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Hypocrisies - Égoïsmes *
Alfred Tulipe XVI

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 Article publié le 19 mars 2023.

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À cette époque-là, tandis que l’hiver descendait du ciel et sortait de terre, suintant sur l’écorce des arbres, la vieille pierre nourrissant ses lichens et ses lierres, j’occupais toujours une chambre à l’hôtel de la Gare, au-dessus du buffet que Lucienne tenait dans sa pogne de garce convertie dans le commerce et les services. Je n’avais aucune chance d’habiter avec quelqu’un, mais les appartements de la propriétaire, en l’absence de son nécessaire seigneur et maître, jouxtait le mur contre lequel se dressait depuis peu une armoire de noyer qui contenait toute la chambre dans son double miroir à peine marqué par le temps. Ces zébrures constituaient ma seule géographie, car je connaissais peu le pays. Je n’étais d’ailleurs pas venu de si loin pour l’appréhender comme un ensemble de lieux ayant pris de l’importance au niveau de la mémoire et de ses tentatives de fictions, voire de dénégation. Je n’avais pas cherché à en situer les personnages ni leur influence sur ce que j’étais devenu parce que mes géniteurs n’avaient pas trouvé leur place parmi eux. Contrairement à ce qu’imaginait Roger Russel, je n’étais pas venu pour me venger ou en tout cas pour prendre ma revanche. Ou alors mes occupations professionnelles m’avaient tout simplement détourné de mon projet initial et j’avais tracé nettement les limites à ne pas franchir pour ne pas me perdre hors du champ de mes explorations. Je ne sais pas comment Alfred Tulipe est devenu le centre et le pivot de ce qui était en train de se constituer en histoire. Mais le docteur Panglas avait une autre idée de mes intentions et de l’ouvrage que je tissais à mes heures perdues. La période des vacances s’achevait. Julien reprit le train et ses bagages le suivirent après enregistrement, le docteur ayant, avec mon aide toujours précieuse, déposé cette malle et ces deux valises (le compte y était) sur une talanquère qui avait connu tous les voyages possibles et imaginables, en partance comme à l’arrivée. Il y avait deux ou trois jours qu’il me tarabustait en m’incitant à évoquer mon passé de flic. Comme le savait plus précisément Sally Sabat, il me soupçonnait « d’être en mission » pour le compte de mon « véritable employeur » : l’administration judiciaire. Et d’après Sally, cette espèce d’obsession n’avait rien à voir avec les déboires du docteur Fouinard, en tout cas pas directement. En effet, j’étais arrivé avant la mort accidentelle ou d’origine criminelle de ce Pedro Phile dont le nom me disait plus que « quelque chose…

— Je sais, dit Kol Panglas, que vous avez eu affaire à ce pédophile notoire…

— C’était dans toute la Presse… Mais mon nom n’a jamais été mentionné. Je n’étais qu’un employé parmi d’autres. Je procédais à des vérifications…

— Vérifications… Hum… De routine, je suppose…

— Un travail de fourmi, monsieur ! Je ne lisais pas la Presse. À la télé, je voyais les séries et les intervalles publicitaires me nourrissaient de propositions assez proches du possible pour que j’en conçoive les conditions de mon avenir, en tout cas le plus immédiat.

— Vous parlez comme un livre, Frank ! Vous écrivez… ?

— Je n’ai jamais rien écrit d’autre que des procès verbaux… Et des lettres… comme tout le monde.

— C’est fou ce qu’on peut écrire comme lettres ! Mais on ne pratique plus l’art de s’exprimer dans l’attente. On a hâte d’en finir. Et on recommence aussitôt qu’un cuicui s’immisce dans notre jeu. Mon fils pratique tous les jours cet emploi détourné de l’opinion et de la déclaration politique ou amoureuse… À son âge ! Les doigts aussi agiles que ceux d’un singe dressé pour reproduire ce qui est écrit sur le tableau. Quel curieux hasard que Pedro Phile soit venu, en quelque sorte, mourir à vos pieds… Il le méritait, n’est-ce pas… ?

— Personne ne mérite de mourir dans un canal aujourd’hui conçu pour d’autres plaisirs moins définitifs.

— Vous pensez, en ex policier que j’imagine soucieux de toujours bien faire, que le docteur Fouinard a pris du plaisir à tuer Pedro Phile… ?

— Nous ne savons même pas s’il s’agit d’un meurtre… L’enquête est en cours…

— Et Fouinard au trou ! Clara connaissait Pedro Phile… Vous le saviez… ?

— Je travaille toujours pour quelqu’un, docteur… Et depuis que je suis employé ici, c’est le docteur Russel qui me confie les tâches…

— …de vérification, je sais !

— Mais vous voudriez en savoir plus… » couinai-je, déçu par le niveau sonore de ma voix maintenant en proie à d’autres supputations.

Il commençait à me taper sur les nerfs avec ses circonvolutions gravées dans le métal de son bourdon à ameuter les esprits en phase de sommeil profond. Il en mettait un temps pour élire son prochain cigare ! Ses doigts jaunes et boudinés pinçaient les corps tranquilles alignés dans la boîte de bois blanc et brut. Il n’avait pas l’intention de reprendre la conversation où il l’avait laissée. Son visage était penché sur le buvard de son sous-main. Moi, je suivais des yeux les lignes arabesques d’un gros briquet de table. Je ne pouvais tout de même pas me lever, saluer et revenir d’où je venais, d’autant que je risquais ainsi de me laisser turlupiner par des questions qui exigeaient des réponses. Je m’étais pourtant promis de ne plus pratiquer le QCM en dehors des travaux administratifs qui formaient le bornage exclusif de mes nouvelles activités professionnelles. Mais le vieux Panglas avait une autre idée de moi dans sa tête de mule rompue aux pratiques de l’interrogatoire. Je n’avais jamais interrogé personne, et surtout pas ce Pedro Phile qui avait été pour moi l’occasion de poser les yeux sur des photographies spécialisées. Panglas souhaitait-il que je confesse les impressions que j’avais vaguement ressenties alors ? J’avais procédé, si je me souviens bien, à des classements en fonction de critères qui m’avaient été imposés par une procédure que je n’étais pas en mesure de critiquer au point d’en changer la structure et les perspectives. Une mouche volait, mais en silence. Seuls les cigares produisaient leur espèce de chant de sirène entre le pouce et l’index du docteur. Derrière lui, au-dessus de son crâne déplumé, la fenêtre émettait une lumière sans soleil apparent. Les rideaux interdisaient toute interprétation de cette opacité tremblante. J’avais posé la bonne question et le docteur attendait patiemment que j’y réponde : que voulait-il savoir que je savais à propos de Pedro Phile ? Je parvins à ahaner :

« Posez donc vos questions, docteur… Je comprends que la situation du docteur Fouinard vous inspire un désir de conclusion… Vous recherchez le dénouement…

— Vous parlez à nouveau comme un livre, Frank ! J’ai connu un type dans votre genre, dans un autre établissement et à une autre époque. Il écrivait…

— Mais je n’écris pas !

— Julien Magloire écrit et personne ne veut se risquer à publier ces incursions dans le domaine narratif, voire romanesque ! Alfred Tulipe écrivait, mais jamais il ne laissa ses amis éditeurs publier une seule ligne de cette œuvre conçue pour demeurer secrète et donc mortelle. Vous voyez là deux façons de mourir. Et à propos du même personnage : Pedro Phile…

— Autant que je sache (mais je n’en sais pas plus que vous si je ne m’abuse) Julien écrit sur Alfred Tulipe qu’on l’accuse d’avoir tué. Rien à voir avec Pedro Phile. Quant à savoir quel était le sujet d’élection d’Alfred Tulipe, y a-t-il quelqu’un qui n’ait jamais lu une seule ligne de ce… ce fantôme ? Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Vous n’avez pas classé que des photos à caractère pédophile… D’autres types de documents vous sont passés entre les mains. Je suis bien renseigné sur la nature de la tâche qu’on vous a confiée à l’époque dans le cadre de la mise en examen de Pedro Phile… Mais le contenu échappe à ma curiosité. Mes sources d’information ne sont plus de ce monde…

— Quel est le mobile du docteur Fouinard ? »

Cette fois, le cigare enfin élu, après une série de mouvements indécis ou perplexes, s’élève juste au-dessus de la ligne d’horizon formée par les yeux du docteur. Il continue d’en observer la capacité à satisfaire son goût pour la perfection. C’est du moins ce que je commence à deviner de cette personnalité en proie à des désirs de triomphe sur les malfaçons qu’il s’est mis en devoir de corriger ou de détruire en cas de palliatif prévu par la procédure en vigueur. Le genre tout ou rien, voilà ce qui affecte son comportement à l’égard des autres considérés comme des obstacles à éviter de rencontrer sous peine de souffrance, une douleur ancienne qui ne revient qu’en visite mais qui menace de s’installer si l’esprit perd sa combattivité. Il tire le briquet à lui, ce qui explique soudain les rayures du vernis, des allers-retours presque linéaires entre un angle du sous-main et la position d’attente sous l’abat-jour de la lampe en ce moment éteinte.

« Vous ne lisez pas la Presse, Frank… ? Pas même quelques échos dans l’alcôve… ? Nous sommes vous et moi des habitués de la chambre. Nous ne la quittons que pour rejoindre nos repaires. Nous nous nourrissons d’échos. Et quelquefois nous nous surprenons nous-mêmes à tisser les fils de la confidence. Nous finissons par en savoir plus que les autres sur n’importe quel sujet qui les intriguent jusqu’à l’angoisse parce qu’ils se savent moins aimés que nous le sommes… Clara prend place près du feu, le tricot sur ses genoux, n’ayant aucune intention d’y travailler comme l’exige l’hiver. Et nous bavardons sans nous méfier l’un de l’autre… Vous ne dites plus rien, Frank… ? »

Une punaise circulait en rond sur une vitre, luttant contre le vent qui agitait plus loin des branches presque nues, sans oiseaux ni reflets de « barreaux de chaise ». J’ai toujours souhaité vivre ma vie sans me satisfaire des petites impostures nécessaires à ce qu’il convient d’appeler tranquillité. C’est au prix de ces trahisons presque insignifiantes que la vie paraît moins dangereusement conçue pour s’achever en pirouette. Il n’y a guère que le sommeil pour abolir le temps, mais il n’est pas fait pour durer aussi longtemps. Ces êtres qui vous tournent autour sans vous laisser l’opportunité d’en faire autant de leur présence finissent par vous taper sur les nerfs. Je ne savais pas comment le docteur Fouinard en était arrivé à changer le cours de son existence en mettant fin, par assassinat, à celle qui était responsable d’un tournant appartenant à son passé. Il n’avait jamais été question de Fouinard dans ce que je savais de l’affaire Pedro Phile. Or, ce mobile existait. Et Panglas en savait plus que moi sur le sujet. Où voulait-il en venir ? Qu’était devenue Clara Fouinard, pour lui… ? Et qu’avait-elle espéré de moi, si elle savait que j’avais été flic et impliqué dans la procédure qui avait abouti à la condamnation de Pedro Phile ? Et puis, monsieur, qu’est-ce que Pedro Phile était venu chercher ici… ? M’avait-il suivi ? Le docteur Panglas pensait que j’étais sur sa piste et que cette activité secrète n’était pas étrangère au fait que Julien Magloire entretenait des rapports ambigus avec celui qu’on le soupçonnait d’avoir assassiné, à Brindisi si je me souviens bien, il y a des années maintenant ! Les premières volutes se mirent à tournoyer avec la mouche, dans le même silence où la poussière stagnait comme si plus rien ne se passait.

« Comme je le disais, continua le docteur Panglas,

(mais je n’avais pas entendu l’exposé, sans doute très documenté, et même argumenté, qui précédait cette reprise en forme de conclusion, comme quoi je pouvais me préparer à quitter les lieux pour me remettre à travailler sous la houlette de Roger Russel qui s’activait en ce moment-même dans son cabinet)

Nous sommes tous plus ou moins impliqués dans cette affaire…

— De quelle affaire parlez-vous… ? Pedro Phile ? Fouinard ? Tulipe… ?

— Ne jouez pas à ce jeu avec moi, Frank !

(le cigare venait de prendre feu et le docteur tentait d’apaiser ce brasier en tapotant la cendre avec son annulaire)

Après tout, ce ne sont pas les détails que j’ignore qui motivent mon approche, mais les questions techniques qui échappent à ma connaissance de la pratique…

— Bon Dieu ! Soyez plus clair ! Russel va me presser de questions, battant le fer tant qu’il est chaud ! Il est en ce moment en train de se ronger les ongles en se demandant ce que nous fabriquons vous et moi ! À peine sorti d’ici, il faudra que j’entre dans son cabinet où il a déjà l’intention de me charcuter ! N’oubliez pas qu’il écrit un roman…

— C’est Julien Magloire qui l’écrit…

— Mais c’est Russel qui le signe !

— Il en sait donc plus que nous sur Alfred Tulipe ! Réfléchissez…

— Je vous conseille de mettre tout ça noir sur blanc !

— Vous me conseillez… ! »

Cette fois, je n’ai pas attendu la permission de sortir de ce traquenard. Panglas se leva en vitesse pour me mettre la main dessus. L’autre tenait une poignée de cigares. Il tenta de les fourrer dans la poche de mon tablier, mais je courais et ce petit bonhomme mal foutu s’est heureusement accroché à la poignée d’une fenêtre pour tenter de reprendre son souffle. Sally Sabat avait observé la scène, presque dissimulée derrière les carreaux sales de la porte qui s’ouvre sur la cage d’escalier. Elle me happa au passage :

« Ça devient compliqué, dit-elle comme si elle avait retenu son souffle pour ne pas me rater.

— Je vous le concède, nom de Dieu ! Je m’étais prévu une existence de bouseux au service de la société, histoire de renouer avec ce passé qui prend si peu de place dans ma mémoire…

— Arrêtez de parler comme un livre, Frank ! Vous énervez tout le monde. Descendons ! »

J’avais l’impression de marcher au bras de ma mère sur le chemin du lycée où elle se comportait comme si personne n’avait aucune chance de me posséder un jour. C’est comme ça que j’ai quitté le monde. Fini l’Histoire, les enjeux sociaux et politiques, les paris en poésie, les amis toujours en partance pour des horizons en discussion… de principe. L’escalier fuyait sous moi comme ce trottoir bordé de filles prévoyantes. Arrivé sur le seuil, sous les arcades du patio intérieur, j’avais l’impression de voler, mais pas trop au-dessus du plancher des vaches, car Sally me retenait, de peur de me perdre avant de m’avoir sauvé. La cheville de Roger s’était infectée.

 

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