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Chanson d’Omero - [in "Cancionero español"]
II - Gisèle (drame en trois actes)
ACTE II

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 Article publié le 14 septembre 2004.

oOo

ACTE deuxième

Demain



Scène première
Ochoa



(La terrasse de la maison d’Ochoa)

OCHOA (au téléphone) - [...] Je comprends [...] hier en fin d’après-midi [...] un malheureux accident... du diable si je m’attendais [...] pauvre enfant [...] oui, oui, nous les plaignons tous [...] elle a passé la nuit ici [...] nous ne savions plus quoi dire [...] pas une larme mais pas cette dureté de la veuve qui attend ce moment depuis [...] comme ma mère, oui [...] [...] sauf que ce n’est pas une veuve [...] autre affaire [...] le bouchon ? dans... [...] nécessaire ? nous n’y avons pas pensé. Les femmes savent ce genre de choses [...] fermer les fenêtres [...] détails atroces [...] des chandelles ? Nous n’y avons pas pensé non plus [...] oui, oui, je comprends la raison [...] tout se nourrit de l’air que nous respirons [...] du diable si j’avais pensé que la journée [...] celle d’hier, oui [...] l’auteur, Omero, les enfants et elle, sans compter avec ce [...] comme vous dites [...] le bouchon... je voulais vous demander [...] du coton [...] celui qui me sert pour les oreilles [...] toutes les chandelles de la maison [...] une lampe-tempête [...] j’allumerai la cheminée [...] il faudra monter sur le toit pour remettre le bardeau en place [...] pas trop chaud jusqu’à midi [...] vous en aurez terminé avec cette tâche [...] nous descendrons [...] Omero conduira [...] pas de vin, promis [...] ce n’est pas l’envie qui [...] tous les orifices, j’ai compris [...] la putréfaction a commencé à quel moment ? [...] je ne me fais pas de souci [...] dommage pour cette vie [...] elle a dit : malade, et elle a posé le doigt sur le sein gauche [...] le coeur je suppose [...] l’enquête le dira [...] nous désirons tellement cette connaissance des faits [...] seul pour l’instant [...] je vais descendre jusqu’au cimetière et récupérer tous les cierges de la chapelle [...] je prierai, oui [...] les orifices et l’air environnant, j’ai compris [...] l’obscurité, la lumière des flammes, c’est autre chose [...] pourtant [...] ne vous inquiétez pas, j’ai compris [...] nous vous attendons avant midi [...] la brise jusqu’à midi, ensuite l’air s’arrête et on ne trouve plus le repos [...] Elle a raccroché.

(à voix basse, presque faux)
Grenouille ! Grenouille !
N’oublie pas tes amants,
Les beaux jours de l’enfance
Et le sourire des aïeux.
La mort est entrée par la bouche,
Par la peau ou pire encore,
Elle est entrée par effraction
Sans trace de clé,
Sans bonjour ni bonsoir,
Sans même le bruit des pas
Qui m’éloigne de la veillée.
Tes amants ne sont plus
Qu’un peu de cendre,
Un peu de vin
Répandu comme offrande
Avec les poignées de main
Et les jets de sel.
N’oublie pas qu’ils ont vécu
Un instant de toi-même
Surprise en flagrant délit
De bonheur et de richesse.
N’oublie pas, petite amoureuse,
Que les jardins appartiennent
Toujours à quelqu’un.
N’oublie pas de remettre
En place
Le fil de fer.
On ne quitte pas le jardin
Sans se souvenir
Que c’est ici,
Entre amandiers
Et asphodèles,
Que les amants obéissaient
À tes caprices.
Il n’y aura plus
De rendez-vous
Comme si le jardin
Avait existé
Pour que tu t’en souviennes
Et que je ne me lasse pas
De te le rappeler.






Scène II
Ochoa, Omero



OMERO (qui entre) - Tu chantes faux ! Je me réveille pour entendre ta voix de fausset... A-t-elle dormi ?

OCHOA - Comment veux-tu que je le sache ? L’oeil j’ai fermé moi aussi. Les femmes seront là avant midi. D’ici là, il faut que tu me prêtes main forte.

OMERO - Je suis ton homme ! Ordonne et je franchis tous les Enfers que la sagesse universelle a semés sous nos pieds.

OCHOA - Ne blasphème pas ! Il ne s’agit pas d’un travail d’homme. D’habitude, ce sont les femmes qui...

OMERO (s’assombrit) - Je vois. Mais je te préviens tout de suite que je n’y connais rien.

OCHOA - Je vais d’abord récupérer les cierges de la chapelle, une brassée de ces cierges qui me donnent le vertige rien que d’y penser.

OMERO - Des cierges ? Qu’avons-nous besoin de cierges en ces circonstances ?

OCHOA - Tu n’y connais rien. Tu trouveras le coton dans mon coffre, sous les mouchoirs. Pour les oreilles je m’en sers.

OMERO - Du diable si je comprends quelque chose !

OCHOA - Laisse le diable où il est et fais ce que je te dis !

OMERO - Tu ne te prives pas, toi, de l’invoquer quand les choses ne tournent pas comme le temps. Coton ! Cierges ! Et le vin ?

OCHOA - Pas de vin. Pas avant midi.

OMERO - Nous avons le temps d’avoir chaud. J’aurai plus vite fait de trouver le coton que toi de ramener les cierges. (Ochoa s’éloigne) Vas-tu t’expliquer enfin, fils de...



Scène III
Omero, l’Auteur



L’AUTEUR (qui entre) - Chut ! Elle dort.

OMERO - Voilà au moins une bonne nouvelle.

L’AUTEUR - La porte de sa chambre était entrouverte...

OMERO - Je l’ai fermée moi-même hier soir.

L’AUTEUR - Il fait si chaud !

OMERO - Il faut que je trouve du coton. Dans son coffre, a-t-il dit... pas de vin... on aura tout dit sur ce sujet !

L’AUTEUR - Oui, le coton, et les cierges qui brûlent. Les fenêtres qu’on ferme. Si la nature en avait décidé autrement, non... si la nature n’était pas ce qu’elle était, et que l’air fût nécessaire en abondance et que la chair, au lieu de...

OMERO - De quoi parle-t-il ?

L’AUTEUR - La lumière eût été le symbole de la mort et nous serions à la recherche de l’ombre pour nous reposer du malheur.

OMERO - Vous verrez à quelle heure on va commencer à la rechercher, l’ombre... et ce vin qui me turlupine !

L’AUTEUR - Les Turlupins...

OMERO - Silence ! Elle se réveille.

L’AUTEUR - Ouïe fine des existences solitaires. Je n’entends rien.

OMERO - Elle n’entre pas dans la chambre funèbre.

L’AUTEUR - Les cierges et le coton ! Nous avons perdu un temps précieux ! Dans le coffre, le coton ? (se hausse sur la pointe des pieds) D’ici, je le vois tourner la clé dans la grille du cimetière. Que de temps perdu ! Une nuit entière. Et la chair qui n’attend pas ! (il sort)



Scène IV
Omero



OMERO (seul) - Elle... pourvu qu’elle ait réellement dormi ! Moi je n’ai pas fermé l’oeil comme j’ai dit à ce bourrin pour ne pas avoir à m’expliquer. (se hausse sur la pointe des pieds) En effet, il est entré dans la chapelle et il défonce un carton à coups de couteaux. Quelle finesse ! Quelle brute ! Quelle éducation ! On se précipite quand le moment est venu de s’apaiser comme le métal qu’on vient de tremper. Mes pieds dans le sable ! J’ai besoin d’une goutte de vin et non pas d’une de ces gouttes de rosée qu’on recueille du bout du doigt sur les toiles d’araignée ! Ou sur les carreaux si le matin vient de surprendre notre attente.



Scène V
Omero, Gisèle



GISÈLE (qui entre) -
Gouttes de rosée
qu’on recueille
du bout du doigt
sur les toiles d’araignée
de nos murs
et de nos charpentes
ou pire sur les carreaux
de la fenêtre
où l’on attend
depuis si longtemps
que plus rien ne nous surprend
pas même le premier rayon
du soleil
qui revient
où nous en étions
avant d’avoir tenté
de n’être plus
au moins un instant
arraché à la nuit
comme un moment
de notre disparition
et de cette possibilité infime
de revoir le jour
sous un angle différent.

Vous souvenez-vous ?

OMERO (après un silence) - Vous ne le dites pas bien (il répète l’ode et aussitôt terminée :) Si nous n’avions pas ce goût pour le commerce, si nous étions plus proche du désir, si...

GISÈLE - Je ne veux plus rêver ! Vous m’avez fait rêver. Combien sont-elles, celles qui ont rêvé que c’était facile, qu’il suffisait de ne rien perdre, de recommencer jusqu’à ce que l’oubli devienne l’attente ?

OMERO - Ce n’est pas de moi, ça. Je me contente de rechanter les conversations et de repasser dans les lieux. Vous avez bien dormi ? J’ai tellement envie de vous poser cette question...

GISÈLE - Je n’ai pas dormi. Je n’ai pas lutté non plus, si c’est ce que vous voulez savoir, ni dans un sens, ni dans l’autre. Ce n’était pas vraiment de l’insomnie et si j’avais dormi, ce ne serait pas le sommeil.

OMERO - Voilà ce qui se passe quand le rêve prend le dessus. Comment ne pas rêver dans ces circonstances ?

GISÈLE - Appelez ça comme vous voulez. Je n’ai pas dormi, c’est tout.

OMERO - Je vais faire chauffer un peu de lait.

GISÈLE - À la manière d’Ochoa, s’il vous plaît. Cette pierre me fascine. Il l’a ramenée d’Iraty, je crois. Elle doit être sous la cendre. Plongez-la dans ce lait du matin, qu’il bouille !

OMERO (entrant dans la cuisine) - Du feu en plein été, il faut être fou ! Pas de vin !

GISÈLE - Je n’ai jamais vraiment souffert, pas vraiment perdu non plus. Je ne renais pas, je ne suis pas détruite, on dit que je suis mélancolique mais c’est pour flatter ma tendance aux confessions. Vous ne m’avez rien dit, vous.

OMERO - Je ne vous connais pas. Je ne suis jamais entré dans une femme.

GISÈLE - Je croyais.

OMERO - Pas comme vous croyez. (il sort de la cuisine) Enfin, je veux dire...

GISÈLE (amusée) - Les amants ont quinze ans eux aussi.

OMERO - Que voulez-vous dire ?

GISÈLE - Il y a bien un moment plus favorable que les autres, cet instant qui contraint toute la vie à la circularité. Je n’ai rien vécu de tel et quand je leur demande leur âge, ils ont quinze ans. Quel âge ont-elles ?

OMERO - Ce ne serait pas convenable. Les filles de quinze ans sont prometteuses, tout au plus.

GISÈLE - Et les femmes de quarante ans n’ont pas tenu leur promesse.

OMERO - Quelle promesse une femme peut-elle tenir ?

GISÈLE - Jamais malheureuse, un peu triste quelquefois, des larmes de crocodile et d’imperceptibles pincements au coeur. Je n’ai pas été sensible à tous les évènements de ma vie. Il m’a manqué la contradiction d’un bonheur prêt au partage.

OMERO - Nous vivons comme nous mourrons.

GISÈLE - Je ne suis pas seule, ni abandonnée.

OMERO - Pas de chance alors.

GISÈLE - Par quel hasard, en effet, devient-on ce qu’on peut être ?

OMERO - Voilà le lait qui bout ! Il monte !

GISÈLE - Quelle bonne odeur, le matin ! Dire que nous ne préparons rien parce que nous ne sommes pas des travailleurs mais des mondains.

OMERO - Je travaille, moi. Librement, mais je travaille. (apparaissant avec un bol fumant) Voici le lait.

GISÈLE - Vous êtes adorable.

OMERO - Maintenant, le pain.

GISÈLE (brusquement) - Les taluas de mon enfance !

OMERO (interloqué) - Vous avez...

GISÈLE - J’ai...

OMERO - Crié.

GISÈLE - Et cela ne se fait pas devant un bol de lait ?

OMERO (de plus en plus intrigué et prudent) - Vous êtes si...

GISÈLE - Compliquée ? Ou seulement difficile ? La douleur ne crèvera pas ma carapace, si c’est ce que vous craignez. Je ne me suis jamais donnée en spectacle. Pas même dans un lit avec...

OMERO - Les amants de quinze...

GISÈLE - Chut ! On entend des pas.

OMERO - L’auteur tourne en rond sur l’autre terrasse chaque fois que vous occupez le devant de la scène.

GISÈLE - Timidité ?

OMERO - Prudence. D’ailleurs moi-même...

GISÈLE - Ne vous éloignez pas trop !

OMERO - Ce qu’on entend, ce sont les recherches d’Ochoa. Si vous saviez...

GISÈLE - Je ne veux rien savoir ! Ochoa se dévoue avec une telle lenteur !

OMERO - Jamais aucune femme n’a songé à aller plus vite que lui. Elles le suivent ou le quittent.

GISÈLE (s’effondre) - Quel destin ! Et moi qui ai donné trois enfants, dont un mort-né et celui-là, mort... si absurdement... en un moment de conflit... nous atteignions la limite de notre patience... mort si inattendue... j’aurais tellement voulu qu’elle s’annonçât, même pour me punir...

OMERO - Moi avec ma lourdeur je ne sais jamais ce qu’il faut dire ! Buvez votre lait avant qu’il ne refroidisse. Je ne recommencerai pas...

GISÈLE - Je ne souffrirai pas, vous le savez. Vous le savez depuis le premier instant, quand ils ont ramené le corps et que nous ne pouvions pas le reconnaître à cause des algues et des coulures jaunes.

OMERO - Voici les taluas fourrés de confiture d’orange. Ochoa pense à tout quand les choses se compliquent. Il jette un regard distant sur les choses et il sait ce qu’il va faire le lendemain. Entendez-vous comme il s’acharne sur les cartons ? Tous ne contiennent pas des cierges.

GISÈLE - Si vous saviez à quoi servent les cierges en pareilles circonstances !

OMERO - Il donne des coups comme si la lutte était inégale. Nous finissons par perdre notre courage et nous nous jetons au taureau comme s’il n’était plus question de spectacle.

GISÈLE - Vous avez peut-être raison pour le spectacle, pour le courage aussi, pour le taureau, pour l’après-midi, pour...

OMERO - Il se bat comme l’hidalgo. (aparté) À quel moment reviendra-t-il pour me sauver de cette femme ?

GISÈLE - Vous avez fermé ma porte mais qui l’a ouverte ce matin ?

OMERO - Le vent. C’est la seule chambre avec porte. Les autres ont un rideau mangé par les mouches. Le vent ouvre cette porte chaque matin. Nous ignorons pourquoi. (elle rit)

GISÈLE - Quelle belle vie au fond que la vôtre ! Vous possédez un peu, donnez un peu moins et vendez avec parcimonie.

OMERO - Jamais on a fait entrer toute ma vie dans si peu de mots et autant de promesses ! J’y réfléchirai. Je crois même qu’il ne manque rien à la description, sinon les détails et particulièrement celui qui revient au refrain.

GISÈLE - Le vin ?

OMERO - Non. Le vin est un élément. D’ailleurs le mien est moins élémentaire depuis que j’en abuse. Pas le vin, non...

GISÈLE - La fille de quinze ans ?

OMERO - Ni elle ni ses compagnes ! Mais elles sont exemplaires, oui.

GISÈLE - Laissez-moi deviner ! Une vieille femme qui savait tout.

OMERO - Je confondais toutes les vielles. Je les confondais aussi avec les vieux et j’avais tellement peur que les autres s’en prennent à mes petits écarts de conduite que je ne les approchais jamais.

GISÈLE - Personne ? Vraiment personne ?

OMERO - Personne.

GISÈLE - Maintenant c’est moi qui ne sais pas quoi dire. Personne, pas même un personnage ?

OMERO - J’exagère peut-être. Il faudrait donner une âme à ce qui n’en a pas.

GISÈLE - Ce fut à ce point difficile ?

OMERO - Je n’en sais plus rien à vrai dire. Je me raconte peut-être des histoires. Entre mon enfance et moi, il y a des voyages.

GISÈLE - Et vous n’en disiez rien ! Il manquait l’essentiel à ma description. Des voyages ! Ce que cela suppose de lieux et de personnages. Rien que les lieux et les personnages. Pas d’aventure sinon le temps limite...

OMERO - Limite quoi ?

GISÈLE - Ce qu’on possède d’impossible à donner en héritage : l’écriture, le bonheur, l’exactitude, la pertinence, le partage, aidez-moi !

OMERO - En tout cas me voilà de retour et je n’ai pas écrit un seul livre là-dessus. Je me demande...

GISÈLE - Demandez-le-moi !

OMERO - Ce qui vous arrivera maintenant.

GISÈLE - Vous ne pensez donc plus seulement à vous-même !

OMERO - Ah ! Mais va-t-il cesser de donner des coups sur ces maudits cartons ! Vous ne l’entendez pas ? Voilà ce qui revient au refrain : les bruits qu’ils font en existant ! Ce kaskarote !

GISÈLE (en même temps que la sonnerie) - Téléphone !

OMERO (surpris) - Qui ? À cette heure ?

GISÈLE - Décrochez !

OMERO (téléphone) - [...] Oui [...] Qui ? [...] Je vais me renseigner [...] Non, pas un hôtel. La maison d’Ochoa à P... (à Gisèle) Quelqu’un qui se renseigne...

GISÈLE - Mais qui ?

OMERO - Qui est à l’appareil ?

GISÈLE - Et sur quoi se renseigne-t-il ?

OMERO - ... beaucoup de questions [...] Il vous demande...

GISÈLE (agacée) - Vous pourriez... (téléphone) Oui ? [...] Ah ! C’est vous...

OMERO - Elle le connaît. Elle ne paraît pas tracassée d’avoir à lui parler. Qui est-ce ? Les nouvelles vont vite. Où en est Ochoa ? Parti il y a une heure ! J’exagère. (il monte sur la murette) Toujours à l’oeuvre. Quelle lenteur ! Il en deviendrait précis. On ne peut pas être plus lent qu’une horloge. Ni plus rapide. On est à l’heure ou... ou quoi ? (il fait un signe en direction de l’horizon) Encore en conversation avec ses laminaks ! (criant) Ce n’est pas le moment. Je jurerais qu’il est avec un de ces lutins androgynes qui ne tiennent pas leurs promesses. Pas de vin ! Il ne parlait pas pour lui.

GISÈLE - Chut ! [...] Non, c’est quelqu’un [...] quelqu’un qui habite ici [...] la nuit seulement [...] je veux dire que j’étais si fatiguée et puis ils se sont proposés si gentiment [...] le corps [...] je vous raconterai [...] oui, il le faudra bien [...] Qu’est-ce qu’il fait ? (Omero gesticule toujours à l’adresse d’Ochoa dont on entend l’irintzina) [...] ne venez pas, nous nous retrouverons à l’hôtel [...] (à Omero) Chut !

OMERO - Elle ne me dit pas qui est-ce ni n’a l’intention de me le dire. Elle paraît tellement étrangère à tout ce qui arrive. (à Ochoa qui ne peut pas entendre) Je m’occupe du coton !

GISÈLE - Chut ! Ils sont bruyants !



Scène VI
Omero, Gisèle, l’Auteur



L’AUTEUR (qui entre) - Je m’en suis occupé.

OMERO - Vous avez...

L’AUTEUR - Non, je n’ai pas... les femmes...

OMERO - Nous devons le faire. Avez-vous une idée de ce que...

L’AUTEUR - Nous dérangeons cette dame. Éloignons-nous. (ils sortent)



Scène VII
Gisèle



GISÈLE - Ils sont partis [...] oui, deux, trois avec celui qui [...] la gravité de mes [...] déclarations [...] je mesure, oui [...] en finir avec cette [...] je ne sais plus si vous ne m’aidez pas [...] non, je ne comprends pas ! [...] secondaire, oui [...] ce n’est plus la mort, c’est le [...] cadavre [...] pauvre enfant ! [...] et au moment où Fabrice et moi [...] ce soir, à l’hôtel, pas avant, il faut que je réfléchisse [...] Et bien ça ne lui fait pas de mal à lui ! (elle laisse tomber le combiné) La prison ! Est-ce que je sais ce qu’est une prison ni ce qu’on y endure ! (elle sort)



Scène VIII
L’Étranger



UN ÉTRANGER (qui entre) - Il y a des choses qui... personne ! Le téléphone est décroché. [...] Oui, quelqu’un ? [...] Personne non plus... (il raccroche et monte sur la murette) Ochoa n’est pas seul. Un lutin ! L’illusion comique. (il fait le lutin entre les tables) Ils sont fourbes et exigeants. Ne soyons pas leurs dupes. Ils ne peuvent se passer de nous, les lutins ! Je n’ai pas assez dormi. Cette paillasse m’a brisé les reins. L’homme en proie à l’alcool rencontre les bêtes qui témoignent de sa capacité à imaginer sans le recours aux autres. Celui qui n’a pas trouvé le sommeil comme on trouve son chemin ne rencontre que des panneaux indicateurs. Hier, à cette heure-ci, nous ne pensions guère à de pareilles circonstances. Lutin, ne me demande pas d’intercéder auprès du Roi de la Forêt. Je sais bien que tu sais où se trouve son château, ce qui est un secret bien gardé. Il a fallu lui raconter une histoire, puis une autre, et encore une autre. Je tombais de sommeil mais une fois dans ma paillasse, je n’ai rien trouvé ! Les lutins d’Ochoa tournoyaient encore. Et cette forêt infinie ! Avons-nous réussi à l’endormir ? (on entend un bruit de voiture) Je ferais mieux de m’occuper de ma santé. Chérie, tu es prête ? (apparaît une jolie touriste en pantalons et chemise)




Scène IX
L’Étranger, la Touriste



LA TOURISTE - Nous ne déjeunons pas ? Ces nuits me mettent en appétit.

L’ÉTRANGER - Partons. Je crois qu’on arrive. Ce ne sont pas nos affaires.

LA TOURISTE - Trop tard ! (entrent deux gardes civils)



Scène X
L’Étranger, la Touriste, le Chef, Ramírez


LE CHEF - Bonjour à vous !

L’ÉTRANGER et LA TOURISTE - Bonjour messieurs !

LE CHEF - Vous êtes matinaux comme les chouettes.

L’ÉTRANGER - Je ne comprends pas l’allusion...

LA TOURISTE (le pinçant) - Chut !

LE CHEF - On m’a dit que vous étiez ici hier au soir... quand c’est arrivé.

LA TOURISTE - Nous sommes au courant pour l’enfant qui s’est noyé mais nous ignorons ce qui s’est passé entre cet homme, que nous avons à peine vu, et cette femme qui paraissait désespérée.

L’ÉTRANGER - N’en rajoute pas !

LA TOURISTE - Nous montons au lac.

LE CHEF - Je vous y invite. Nous avons tous quelque chose à dire sur le lac. J’espère qu’Omero ne vous a pas trop ennuyés. (désignant la ceinture de l’étranger) Qu’est-ce que c’est ?

L’ÉTRANGER - Un podomètre.

LE CHEF - Pour mesurer l’altitude ?

L’ÉTRANGER - C’est aussi un altimètre. Ici, c’est tout simplement l’heure.

LE CHEF - Vous n’avez vu personne ?

LA TOURISTE - Nous avons entendu des voix...

L’ÉTRANGER - Ochoa est allé à la chapelle.

LE CHEF - Le bougre ! L’a-t-on jamais vu prier ? Je me demande à quelle heure viendront les femmes.

LA TOURISTE - Nous l’ignorons. Nous prenons du retard. Nous avions prévu...

LE CHEF - Nous nous reverrons ce soir. Vous avez passé une bonne nuit ?

L’ÉTRANGER - Excellente !

LA TOURISTE - Mais nous ne reviendrons pas ce soir... sauf si...

LE CHEF - Ramírez ! Prends leurs dépositions. (touchant le coude de la touriste) Ce sera un moment. (Ramírez les pousse dans l’escalier qui descend)



Scène XI
Le Chef


LE CHEF - Toujours pressés, ces touristes ! Je ne le suis pas, moi ! Depuis le temps que j’attends ! Je ne sais même plus ce que j’attendais ! Ne vous mariez pas, les bleus ! Tiens ? Qu’est-ce que c’est ? (il se baisse pour ramasser une feuille de papier) À quoi ils passent leur temps ! (marmonnant) la mort... mmmmmm... l’infi... mmmmmm... ni... paysage... visage... mmmmmm... pas très poétique... mmmmmm... on fait mieux dans les livres de classe... mmmmmm... je préfère les auteurs de chansons... une chanson, ça n’a pas vraiment d’auteur... mmmmmm... le dé... désespoir... et oui... qu’est-ce qu’on écrirait sans désespoir ?... mmmmmm (penché à la balustrade) Ramírez !

VOIX DE RAMIREZ - Ouais, Chef !

LE CHEF - Quand vous aurez fini, montez-moi mes lunettes.




Scène XII
Le Chef, Ramírez



RAMIREZ (apparaissant) - J’ai fini, Chef !

LE CHEF - Déjà !

RAMIREZ - Ils n’avaient pas grand-chose à dire.

LE CHEF - Serais-tu bête ?

RAMIREZ - Vos lunettes, Chef.

LE CHEF (Ode à l’enfant mort - improvisation)- Mmmmm....
A los niños no les gusta la muerte
Les enfants n’aiment pas la mort
Vieux
malgré le peu de temps
qui s’est écoulé
dans mes pauvres mains
faites pour boire
et pour aimer
(c’est de l’Omero, ça !)
malgré le temps
qui s’est écoulé
dans mes pauvres mains
faites pour boire
et pour aimer
je n’ai pas eu le temps
(lui non plus !)
de veiller l’enfant mort
dans mon enfance
d’enfant joueur
(ricanements de Ramirez)
dans mon enfance
d’enfant joueur
Il jouait lui aussi
quand la mort
est entrée
dans son petit coeur
à la place de la vie
attendue
Le petit coeur s’est arrêté
comme une horloge
qu’on a oublié
de remonter
la veille
Le petit coeur
n’était pas arraché
comme les fleurs
des talus
au passage
du bonheur
d’être libre
Le coeur
n’était pas offert
non plus
(vous ne riez plus, Ramirez !)
pas offert
non plus
Ce n’était pas
une cérémonie
pas un oubli
ni même une mauvaise rencontre
Mais le soir venu
je n’ai pas veillé
comme les autres
Je ne me suis pas souvenu
avec les autres
ou plus secrètement
sans les autres
Ma solitude
d’enfant fugueur
n’explique pas
mon infidélité
mais la mer aimait
mon corps
comme je jouissais
de ses vagues
et je n’ai pas souhaité
le confier
à l’ombre
et au silence
Les enfants n’aiment pas la mort
On s’habitue
à revenir
à recommencer
à retrouver
à rejouer
mais rien n’est plus facile
que de rompre
un instant
le fil
qui existait encore
une seconde avant
que la mort traverse
l’esprit
comme une invention
renouvelée
Mes pauvres mains
sont faites pour boire
à vos fontaines
et pour aimer
vos femmes
(ne riez pas Ramirez !)
et pour aimer
vos femmes
Mains joueuses
de l’instant
mains soumises
au hasard
Ce n’est pas la mort
d’un enfant
qui explique
ce qu’elles sont devenues
à force de boire
et d’aimer
mais cette mort
revient
chaque fois
que la vie quotidienne
exige de moi
les cérémonies
les évocations
les rencontres
qui construisent
patiemment
ce que je détruis
chaque jour
avec ou sans toi
mon amour

RAMIREZ (amer et railleur) - Mon amour !

LE CHEF - Serais-tu bête ? Et à chaque fois je me promets de le faire moi-même, ce rapport !

RAMIREZ - Mais Chef...

LE CHEF - N’en parlons plus. Sommes-nous seuls maintenant que tu as laissé partir ces deux somnambules ?



Scène XIII
Le Chef, Ramírez, Ochoa, Aliz



OCHOA (qui entre avec Aliz) - Quand on parle du loup...

LE CHEF - Bien jolie petite fille ! Bonjour, Maître.

OCHOA - Ongi etorri.

LE CHEF - Tu es bien mignonne !

OCHOA - Maintenant, le lait ! Vous permettez, Chef ?

ALIZ (timide) - Avec les taluas à la confiture de pruneaux.

LE CHEF - Elle sait ce qu’elle veut.

OCHOA - Et vous, chef, qu’est-ce que vous voulez en un pareil moment ?

LE CHEF - Venu voir. On ne peut pas le laisser en prison sans au moins une raison valable.

OCHOA - Chut !

ALIZ - Je peux m’asseoir là ?

OCHOA - Prends place où tu veux. Ils n’ont pas emporté tous les taluas.

LE CHEF - Ces touristes sont envahissants.

OCHOA - Un verre, chef ?

RAMIREZ - En service, je ne sais pas...

LE CHEF - Serais-tu bête ? On ne te demande rien, à toi !

RAMIREZ - Alors un verre pour moi aussi.

OCHOA - Pas si bête !

LE CHEF (tendant la feuille de papier) - C’est à vous ?

OCHOA (parcourant) - Ils parlent trop d’eux.

LE CHEF - Toi tu parles trop de la maison de ton père.

OCHOA -
La maison de mon père
je la défendrai.
Contre les loups,
contre la sécheresse,
contre le lucre,
contre la justice,
je la défendrai,
la maison de mon père.

Je perdrai
mon bétail,
mes prairies,
mes pinèdes ;
je perdrai
mes intérêts,
les rentes,
les dividendes
mais je la défendrai la maison
de mon père.

On m’ôtera les armes
et je la défendrai avec mes mains
la maison de mon père.
On me coupera les mains
et je la défendrai avec mes bras
la maison de mon père.
On me laissera
sans bras,
sans poitrine
et je la défendrai avec mon âme
la maison de mon père.
Moi je mourrai,
mon âme se perdra,
ma famille se perdra,
mais la maison de mon père
demeurera debout.

LE CHEF - Gabriel Aresti.

OCHOA - Vous êtes cultivé, Chef.

LE CHEF - Entre une Ode au vin et cette déclaration de guerre, j’ai choisi.

OCHOA - On ne choisit pas. On se rencontre.

LE CHEF - C’est peut-être juste mais tout le monde n’a pas l’impression de faire des rencontres.

RAMIREZ - C’est une question de tranquillité. Pas d’habitude.

LE CHEF - Serais-tu...? (à Ochoa) J’ai besoin de lui parler.

OCHOA - Elle dort.

ALIZ - Elle fait semblant pour que je dorme mais je ne dors pas moi non plus.

LE CHEF - Tu es bien mignonne !

RAMIREZ (riant, entre les dents) - ... mais on t’a pas sonnée !

OCHOA - Dure journée que nous n’avions pas prévue dans notre combat quotidien !

LE CHEF - Tu ne te battras pas longtemps.

OCHOA (servant le vin, à Ramirez) - Il y tient, le Chef, à sa petite victoire.

RAMIREZ - Si on vous avait rendu à moitié sourd !

ALIZ (au chef) - Tu es sourd d’oreille ?

RAMIREZ (singeant) - Une explosion comme un million de millions de pop-corn ! Tu t’imagines ?

LE CHEF - Est-il bête ? Avale ton vin, fils de Ramírez et de Rosetti l’Italienne de Provence.

OCHOA (riant) - Fils de sa mère ! J’ai connu le vieux Ramírez qui transportait les glands toute la journée. Il possédait un âne et trois murs derrière la maison des Gálvez. Le jardin ne lui appartenait pas.

RAMIREZ (amer) - Vous parlez trop des autres.

LE CHEF (heureux) - Bois ton vin et redemandes-en !

RAMIREZ (pas rancunier) - Oui, Chef !

OCHOA (servant Aliz) -
La maison de mon père
Arrue l’a peinte
un matin de printemps
et Jammes l’a chantée
un soir de veillée
à une époque
que je n’ai pas connue
mais que personne
ni rien
n’effacera
de ma mémoire
La maison de mon père
demeurera
un tableau de peinture
sur le mur de ta maison
éternellement
Et au piano
j’interprèterai
un peu de Ravel
La nostalgie
une petite douleur intime
sous la chemise
la perspective
la lumière
l’orientation
et toute mon enfance
revient
avec ce que je n’ai pas possédé
mais qui demeure mien
parce que mon père
dure plus que les rois
et que la destruction
que les royaumes imposent
à ceux
- peuples et libertins -
qui ne reconnaissent pas les rois

La maison est peinte
par Arrue
et chantée
par Jammes
et je joue
du Ravel
sans tristesse
une petite douleur
mais je n’ai rien perdu
et j’ai plus d’avenir
que les rois
- Voilà comment j’explique
mon bonheur

LE CHEF (irrité) - Et cette petite fille ? Qu’est-ce qu’elle dit ?

ALIZ (inquiète) - Je sais des poésies de Maurice Carême...

RAMIREZ (amer) - Tu ne sais rien. Mange tes tortas et va jouer avec...

LE CHEF - Serais-tu bête ? (à Aliz) Tu ne sais rien de Machado, le frère ?

OCHOA - Le frère, c’est plus simple.

LE CHEF - Je traduis...
Tant que le peuple ne les a pas chantées
Les chansons ne sont pas des chansons ;
Et quand enfin on les chante
Personne ne se souvient de leur auteur.
Telle est la gloire, Guillén,
De ceux qui écrivent des chansons :
Entendre dire finalement
Que personne ne les a écrites.
Débrouille-toi pour que tes chansons
Finissent dans la bouche des gens,
Même si elles cessent d’être les tiennes
Pour appartenir à tous les autres.
Ainsi, parce que le coeur des chansonniers
S’est fondu dans l’âme populaire,
Les noms se sont perdus
En échange de l’éternité.

ALIZ - Comprends pas.

RAMIREZ - C’est ça, mange !

LE CHEF - Il faudra bien qu’elle se réveille.

OCHOA - Vous êtes patient comme une araignée.

RAMIREZ - Les araignées tissent leurs toiles quand on a le dos tourné et quand on lève la tête, elles attendent. Je n’aime pas les araignées.

LE CHEF (rieur) - Ramirez préfère les mammifères, si possible avec de grosses mamelles !

ALIZ - Nous avons un chat, vingt-deux chiens et trente-trois chevaux. Il y a aussi les tourterelles des toits et les hiboux des greniers mais ce sont des oiseaux.

RAMIREZ - Mange tes tortas, tête de piaf !

LE CHEF - Un chat, ce n’est pas beaucoup.

ALIZ - Les autres chats ne nous appartiennent pas. Comme les insectes, les campagnols, les loirs et tout ce qui n’est pas à nous, comme l’herbe sous les arbres mais les arbres sont à nous et la terre...

RAMIREZ - ... jusqu’à une certaine profondeur.

LE CHEF (à Ochoa) - Il a étudié le droit. Il montera vite.

ALIZ - Les hommes n’appartiennent à personne mais une femme peut appartenir à un homme si c’est ce qu’elle veut.

LE CHEF - Et qu’est-ce que tu veux, toi ?

ALIZ - Continuer de voyager et d’apprendre toutes les langues.

RAMIREZ - Il lui a parlé de sa langue.

LE CHEF (désignant le carton) - Qu’est-ce que c’est ?

OCHOA - Les cierges. Je ne sais pas où en est Omero.

LE CHEF (à Ramírez) - Je savais bien que c’était d’Omero.

RAMIREZ - Je le pincerai un jour.

LE CHEF (à Ochoa) - À cause des truites. C’est moins grave que de s’attaquer aux biens publics mais c’est un délit.

OCHOA - Elles sont bien bonnes, les truites d’Omero ! Et ses lièvres !

RAMIREZ - Je n’ai pas oublié les lièvres. Et les femmes qui se plaignent de lui.

OCHOA (riant) - Il les aime !

LE CHEF (à Ramírez) - On ne peut pas tout réprimander. D’ailleurs monsieur le juge...

ALIZ - Papa est juge et partie.

OCHOA (au chef) - Il est maire de son village, là-bas, de l’autre côté des Pyrénées.

LE CHEF - Et tu l’aimes beaucoup, ton Papa ?

RAMIREZ - Serait-il...?

ALIZ - Où est-il ? Où l’as-tu emmené ?

RAMIREZ - On se disperse.

OCHOA - Je vais voir où en est Omero avec le coton. Les femmes arrivent à midi pile. (il sort)



Scène XIV
Le Chef, Ramírez, Aliz



RAMIREZ - Il nous laisse seuls sans votre permission, Chef.

LE CHEF - Il est maître chez lui.

RAMIREZ - Cette petite morveuse en sait plus qu’elle ne dit.

LE CHEF - Vous n’aimez pas assez les filles, Ramírez.

RAMIREZ - Je ne les aime pas au berceau mais quand elles ont bien mûres, je me défends.

LE CHEF - Défendez-vous contre les hommes, Ramírez. (à Aliz) Tu as fini ton petit-déjeuner ? C’était bon ? Tu l’aimes bien, Ochoa ?

ALIZ - Je n’aime pas les imbéciles qui font des grimaces.

LE CHEF - C’est pour vous, Ramírez. Cessez de grimacer. Vous ne plaisez pas à cet enfant. Nous ne sommes pas mandatés pour nous faire des ennemis.

RAMIREZ - Ni pour plaire. Pas bête.

ALIZ - Les cierges, c’est pour l’air. J’ai compris. Vous avez un cerf-volant ?

RAMIREZ - J’ai un fusil à cerf-volant.

ALIZ - Aujourd’hui, le vent est idéal pour jouer avec un cerf-volant mais passé midi, la mer se réveille comme si elle n’avait pas dormi la nuit et les parasols s’envolent.

RAMIREZ - EH ?

LE CHEF - Si elle ne dort pas, tu pourrais aller lui dire qu’on aimerait bien lui parler.

ALIZ - Vous ne comprenez rien : croyez-vous qu’elle vous accordera une audience si vous n’en sollicitez pas le sujet ?

RAMIREZ - Petite...!

LE CHEF - Nous souhaitons parler avec elle de ton Papa.

ALIZ - C’est clair. Mais elle dort.

RAMIREZ - Tu disais le contraire tout à l’heure !

ALIZ - Si elle dit qu’elle dort, elle dort. Et si je ne dors pas, je ne dors pas.

RAMIREZ - Il l’a empoisonnée !

ALIZ (au chef émerveillé) - Si tu avais des enfants, tu saurais leur parler. C’est ce que dit Néron.

RAMIREZ - Que vient faire Néron dans cette...?

LE CHEF - Néron, le frère... celui qui...

ALIZ - Il n’y a pas de secret. Tout le monde peut le savoir. Il est mort. Vous voulez savoir comment il a mouru ?

RAMIREZ - On le sait.

LE CHEF - Serais-tu bête ? Sait-on ce qu’on sait ou seulement ce que les autres savent ? Le Droit !

ALIZ - Moi, je ne voulais pas me baigner toute nue. Et encore moins mourir toute nue. Vous ne savez pas ce que c’est de mourir dans l’eau.

LE CHEF - Comment le sais-tu, toi ? Tu n’es pas morte. Tu ne t’es même pas baignée.

ALIZ - Néron n’écoute personne et maintenant qu’il est mort, il fera sans doute tout ce qu’il voudra. Vous ne savez pas ce que c’est d’être libéré de la chair.

LE CHEF - Certes. Je ne m’en suis jamais trop éloigné de peur qu’on me la vole. Je défends ma chair avec autant de courage qu’Ochoa défend la maison de son père.

ALIZ (riant) - Quelle idée !

RAMIREZ - Si tu n’avais pas mangé trop de tortas, je t’en donnerais.

LE CHEF - Serait-il bête ?

ALIZ - Confondre des taluas avec des tortas ! C’est comme prendre un basque pour un espagnol.

RAMIREZ (hors de lui) - Ça suffit, ¡coño !

LE CHEF - Il ne faut pas répéter tout ce que dit Ochoa. Tu peux écouter mais ne rien dire si on ne te le demande pas.

ALIZ - Vous croyez peut-être que j’attends la permission des gens de maison pour me mettre ce que je veux ?

RAMIREZ - On nous avait prévenus ! Elle est...

LE CHEF - Allez me chercher mes lunettes, Ramírez !

RAMIREZ - Vous les avez sur le nez.

ALIZ (amusée) - C’est pour ça que tu ne me vois pas bien ! Ce sont des lunettes de lecture ! Je ne suis pas un livre !

RAMIREZ - Elle me rend...

LE CHEF - Vous l’êtes déjà.

RAMIREZ - Quand je serai...

LE CHEF - Je sais, je sais. Vous vous vengerez. Mais d’après mes calculs, je serai à la retraite.

RAMIREZ - Vous calculez mal.

LE CHEF - Allez me chercher l’appareil photo !

RAMIREZ - J’y vais ! J’y vais ! (il sort)



Scène XV
Le Chef, Aliz



ALIZ (dure)-Bien fait. Moi, je l’aurais tué.

LE CHEF - Tu parles de la mort comme si tu savais tout d’elle.

ALIZ - On sait ce que sont les morts et les mortes. Pas plus.

LE CHEF - Ta mère parle dans son sommeil.

ALIZ - Je vous ai dit mille fois qu’elle ne dort pas !

LE CHEF - Alors dis-lui que je voudrais parler avec elle de...

ALIZ - On ne lui parle pas quand elle est en compagnie.

LE CHEF - Omero !

ALIZ - Bien visé.

LE CHEF - Où vas-tu ?

ALIZ - Regarder.

LE CHEF - Mais regarder quoi, au nom du ciel ?

ALIZ (sortant) - Tu n’es qu’un valet !

LE CHEF - Je vais finir par le croire.



Scène XVI
Le Chef, Ramírez



RAMIREZ (entrant) - Croire quoi, Chef ? On n’a plus que ça comme pellicule. 400 ASA. D’après ce que je sais...

LE CHEF - Quel est le problème ?

RAMIREZ - Trop de lumière, Chef, et trop de sensibilité. Ça ne va pas ensemble.

LE CHEF - Qu’est-ce que tu me racontes ! Allons-y !

RAMIREZ (suivant) - Où, Chef ? (ils sortent)

VOIX DU CHEF - C’est quoi ce bouton ?

VOIX DE RAMIREZ - Je n’en sais rien, Chef.

VOIX DU CHEF - Comment voulez-vous essayer si vous ne savez pas quel est le bon bouton ?

VOIX DE RAMIREZ - Mais il n’y a pas de bouton pour ça, Chef !

VOIX DU CHEF - Maudits Japonais !



Scène XVII
Pilar, Angustias



PILAR (entrant avec une bassine d’émail blanc sous le bras, essoufflée) - Toujours la première malgré l’âge et les infirmités !

ANGUSTIAS (entrant, idem) - Infirmités ? Ton pied bot et la bosse sous ton omoplate ? Rien à côté de ce que j’endure depuis le dernier.

PILAR (observant la pente) - Elles marchent tranquillement. Elles nous ont encore pigeonnées, les garces.

ANGUSTIAS (qui reprend son souffle sur une chaise) - Puisque ça les amuse, ces deux estropiées qui se frottent depuis l’enfance. Elles n’imaginent pas à quel point il n’y a plus d’enfance pour nous.

PILAR (riant) - Parle pour toi, vieille peau ! Je me souviens de tous mes petits amoureux.

ANGUSTIAS - Des amoureux, toi ? Avec ton pied et cette bosse ?

PILAR - Ils m’aimaient pour mes seins.

ANGUSTIAS - Si c’est ce que tu appelles l’enfance, moi je me souviens de la petite lueur qui s’allumait dans les yeux des vieux quand je passais avec mon eau sur la tête.

PILAR - Quelqu’un ?

ANGUSTIAS - Ne crie pas ! S’il n’y a personne que le mort et madame sa suivante (elle fait une révérence sans quitter la chaise)...

PILAR - Ochoa ne laisse pas sa maison ouverte à tous les vents. Faisons chauffer de l’eau.

ANGUSTIAS - Je suis trop fatiguée ! Attendons les jeunes. Elles sont trois, dont ma fille préférée et les filles de ma soeur.

PILAR - Des novices ! On verra ce que ça donnera. Elles montent comme si on était dupe de ce petit jeu qu’elles empruntent à la communauté sans se poser de questions.

ANGUSTIAS - Nous en sommes-nous posé, des questions, à leur âge, quand c’était le moment de mettre la main sur les moyens de vivre ? Tu as eu plus de chance que moi, malgré le pied et la bosse.

PILAR - Mes seins, je te dis.

ANGUSTIAS - Et ma fente qui est comme la porte d’un bordel dans un sens et celle de la vie dans l’autre ?

Huit fois j’ai enfanté.
Les portes sont fermées.
Je suis vieille et passée
Comme le riz de ma platée
Neuf fois j’ai connu la douleur
Et dix fois j’ai perdu la tête
Onze fois le plaisir
Douze fois l’amertume
Puis plus rien pour me plaire
Plus de lumière d’or
Dans les oliviers du matin
Plus de terre rose
Dans l’ombre des matins
De ces vendredis treize
Quand Pedro de la Once
Glisse le billet de loto
Entre mes seins faciles
Comme ceux d’une fille
Que le rêve ensommeille encore
Treize fois j’ai désiré
Et treize fois j’ai perdu
Il n’y a pas de chance
Pour celles qui ont égaré
Les clés de l’enfance
Mais l’enfance appartient
À celles qui promettent
Et je demandais trop
À l’homme qui passait
Et pas assez à celui
Qui s’arrêtait pour souffler
Voilà comment on se retrouve
Dans le lit des travailleurs
À treize je m’en vais
Ce n’est pas une promesse
C’est tout ce que j’attends
De la vie qui s’achève
Et du temps qui recommence
Sans rien changer au temps zéro
Parle-moi de la vie facile
Et des domestiques qu’on chasse
Comme les oiseaux des branches
D’un jet de pierre
Ou d’un cri d’enfant
Parle-moi de ce qui arrivera
Aux filles, à la chance et aux rimes
Que l’enfance attend
Pour que tout s’achève
En queue de poisson
À treize ans j’ai conçu
Sans la grâce de Dieu
Le premier de mes fils
Le deuxième à quatorze
Et à vingt j’ai vieilli
Voilà comme on devient
La grand-mère de ses enfants

PILAR - À trente, j’étais vierge.

ANGUSTIAS - Que tu dis !

PILAR - Sinon il ne m’aurait pas épousée.

ANGUSTIAS - Qu’est-ce qu’il connaissait et qu’est-ce qu’il a appris depuis ?

PILAR (riant) - Garce ! Avec toi, je n’ai jamais le dernier mot !

ANGUSTIAS - Je n’ai pas fini ma chanson.

PILAR - Plus tard ! Les voilà. Jeunes et jolies à défaut d’être belles. Dommage que les visages ne soient pas à la hauteur du reste !

ANGUSTIAS - Tu parles comme un homme !

PILAR -
Jeunes et jolies
À défaut d’être belles...



Scène XVIII
Pilar, Angustias, Dolores, Virginia, Troisième jeune fille



PILAR - Beau début ! (aux filles qui entrent) Ne vous pressez pas !

DOLORES - Virginia a laissé le savon en chemin.

VIRGINIA - On peut te confier un secret.

DOLORES - Oui, on peut, surtout que je te l’avais confié, le savon.

VIRGINIA - Le savon plus les cierges, je n’en pouvais plus.

ANGUSTIAS - Imagine comme ça va être facile de trouver du savon dans la maison d’un bon à rien !

PILAR - Il y a de la cendre dans la cuisinière.

ANGUSTIAS - Quelle chance il a, le mort, que Dolores soit paresseuse au point de confier à Virginia ce que Virginia est incapable de garder !

VIRGINIA - Elle ne garde pas les secrets, elle !

TROISIÈME JEUNE FILLE - Deux tigresses ! Elles n’ont pas arrêté depuis que vous nous avez quittées.

PILAR - Et qui nous a mis dans la tête de courir comme des folles ? Vous le connaissez bien ce jeu ! Pour qui jouiez-vous, petites garces ?

ANGUSTIAS - Nous nous disputerons plus tard. Faites chauffer de l’eau, les filles. Où en étais-je avec ma chanson ?

PILAR - Comment veux-tu que je me souvienne d’une pareille chanson ? Il n’y a pas de refrain.

ANGUSTIAS - Pilar et ses refrains !

Par ici les petits
J’ai de la soupe sur le feu
Par ici mes amants
Il fait nuit

PILAR (riant) - Garce !

ANGUSTIAS - Du bruit ! On vient.



Scène XIX
Les mêmes, Gisèle



PILAR (comme Gisèle entre, nue et désespérée) - Qui est cette femme ?

ANGUSTIAS (qui soutient Gisèle) - Peu importe qui elle est mais nous allons savoir ce qui lui est arrivé.



Rideau

 

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