle me voyait, me verrait. Moi, je l’ai vue et je me suis souvenu d’elle. Plus tard, ces yeux m’ont avoué qu’elle a toujours été là, qui attendait, qui attendait que je me souvienne d’elle. Alors je marchais à mon tour, au hasard. Sa rencontre fut un hasard et je voulus remercier ce hasard. Les arbres qui me tendaient leur ombre participaient d’elle. Je souriais aux arbres, je me frottais à eux pour y quêter sa marque, jusqu’à y mêler mon sang. Sceller un pacte. Tout me parut soudain beau et tout ne demandait qu’à se couler dans cette beauté. La beauté naissait de cet instant-là qui ne ressemblerait jamais à aucun autre. La beauté mourra à son passage et ressuscitera avec elle. Alors je marche toujours devant. Poussé par je ne sais quel irrésistible besoin de la chercher, de la trouver dans toutes les femmes que j’ai connues, celles qui passaient à ce moment-là. À peine vue, je la trahis. J’eus l’impression que toutes savaient ce que je savais. Je me souviens qu’un ballon d’enfant rebondit brusquement dans ma direction. Je le saisis au vol. Avec assurance, avec légèreté. Au moment où je le tendis à l’enfant qui le réclamait, je compris que je le faisais en son nom à elle. Alors je souriais en continuant mon chemin. Je souriais à l’enfant, à elle. Un vieux monsieur n’eut pas même le temps d’ouvrir la bouche que j’accourrai pour lui faire traverser la chaussée. Il s’accommoda de ma main, abandonna la sienne avec confiance et on plaisanta. J’eus encore droit à de vifs remerciements « De nos jours, la galanterie se perd, etc. » Non, je n’étais guère perdu. Quelqu’un quelque part m’a trouvé. M’a reconnu, enfin.

Passèrent des semaines, peut-être des saisons entières. Il y eut bien des hivers froids qui m’ont assombri la peau. Mais j’étais là et je souriais toujours du sourire de mon été doré. C’était aux halles parisiennes, dans un train peut-être. Je ne sais plus. Le regard bleu ciel revint. Elle n’avait pas changé. Elle me faisait même l’effet de quelqu’un qui venait de s’absenter pour quelques minutes. Les saisons et les nuits passées à l’attendre étaient redevenues des minutes. Son absence est une poignée de minutes. Ma peau était brûlée de nouveau. Elle m’assura qu’elle était dorée. Je protestais, pour la forme. De nouveau. Si je m’attendais ! J’aurais pu me préparer, composer un poème pour fêter son retour, être drôle, l’inviter à marcher dans ma direction. Non. Je restais coi, étranger à mes propres émotions. Interdit. Elle me voyait, me verrait.

J’eus de la patience que j’ai puisée dans des livres, au fond des bibliothèques municipales. Je voulus l’apprendre, elle. Puisqu’elle me voyait et qu’elle me verrait. Il faudrait être prêt. Quand elle reviendra. J’appris son pays, ses manières, ses mœurs, sa culture. Je me plongeai dans son histoire pour y puiser l’idée. Je me préparais à entrer dans son univers. Puisqu’elle me voyait, qu’elle me verrait. Un jour, j’eus peur qu’elle me surprît avec mon autre peau, celle qui n’est pas brûlée, enfin comme elle dit dorée. Qu’elle revienne me voir quand ce n’est pas le moment, quand mes livres ne me seront d’aucune utilité. Quand elle aura toujours son regard ciel et moi ma sombre confusion. Les livres ne dorent pas la peau. Devrais-je changer de peau pour elle ? Peut-on avoir des peaux à profusion ? Comme ce serait drôle ! Mais cela n’est pas sérieux. Comment s’y prendrait-on ? Je ne suis qu’un étranger en son pays. Il me faut être cet étranger debout comme un alibi pour tous les autres étrangers qui m’ont précédé et qui n’ont pas eu accès à elle. Mais, alors faudrait-il que je les tue tous dans son souvenir pour qu’il ne restât plus que moi, absolument ? Ah ! comme elle me fera souffrir puisqu’elle me voyait, qu’elle me verrait. Pour la mériter, elle reviendra. Quand j’aurais tué tout ce qui me rattachât à l’étranger. Oui, elle reviendra mais elle reviendra pour cela. Pour me tuer. Mon amour devait donc naître de cette lutte, de ce corps à corps avec les miens.

Sur les hauteurs de la ville, aux confins de Montmartre, car je m’approche peu à peu de chez elle maintenant que j’ai appris dans les livres, peut-être aux Halles parisiennes finalement (je ne sais plus), elle m’a vu et m’a dit qu’elle me verrait toujours. Par bonheur, ma peau était dorée, à peine perturbée par des traînées de sang. Car je tuai pour elle mon enfance, mes voyages, mes fréquentations, mes sentiers et...mes gens. J’étais prêt et je pouvais parler car les livres m’ont appris.

Elle m’assura qu’elle me verra encore et qu’il ne tenait qu’à moi. Attendre encore. Au point où j’en étais. J’ai bien fait le vide autour de moi. Ne restent que ceux qui me rappellent les miens, que j’ai assassinés. Qui me demandent de retourner là-bas. Où ? L’enfer, puisqu’il ne me reste rien vers lequel je pusse retourner.

Il n’y avait plus qu’elle, désormais. Me ferait-elle enfin franchir le seuil de sa porte ? M’apprendrait-elle à l’aimer mieux que je ne l’aie fait puisqu’elle me voyait et qu’elle me verrait toujours  ?

J’avais la peau vieillie et le teint d’une mauvaise tisane. Et voilà qu’elle passa au bras d’un autre qui lui ressemblait. Leur ressemblance se conjuguait, s’amplifiait et se soudait comme un seul homme pour me signifier à jamais ma différence.

Elle ne me verra plus. Car autrement, il faudra que je tue ses rues, sa musique, son opéra, sa province, son peuple et....sa famille.

« Dommage, m’a-t-elle glissé à l’oreille : tu avais la peau doré ! »

 

 

II- Du Supplément raisonné sur l’étranger

 

Quand on est étranger c’est donc pour toute la vie. N’allez pas croire qu’un tel état soit facile à assumer. Cela exige un apprentissage, une méthode d’application, des études, des statistiques, des paradigmes et des courbes. Par exemple, rentrer dans une boutique quelconque et être capable de sentir au millième de seconde qu’on est étranger. Ce n’est pas là chose aisée pour un apprenti étranger. Il faut une approche méthodique, méditée, pesée au détail près. Vous regarde-t-on ? De quelle manière ? Arrête-t-on aussitôt de faire semblant d’être occupé à une quelconque tâche pour venir au-devant de vous ? Vous dit-on « Bienvenu » d’un regard franc et bonhomme ou entendez-vous dans le silence un « Sortez » gravement indigné alors que vous n’êtes pas encore entré ? Vous appelle-t-on « Monsieur » ou « Il veut quoi le jeune homme » ? C’est cela être étranger, savoir décoder. C’est cela être étranger, sortir toujours de partout sans y être jamais entré. Remarquez comment la boulangère distribue les pièces d’identité en même temps que le pain quotidien. Dieu, je suis presque sûr de ne pas bénéficier du même sourire (fût-il commercial car je tue en elle toute idée de commerce) que cette bonne tête bien de « chez elle », qui me précède. Qui, elle, a le droit d’exiger cela. Qui, elle, doit le trouver comme par nature dans toutes les boulangeries de ce pays et incluez tant qu’à faire toutes les bonneteries. Qui, elle, a droit à la plaisanterie dominicale. Qui, elle, est un prolongement. Qui, elle, se lie au pain et à la boulangère par le lien du blé de cette terre, de cette sueur, de cette saveur dont l’étranger sera toujours exclu. Je partis bien des fois de ma résolution de savoir comment se pétrit le pain, se lève la pâte, se distribue le froment de la vie. Mais hélas ! me voilà exténué d’avoir fait le tour de cette ville que je tente de faire mienne. J’ai même parcouru tout le pays dans ses moindres recoins. Tout ce que j’ai pu faire est d’entériner l’étranger en moi. L’y voir étalé sur tous les panneaux routiers, sur tous les chemins de promenades que j’osais emprunter. Ce n’est donc pas eux qui sont étrangers à moi mais bien moi qui leur est irrémédiablement étranger. Les fleuves, quand ils sont à tout le monde, semblent me murmurer qu’ils sont à quelqu’un qui peut me surprendre à tout instant et me disqualifier au nom, au vu de mon étrangeté. C’est que j’y ai peut-être enseveli quelque crime. Le valider comme un billet de train. Cela doit être dans mes gênes. De quoi est-ce qu’elles sont faites les vôtres ? Dites-moi un peu. C’est mon comportement ? L’étranger a perdu l’usage de sa douceur, eût-on dit. Personne ne le lui demande cependant. Lui se trouve gentil, au fond de lui-même. Avez-vous été au fond de lui afin d’y rencontrer le commencement de cette gentillesse ? Avez-vous jamais souri à un animal qui devint humain en vertu de votre sourire ? À un étranger devenir la meilleure part de vous-même ? À l’usage, qui sait si vous ne le quitteriez pas à regret. L’étranger est effleuré depuis sa surface de sorte que, n’ayant jamais accompli le voyage de descendre en lui, personne ne peut raisonnablement affirmer qu’il le quittera à regret.

L’étranger est très susceptible, entend-on. Mais c’est que nous sommes encore chez l’apprenti étranger, qui s’offusque de tout, de tout le monde et de rien ; qui s’énerve tellement qu’il n’honore même pas son statut de victime. Il est aigri et ne laisse pas s’installer l’événement. Il est gauche dans ses accusations qu’il croit d’instinct devoir toujours exagérer, toujours avoir l’air de mentir quand il dit la vérité. L’étranger est un exagérateur né. Sa vie est une formidable exagération. Alors, on lui reproche cette exagération qui ressemble à une sordide conquête territoriale. L’étranger est confus dans ses explications qui traînent en longueur. Il ne fait pas dans le beau parleur, il a d’abord soif de parole. Alors, impatient comme toujours, il ressemble fort au suicidé que personne n’arrive à prendre vraiment au sérieux. Mort, on croira à une quelconque rebuffade, tartufferie. Sa mort lui sera niée tout comme sa vie. Elle finit toujours en manifestation qui dégénère. La mort de l’autre est silence, recueillement parmi ses intimes, ceux qui l’ont tant aimé et qui le pleurent sans larmes maintenant. La sienne commence par le bruit que sa vie a suscité. Sa mort est entre deux rangées de CRS. Sa mort a toujours quelque chose à dire ; elle se met debout et se met à casser les vitrines des magasins. Sa mort est une manif avec ses banderoles et ses mots d’ordre. Sa mort ne sait pas bien se tenir. Elle gueule comme une professionnelle des revendications sociales, à mégaphones ouverts. Sa mort est un syndicat. Jusque sous la bavure, il fera la Une du Divers. Sa mort est suspecte, comme a été sa vie. Sa mort est seule suspecte pas son meurtrier. Tandis qu’elle est le dernier verrou, le dernier écrou numéroté qu’il portera jamais, sa mort a l’air de conforter la vie de celui qui en mit prématurément fin. Légitime défense. Sa mort légitime la préservation de son bourreau. Elle est pour tout dire confuse, brouillonne, volubile. C’est un scandale, une béance, une dégénérescence. Sa mort ne rencontre pas le repos éternel promis à tout être autre que lui mais se prolonge ici-bas à la manière d’un débat de société. Sa mort remplit les journaux et divise les vivants comme une campagne électorale. L’étranger est étranger jusque dans sa mort.

De son vivant, on ne lui dit pas qu’il est rejeté parce qu’il est étranger. Non. On le lui fait entendre. Quand, il voit un de ceux qui le rejettent, il l’entend d’abord lui dire qu’il n’a rien contre les étrangers. En général, il finit par entendre le contraire. Un jour, il questionna. Qu’est-ce qu’être étranger ? On a été bien en peine de lui répondre. C’est qu’on ne s’est pas vraiment posé la question. Ou bien on a fait comme si. Il se mit donc à réfléchir, car cela arrive à un étranger de réfléchir. Pour définir l’autre comme étranger, il faut assurément que celui qui s’y risque doive le faire en vertu de l’intime connaissance qu’il en a ou croit en avoir. C’est qu’alors, pour déclarer quelqu’un étranger, il aura fallu aller nécessairement à la rencontre de cette étrangeté dont il serait porteur, la confronter à son univers familier et en conclure qu’elle s’en désolidarise. Être étranger commence donc par se reconnaître soi-même en posant la nécessité d’exclure tout autre qui n’est pas soi. De ce postulat, il aurait dû déduire que sa connaissance intime de soi l’oppose à tous les autres sans exception s’il ne s’était senti l’urgence de s’adjoindre le concours de quelques autres. Mais c’est qu’il n’est pas tout à fait sûr de devoir s’opposer radicalement à tous les autres sans courir le risque de banaliser, de normaliser son rapport à l’étranger. Il y a sans doute mieux à faire. Par exemple, il faut un nous qui légitime ce rejet. Le nous a le suprême avantage de rassurer le je tout en pérennisant l’existence de l’étranger en face de soi. Raisonnée de cette façon, l’équation s’avère simple à entendre : pour m’accorder le droit d’appartenance à une communauté de pensée, de vie, de civilisation, il faut qu’il y ait absolument un étranger qui s’y oppose tout en la justifiant. Si d’aventure, on n’avait pas d’étranger sous la main, on mourrait à la définition de soi. C’est ainsi que l’on peut aisément imaginer une cité où tout le monde connaît tout le monde ; où tout le monde reconnaît tout le monde mais qui ne peut cependant pas fonctionner avec l’harmonie espérée du fait d’une certaine béance ; du fait qu’il n’y a point d’étranger pour se mettre dans cet espace interstitiel. Du rejet de l’étranger comme participant de tout ce qui nous en sépare, voilà que l’on passe à une situation où il devient une nécessité vitale. Il faut donc trouver un compromis entre le désir d’exclusion et celui d’inclusion. Il faut éloigner l’étranger quand il faut dans le même temps le garder à portée de main. C’est bien naturel puisque tout le monde a besoin d’avoir son étranger qui lui permette de donner un sens à sa vie. Notre apprenti étranger a souvent été dérouté par ces attitudes ambivalentes. Il déclarera que ce n’est pas très net tout cela. Le veut-on ? Le rejette-t-on ? Il croit pourtant que ce n’est pas si compliqué de trancher. Il le fait sous le coup de sa naïveté qu’il place au-dessus de toute aporie. Quelquefois, il pense échapper à cette même naïveté en se portant sur le terrain de son adversaire. Pourquoi ne m’aimes-tu pas ? En quoi es-tu différent de moi ? Il ne dit pas : en quoi t’estimes-tu meilleur que moi. Mais, il le dit avec ses gestes bizarres. Un apprenti étranger a toujours des gestes à profusion. Les mots sont ses ennemis ; ils lui explosent les cordes vocales. Ne sortent que des grognements ponctués de gestes. Il frappe (car il est violent) et fait des coups qu’il donne des phrases qu’ils ne sait pas prononcer. Il aime souvent les sports de combat. Ce n’est pas pour ce que l’on croit. On croit en effet qu’un étranger fait de la boxe pour attaquer alors que celui qui le met en position d’étranger en fait pour se défendre. Non. Non. Il est temps de se dire que s’il fait du sport ce n’est pas par envie d’attaquer, ni même de s’amuser mais c’est uniquement pour parler. Des pushing-ball doit sortir un langage qui effacera celui du tableau noir. On lui a dit qu’il ne saurait faire autre chose que cogner alors il en fait le lieu même de son émancipation. Écoutez-le l’étranger comme ses mots s’améliorent au contact des coups. Son langage est un fusil qu’on accroche dans la cuisine et dont les visiteurs se demandent s’il est chargé ou non. Sa fréquentation est quelque part dans cet écart entre l’espoir qu’il ne soit point chargé et la terreur qu’il le soit. Le langage de l’étranger est un signe arbitraire, un langage imprévisible. Il serait incapable de se bien tenir. C’est en toute logique qu’il faut l’éviter. On a tôt fait de le déclarer étranger à cause de ce caractère illogique de son langage. À cette réponse, l’apprenti étranger en aurait presque accusé de la honte d’être étranger. Il se perd alors de nouveau en discours inutiles dans l’espoir d’un rachat. Plus il s’essaie plus sa condition d’étranger le submerge, le couvre, l’inonde, l’affleure comme rougir malgré ses efforts à le cacher. Mais c’est qu’il croit encore qu’il sera écouté en subvertissant sa nature d’étranger.

 

Le véritable étranger est cependant celui qui tient par-dessus tout à son statut d’étranger. Lui, a gravi tous les échelons, eu toutes les médailles, toutes les palmes. Bref, il en a vu d’autres. Il sait qu’une boulangère, une caissière de supermarché, un guichetier de poste, de banque, un buraliste, un hôtelier, un restaurateur, un employeur, un propriétaire immobilier, un agent immobilier, un policier, un douanier, un contrôleur de train, une fleuriste, un professeur de quelque chose, un conducteur de bus, cela fait beaucoup de monde ; et tout ce beau monde a sa petite idée sur lui. Et encore qu’il en oublie tant et jusqu’à des objets qui se mettent à l’accuser ! Certains lieux par exemple portent en eux la marque du refus comme une marque de fabrique : refus de l’étranger. Passent encore les discothèques et les boîtes de nuit ; c’est à croire d’ailleurs que l’étranger ne cherche à fréquenter que de tels lieux car il ne pense de toute façon qu’a s’amuser. Vous viendra-t-il à l’idée de vouloir passer une journée dans la peau d’un étranger que vous vous rendriez compte bien vite de n’être au mieux qu’un usurpateur. On ne peut pas s’improviser étranger. Il faut que tout le monde, avant même d’être né, vous déclare « bon pour le service ». On ne se réveille pas un matin, on saute du lit et hop ! on est étranger. Tenez, certains diront qu’ils reviennent de vacances de tel coin du monde et c’est comme s’ils s’y étaient trouvés chez eux. Ceux-là rateront toujours la vraie nature d’un étranger. Ils se mettent brusquement à prendre fait et cause pour lui. C’est qu’ils ont encore le goût du couscous ou du mafé qu’ils ont goûté chez lui, là-bas dans son pays. Mais malheureusement, leurs projections de l’étranger seront toujours en deçà de la réalité. Elles ne lisent pas l’étranger mais orchestrent un bavardage sur et autour de l’étranger. Pourtant, ils vous en parleront bien doctement. Ecoutez-les quand même distraitement, par politesse. Vous perdriez votre temps si vous souhaitiez vous informer au contact de leur société. C’est que dans l’attitude de ma boulangère, toute ma vie d’étranger s’y mire, s’y déroule, s’y défile à la vitesse du son. C’est pourquoi, être étranger doit vous venir du fond de votre histoire, de votre abîme. Vous portez l’étrangeté en vous-même au nom de toutes les générations d’étrangers qui vous ont précédé. Vous faites partie d’une grande famille dont l’arbre généalogique essaime la terre entière et plie encore sous son vieux tronc. Pour être étranger, il faut assurément aspirer à l’universalité. Le véritable étranger est celui qui a accès à cet état hallucinatoire qui signifie pour toujours sa condition d’étranger. C’est celui qui doit être assez fou pour croire qu’il sera tout de même étranger pour toute la vie. Que vous dire de l’autre, le premier nommé ? L’autre n’est pas étranger ; tout au plus s’il est coléreux. Mais sa colère ne fera jamais de lui un étranger, tant qu’il n’en hérite justement que le symptôme. Mais, point de sentence : il est capable d’apprendre. Et de son apprentissage, un beau jour, il rejoindra la famille naturelle de tous les étrangers. Voyez-vous, il y a une méprise : un colonisé doit tout faire pour se décoloniser. Mais si d’aventure, un étranger voulait cesser de l’être jamais, il redevient colonisé en ayant perdu en cours de route ce qui le caractérise le plus : son étrangeté. C’est pour une raison comme celle-ci que l’étranger doit demeurer étranger et se régénérer de lui-même.

 

III- Du Supplément à l’Intime

 

Avant de naître, je me suis vu traverser des océans. Je crus en agissant ainsi mettre entre moi et mes contempteurs des torrents d’eau. Lover tout, laver tout et recommencer une nouvelle existence. Mal m’en a pris. Je les ai trouvés sur place qui m’attendaient en se frottant les mains. L’existence est une et se continue sur le même fil si ténu qu’on croit quelquefois l’avoir rompu. Mais il est plus solide que des chaînes. Mon existence se continue mal. Je crus en partant, en plaquant tout que tout est question de langage. Je me rappelle avoir dit venir de France et on ajouta aussitôt « But before ? ». Avant de naître à cette nouvelle existence, il m’a fallu apprendre à répéter tel un aphasique mes mots des grands traumatisés. Mes explications m’ont ramené derechef au point de départ. À peine arrivé, il a fallu que je reparte vers mon histoire, la dire par bribes, comme au temps du langage dit « petit nègre ». Je redevins le nègre que je ne devais pas quitter. « Here I Am » Ce nouveau pays, cette nouvelle langue m’ont ramené à mes balbutiements d’antan.

Être étranger, quelle chance ! Êtes-vous fou de croire que je vais m’en séparer ?

Être étranger, c’est ma raison d’être. Pardon, vous avez bien dit « comme c’est étrange  ? »

 

 

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