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Livre premier (Le Morio)
Chapitre IX (Le Morio de Patrick Cintas)

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 Article publié le 2 mars 2025.

oOo

Ce corps qui a trop vieilli, qui ne sait plus ce qu’il a été et qui sait trop bien ce qu’il deviendra. La chambre en longueur. Corridor. Avec au fond une fenêtre et des persiennes que le soleil visite par instant. Comme s’il pleuvait. Cependant Alfred Tulipe a du mal à imaginer la pluie à cette époque de l’année. Plus tard, à l’équinoxe d’automne. Il y pense. On lui en a parlé. Entre deux verres de manzanilla. Patio d’ombres et de gouttelettes. Impossible de revoir, en pensée, le jet d’eau. Il voit le lit aux draps défaits. Le crucifix d’ébène. Quelquefois il s’agit de lits superposés. Il s’approche, gravit deux échelons et il n’y a personne là-haut. Il redescend et constate qu’il n’y a pas non plus de lit superposé. Il ne recule pas loin, car la chambre est un couloir. La lumière des persiennes atteint péniblement l’endroit où se trouve le lit, perpendiculairement au mur qui fait face à la fenêtre. Cinq mètres de long, dit-il au jugé. Mais il ne s’adresse qu’à lui-même. Il marche pendant cinq mètres approximatifs, touche le mur entre le lit et le mur de gauche, le lit est à droite. Il pivote sans se faire d’illusion : c’est bien une fenêtre. Il refait cinq mètres : ce sont bien des volets à persiennes. Il touche un carreau. L’espagnolette frémit. Il l’empoigne. Elle résiste. Elle résistait hier : pourquoi ne résisterait-elle pas aujourd’hui ? Et demain elle résistera. Et le bruit du carreau cassé se conclura par l’irruption de deux types à la bouche cousue. Ils sentent le tabac et l’eau de Cologne du bain hebdomadaire, la seule sortie de la semaine. Avec une cagoule sur la tête et l’un d’eux brandit une seringue au liquide jaune pipi. Observation vite faite avant que la cagoule occulte tout ce qui va se passer ensuite. Le glissement sur un plancher qui craque. Le dallage froid aux pieds nus. L’eau qui frappe. La main qui torchonne la peau. Entre les jambes insiste. Il les écarte. Ne ressent aucun plaisir. Puis il pivote comme dans l’espace, en l’absence de gravité. Il retourne la tête à l’envers. Quelqu’un frotte énergiquement ses cheveux. La porte claque. La cagoule a disparu sans laisser de trace. S’il casse un carreau, les deux types s’amènent mais cette fois on ne recommence pas comme pour la toilette hebdomadaire. Ils piquent. Deux piqûres. Et quand il se réveille, le carreau est intact. Alors depuis (c’est arrivé deux fois) il ne le casse plus. Il ne gueule plus qu’il a failli mourir à cause d’un assassin. Il ne sait rien de l’assassin qui ne l’a pas tué mais qui a laissé sa trace : une cicatrice en forme de croix qui a impressionné le tribunal. Elle démange le matin après le réveil. Ses ongles ont du mal à atteindre cette zone lointaine de son propre dos. Il se contorsionne. Par terre parce que le lit est étroit. Et le voisin du dessus se plaint d’avoir été réveillé alors qu’il faisait un rêve érotique. Mais la chambre aussi est étroite. Et tandis qu’Alfred se contorsionne ses pieds heurtent les murs et ça met fin au rêve érotique ou bien le voisin du dessus n’a jamais existé. Il l’a inventé. Il est seul. Et la nuit n’existe plus depuis qu’il vit dans cette chambre-couloir. Même la lumière ne change pas de nature : comme qui dirait une lumière de jour et une autre de nuit. C’est toujours la même lumière et il ne sait toujours pas sur quoi donne cette fenêtre si on l’ouvre. Mais on ne l’ouvre pas. À peine le carreau cassé, les deux types enfoncent la porte et piquent. Inutile de recommencer. On ne peut même pas fumer, ni boire, ni se masturber. On ne peut que parler à voix haute. Sans hausser le ton, parce que le ton, comme le carreau, peut donner le signal d’une intrusion qui se solde par le sommeil après une lutte perdue d’avance. Mais il n’entend pas de voix. Il en a entendu au tribunal. Il se souvient que les journaux le plaignaient, mais ils disaient aussi qu’il avait eu de la chance : la lame n’avait pas tranché l’aorte ni la moelle épinière. Et il avait encore un poumon pour respirer comme tout le monde. Puis il avait descendu les marches du palais de Justice et il s’était perdu dans une ville qui n’était pas la sienne. Il avait même disparu. Les journaux avaient parlé de cette disparition. Il en avait trouvé un dans une haie où résidaient des perdrix qu’il avait effrayées. Et quelqu’un avait signalé cet habitant de haie et on l’en avait extrait. Les journaux parlaient, certes, mais lui, il avait perdu la parole. Comme si la lame avait tranché ses cordes vocales. Il ne les sentait plus comme avant mais il avait eu le temps de crier et la porte s’était refermée. Impossible de se souvenir de ce qui s’était passé entre ce cri et l’ouverture de la porte. Tout avait disparu. Il ne restait plus rien. Et il ne restait pas grand-chose de ce qui s’était passé entre la douleur provoquée par la lame et l’entrée dans le tribunal. Il se souvenait très bien de ces audiences interminables. Il était parfaitement capable d’en écrire le récit. Mais personne n’avait songé à le lui demander. Et il ne disposait pas de quoi écrire. Le voisin du dessus avait beau être bossu, il n’écrivait pas. Et c’est quand il voyait bien qu’il n’y avait ni lit superposé au sien, ni voisin du dessus, ni bossu pour écrire qu’il se sentait seul, incroyablement seul. Seul dans un pays étranger. Personne ne l’avait mis dans un train. On n’entendait pas les trains. Même en collant son oreille contre le carreau. Tout juste s’il entendait les enfants. Comme d’habitude, ils jouaient. Et quand ils ne jouaient pas, ils disparaissaient et il se couchait sans savoir s’il était jour ou nuit ni s’il avait sommeil ou simplement envie de rêver à autre chose. De plus, tout ce qui était écrit sur les murs n’était pas de lui. Il lisait cette langue, il l’écrivait même, mais il n’était pas l’auteur de ces récits qui n’en formaient peut-être qu’un. Mais comment savoir ce qu’ils formaient, si jamais ils formaient quelque chose, puisqu’il était impossible de savoir par où commencer et surtout en quoi finir. Il avait renoncé depuis hier à résoudre ce problème qui n’avait d’ailleurs peut-être pas de solution. Et comme personne ne venait effacer ces écritures, il supposa qu’elles ne représentaient aucun danger pour l’équilibre déjà fragile de son esprit qui souffrait terriblement d’avoir été menacé de mort par un autre homme. S’il avait succombé à cette attaque, avec ou sans souffrances, il ne serait plus là pour y penser. Seulement il avait survécu et il se souvenait de tout ce qui s’était dit et démontré pendant le procès. Soulignons qu’aucune hypothèse n’était demeuré sans solution. Ces démonstrations étaient exemplaires, autant que les romans de Cervantès. Il avait lu tout Cervantès et la présidente du tribunal s’en était étonnée, demandant de préciser si c’était dans l’original ou en traduction, parce que c’est toujours ce que l’on demande à un étranger qui vient d’être transpercé par une lame nationale. Il avait présenté un début de preuve et la présidente avait estimé que ça suffisait comme ça ! L’assassin, qui avait failli en devenir un, regardait le plafond où rien n’était peint. Alfred avait déjà pris l’habitude de gratter la cicatrice qui, à l’époque du procès, était encore fragile, à tel point que de temps à autre quelqu’un, qui pouvait être un enfant, pointait son doigt en direction de la tache et quelqu’un d’autre, il ne savait plus qui, apportait une chemise fraîchement repassée. L’existence s’était emplie d’autres automatismes, comme par exemple celui ou celle qui le contraignait à changer de direction parce qu’il avait commencé à uriner contre un mur. Et j’en passe, pensa-t-il ce jour-là, qui était le dernier, c’était décidé, il en avait par-dessus la tête de reproduire les mêmes effets, à tel point qu’il ne s’intéressait plus aux causes, comme ce carreau ou la question de savoir comment ils entraient dans une chambre sans porte. Une porte qui grinçait violemment ou pas en s’ouvrant et qui claquait ou chuintait en se refermant, n’ayant pas apparu ni disparu ! Il observait la chose, en général, depuis son lit où il était couché comme un mort, les mains en croix sur sa poitrine toujours haletante. Ou bien il venait de provoquer une intervention d’office et il était déjà en train de ramasser les brisures du carreau au lieu de les compter. Il ne savait pas ce qu’on attendait de lui. S’il criait pourquoi on lui répondait comment. Et s’il ne savait pas dire comment, ils se taisaient. On ne les entendait plus. On n’entendait que les enfants, leurs cris de joie intense ou de frayeur aussi bien jouée. Sans fleurs pour égayer le moment ou au moins cet espace tout en longueur, étroit et obstinément hermétique si jamais l’esprit s’aventurait à tenter d’en déchiffrer le ou les récits. Le plafond était un plafond ordinaire, avec ou sans traces de suie, toiles d’araignées, fissures anciennes, impacts de ballon ou de chique. On pouvait le voir en se couchant, si toutefois aucun lit ne se superposait. On percevait clairement la perspective et les trajets de la lumière entre les ombres et les reliefs. Mais aucune histoire n’y était inscrite. Personne n’avait songé à utiliser le plafond pour exprimer ce qui devait forcément relever du désespoir. Mais cela s’expliquait : en l’absence de lit superposé, il n’y avait aucun moyen d’atteindre cette surface mise à l’envers et surtout très haut. Et si le lit se superposait, sans qu’on sache pourquoi, ni comment d’ailleurs, le bossu y couchait et il n’était alors pas question de lui demander de se pousser un peu : il n’avait pas l’air de comprendre. Aussi Alfred, pourtant plein de son récit, avait renoncé à le coucher, à l’envers, sur le plafond. Avec quoi d’ailleurs ? Avec son sang ? Comme dans un roman à la con ? En préparant un composé de salive et de poussière pour servir d’encre et avec le doigt pointé en l’air, les jambes de chaque côté du bossu qui n’arrêterait pas d’exprimer sa plainte de propriétaire illégalement squatté par un faux cadavre échappé d’un tribunal comme on s’évade d’un asile de fou ? Autant le devenir séance tenante. Sans tambour ni trompette comme le conseillait le maître de Honfleur. Non, non. C’était fini et bien fini. C’était fini aujourd’hui et non pas demain. Demain n’existait plus. Sans savoir bien sûr si pour le faire disparaître définitivement il était nécessaire d’arrêter le temps avant la nuit, sachant qu’on ne savait jamais s’il était nuit ou jour dans cette maudite chambre ! Or, il n’y a pas de demain après le jour. Il n’y a de demain qu’après la nuit. Alors ne parlons plus de demain et disons… tout à l’heure. C’est bien, l’heure. Même si on ignore de laquelle on est en train de se préparer à en briser les aiguilles. Alfred, à cette pensée qui le saisissait au saut du lit, sans qu’il sache si le bossu en était témoin, appliquait ses mains sur sa bouche pour s’empêcher de dire. Mais de dire quoi ? Vous pouviez, en ce temps-là, dire des choses parfaitement compatibles avec la non-intervention de ces deux types. Comme par exemple : « Oh ! Je jouis ! » Mais dire « J’en ai marre ! », même sans le crier et vous étiez bon pour deux piqûres, une de chaque côté, et un grand coup de poing sur le crâne en cas de rébellion imprévue au règlement. Il ne le dit pas. Il marmonna dans ses dents et le son ne franchit pas l’obstacle de ses mains aux doigts serrés l’un contre l’autre dans un projet si hermétique qu’il était impossible que quelqu’un y comprît quelque chose. Heureusement pour la tranquillité, il était encore possible de s’exprimer sans être systématiquement déchiffré. Alfred ne s’en privait d’ailleurs pas. Mais les occasions de s’adonner à cet exercice de l’obscurité étaient rares. Et il n’était pas toujours prêt à s’y adonner. Il se laissait souvent surprendre par la vélocité du phénomène. Et s’il n’en souffrait plus aujourd’hui, par lassitude, il en avait subi les tourments quand ça avait commencé, peu après qu’ils l’eurent extrait de la haie où les perdrix avaient pondu parce que c’était le printemps. Tout le monde pond au printemps. Inutile de poser la question au bossu, il n’y a pas plus de printemps pour lui que pour Marnie. Maudit bossu qui n’est jamais là quand on a besoin de lui ! « Je pourrais en dire autant de… » commença Alfred. Ses mains ne fermaient plus sa bouche, mais son esprit avait réagi à temps et la langue avait suspendu son vol. Le temps aussi était suspendu. Mais personne n’entra, surtout pas ces deux types qui avaient dû interrompre leurs études au niveau de la maternelle, avant de savoir écrire et de réciter les tables sans se tromper de jour ni d’heure. Remarquez bien que s’ils étaient entrés, la porte se serait ouverte et le moment aurait été mis à profit pour la situer, sur le mur de droite ou celui de gauche. Il aurait fallu écarquiller les yeux. Alfred s’en sentait la force, peut-être même le courage, car qui sait ce qu’il serait advenu ensuite, sachant qu’il savait et qu’il n’y avait aucun moyen de lui arracher ça de la tête. Rien ne disait ce qui était prévu par quelque obscur règlement datant de la nuit des temps. Mais Alfred, qui regardait les écritures des murs, à droite, à gauche, se garda bien de tenter un déchiffrement. Cela prendrait tellement de temps qu’il serait libéré d’ici là. Il n’était pas prévu qu’il meure entre ces murs. Il y avait ce jour, impossible à situer dans le futur, où il franchirait la grille qu’il avait traversée dans l’autre sens, ne lui demandez pas combien de temps était passé depuis. Inutile de perdre les derniers moments, ceux qui étaient pour ainsi dire déjà présents. Il y en avait peut-être deux ou trois, quatre au plus, même cinq, et puis tout serait fini, y compris le récit parfaitement élaboré dans sa tête des minutes du procès qui s’était conclu par la condamnation de l’assassin qui avait raté son coup, ce qui n’excusait en rien son geste ni ne réduisait la peine qu’il subissait en ce moment même où Alfred se prépare à quitter ce monde, le seul qu’il connaît, encore qu’imparfaitement, et pour toujours. Aux persiennes, la lumière ne changeait pas. Elle n’avait jamais changé, pas plus que les cris des enfants ni sans doute les enfants eux-mêmes. Quand on pense qu’il y avait un dehors à cette chambre et qu’Alfred ne pouvait que l’imaginer, pensant d’ailleurs ne pas avoir le pouvoir d’y mettre fin en cessant de vivre. Rien ne s’arrêterait, ni dedans ni dehors. Et son cadavre n’aurait pas le temps de pourrir à la surface de ce monde qui ne connaît de la profondeur que celle des cimetières, encore qu’ils soient si nombreux qu’on ne peut les compter. Que sont devenues les perdrix ? Et ces œufs qu’il avait brisés en occupant le nid ? Quel intrus il avait été ! Mais il n’avait pas été admis à l’hôpital parce qu’il sentait le fraîchin. Que non ! Ils avaient répertorié ses anomalies au cours d’une série de procédures qui se ressemblaient tout en étant différentes. C’était en tout cas ce qu’avait ressenti Alfred tandis qu’on le trimballait dans les couloirs et de salle en salle. Il ne s’y était pas opposé comme ils s’y attendaient. On lui avait même dit que d’habitude c’était moins facile. On ne le félicitait pas, parce que tout bien pesé sa docilité compliquait des choses déjà assez complexes comme ça. Ils avaient brandi le rapport au cours d’un autre procès. On avait changé la présidente pour un président mais ça ne changeait rien, sauf qu’il ne pourrait pas cette fois sortir du tribunal pour aller se cacher dans une haie en espérant que les perdrix ne finiraient pas par le trahir. Il haïssait les perdrix maintenant et le président ne s’en étonna pas. Il souriait comme s’il se retenait de rire. Le genre de type qui, s’il se met à rire, donne envie de pleurer parce qu’on ne peut rien faire contre ses décisions. Mêmes les piqûres avaient changé de douleur. Elles piquaient moins. Elles ne voyageaient pas comme au début, le jour de son arrestation par les autorités sanitaires. Elles semblaient circuler au hasard des organes, affectant les uns d’une douleur lancinante alors que d’autres se plaignaient d’avoir atteint l’insupportable. « Non, non, monsieur Alfred Tulipe, vous ne sortez pas. Vous entrez ! » Et il était entré, en même temps que moi, dans cet établissement, par une grille suivie d’une allée qui obturait ses flancs, privant ainsi le nouveau venu de toute vision qui l’eût au moins un peu renseigné sur l’état et la nature de cette résidence si particulière qu’on y pense rarement de son vivant… Que dis-je ? De son vivant. Calami ou linguæ, un lapsus est un lapsus. Bref, l’allée déboucha sur un hall si vite traversé qu’il ne laissa aucune trace dans la mémoire de notre pauvre Alfred et il sentit nettement qu’on l’élevait à l’étage, lequel, il n’en sut rien et aussitôt la porte se referma et disparut. Il avait alors l’esprit passablement embrouillé. Il vit le bossu sur le lit superposé et dans le lit qui se laissait superposer des draps étaient soigneusement pliés et le bossu tonitrua : « Ici on fait son lit ! » et il disparut comme la porte et un tas d’autres choses dont Alfred eût été bien incapable de dresser la liste. Il fit son lit, bourra le coussin de coup de poings rageurs, non sans se méfier des réactions du bossu qui pouvait bien sûr réapparaître à tout moment. Oui, il se souvenait maintenant de ces premiers moments d’enfermement non désiré ni accepté de bonne grâce. Tout de suite la question de la porte s’était posée : « Mais où est-elle, nom de Dieu ! » Et c’est en la cherchant qu’il tomba sur les écritures des murs, qu’il prit d’abord pour des hiéroglyphes, car ça sentait la poussière et elle ne datait pas d’aujourd’hui. Ensuite se posa la question de la nuit : « C’est l’heure de se coucher, monsieur Tulipe !

— Mais il fait encore jour !

— Ne vous fiez pas à la fenêtre ! »

Et il cassa son premier carreau ce jour-là, sans savoir si c’était jour ou nuit et refusant de se coucher avec de la lumière « dans la tronche ! » Vous connaissez la suite. Mais il n’y eut pas de troisième carreau. Celui-ci demeura intact jusqu’au jour où Alfred avait décidé d’en finir et que ce soit une bonne fois pour toutes ! Or, le briser provoquerait l’inévitable irruption des deux types qui s’y connaissaient en procédures d’urgence. Il s’agissait de le briser sans le briser. Mais Alfred n’était pas assez fou pour s’imaginer qu’il était possible de briser le carreau sans le briser. Il ne le brisa donc point et renonça dans la foulée à se trancher les veines comme Pétrone qui cependant était romain et savait comment ne pas s’en tordre de douleur, ce qui l’aurait sauvé car on serait intervenu pour garroter sciemment. Sauf qu’Alfred ne disposait pas d’eau ni de quoi l’y mettre pour y plonger son poignet tranché. Une succession d’évènements impossible à faire entrer dans ce qu’il faut de temps pour être mort avant d’être sauvé par ces deux énergumènes qui ne savaient peut-être pas comment on fait pour au moins paraître intelligent, mais qui avaient réussi les épreuves du stage avec sans doute les félicitations du jury qui lui n’est pas composé de barjots. Alfred se mit à arpenter l’étroitesse de la chambre, en long, en large, en diagonale, médiane et de toutes les façons qu’autorise la géométrie plane en attendant que l’espace s’en mêle. Les draps. Certes. Mais où les accrocher ? De surcroît en l’absence de lit superposé. L’espagnolette. Il l’examina de près. Et juste au moment où il tenait enfin une réponse, quelqu’un entra :

« Bonjour, Alfred. C’est l’heure… »

Alfred fut pris de vertige. L’heure de quoi ? En tout cas pas l’heure du bain. Il en sortait. Il le dit. La personne en question eut l’air étonné qu’on évoquât le bain alors qu’il n’en était pas question.

« Ah ! Là ! Là ! Ce désir de briser un carreau avant… dit la personne qui en effet n’était personne. J’ai déjà vécu ça, allez. Rien ne change ici-bas. L’heure arrive et avant d’y aller, on casse un carreau ou on crache sur le mur ou je ne sais quoi encore. Ou plutôt : je le sais ! Des histoires que si je vous les racontais ce ne serait plus l’heure. Ou plutôt : on la laisserait passer. Vous connaissez la rigueur des chemins de fer. Vous avez tant voyagé, monsieur Tulipe ! Ne cassez pas le carreau. Ne crachez pas. N’écrivez rien sur les murs. C’est fini. Je vous dis que c’est fini ! »

C’était vrai. Et fini. Le train attendait le long du quai. Il pleuvait. On approchait de l’équinoxe. Il reconnut les montagnes. Il partait. « Ou plutôt : Vous repartez ! » Un long voyage, sans doute, avant de ne pas mourir idiot.

Signé : un bossu.

 

Résumé de ce chapitre

Comment Alfred Tulipe a vécu son enfermement. Ses tentatives d’évasion. Évocation subjective de l’assassinat. Disparition de la porte. Personnages rencontrés. Comment le récit se resserre autour de l’impossibilité de sortir de là. Conclusion inattendue.

Chapitre suivant la semaine prochaine. Et ainsi cette année 25 jusqu’à épuisement et fin de ce roman, cadeau de la « start-up » Patrick Cintas.

On peut en évaluer la pertinence en consultant la page de [La Trilogie de l’Oge] sur le site de l’auteur.

Question technique :
Una novela larga siempre será una sucesión de pequeñas novelas cortas. Pío Baroja - La intuición y el estilo (Memorias 5)
La réalité ne peut pas apparaître dans une histoire unique, mais dans une juxtaposition d’histoires incertaines. ARG

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Commentaires :

  Chapitre IX (Le Morio de Patrick Cintas) par Catherine Andrieu

Ce texte est une dérive labyrinthique, une errance mentale qui se cogne aux murs d’une chambre-couloir, où le réel s’effiloche dans la répétition, où les détails deviennent des pièges et les souvenirs, des ombres déformées. Alfred Tulipe est un prisonnier de l’espace et du temps, mais surtout de sa propre conscience en boucles. On ne sait plus si la chambre existe ou si elle est le pur produit d’un esprit qui s’effondre en lui-même.

Tout tourne autour de la fixité et de l’illusion du mouvement. Cinq mètres en avant, cinq mètres en arrière. Une porte qui disparaît et réapparaît comme un mirage. Un carreau qui ne doit pas être brisé, sous peine d’une sanction mécanique, rituelle. La lumière ne change jamais. C’est un espace hors du temps, hors du monde, où même la pluie semble une légende, un bruit rapporté, une sensation perdue. Alfred cherche une sortie, il la suppose, l’imagine, l’invente peut-être, mais elle lui échappe toujours, comme ces voix qui résonnent et s’évanouissent.

L’écriture est un souffle erratique, en apnée, comme si chaque phrase tournait en rond, cherchait une brèche qui n’existe pas. L’onirisme s’y mêle au cauchemar, la perception se disloque. L’humour noir, à peine perceptible, éclate dans les moments de résignation absurde – ce voisin du dessus qui n’a peut-être jamais existé, ce bossu omniprésent et insaisissable, ces geôliers qui appliquent un règlement obscur sans logique apparente.

C’est un huis clos d’esprit plus qu’un enfermement physique. Alfred a beau avoir un corps, il est comme dissous dans la pièce. Il se souvient du tribunal, de l’attaque, de la cicatrice qui démange, mais la douleur a laissé place à une abstraction, à une mécanique d’habitudes, à un délire méthodique. Il n’a plus qu’un langage pour exister, mais même ce langage se retourne contre lui. Ses phrases se mordent la queue, les récits muraux ne lui appartiennent pas, son procès a été jugé mais son existence reste en suspens. Il est un condamné sans condamnation, un disparu qui ne cesse d’apparaître dans son propre oubli.

Et puis, à la fin, le départ. Une libération peut-être. Une résignation plus sûrement. Mais partir où, sinon vers un autre enfermement ? La structure elle-même du texte reflète cet état : une construction circulaire, un rêve de fuite qui ne débouche que sur une autre boucle, une autre illusion. Le train est là, mais voyage-t-il vraiment ? La pluie tombe, mais existe-t-elle vraiment ? Même la conclusion, portée par cette dernière signature ironique – “un bossu” –, nous laisse sur un doute. Alfred Tulipe ne sortira jamais vraiment. Peut-être n’a-t-il jamais existé ailleurs que dans ce corridor sans fin.

C’est un texte qui capture la claustrophobie existentielle dans sa forme la plus insidieuse : non pas celle des murs, mais celle de l’esprit qui se replie et s’auto-dévore. C’est un labyrinthe dont on n’attend même plus l’issue.


  Chapitre IX (Le Morio de Patrick Cintas) par Lalande patrick

L’écriture est un souffle erratique en apnée dixit Catherine Andrieu ! https://youtu.be/nmzPZlSjWKg?si=DPLrHIdbz761ib5s


 

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