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Livre premier (Le Morio)
Chapitre X - 2 (Le Morio de Patrick Cintas)
![]() oOo Alfred Tulipe de retour chez lui (lisible dans un pli du journal)
Franco frissonna malgré les brises chaudes qui remontaient le paseo. Qu’était devenu Alfred Tulipe ? On pouvait facilement savoir qu’il était devenu fou, mais n’en quel pays ? Et si les minutes du procès avaient vaguement évoqué l’influence des Vermort sur l’équilibre mental de la victime (lire ici L’histoire de l’aspirateur à civilisation [IV] et Dernières divinations avant disparition(s) [VIII]), avant les faits et surtout après, il n’en était pas dit autant que ce qu’il n’était pas difficile d’imaginer du mental de Juan Comala, avant, pendant, après et même après l’après (Uruguay ?). Alfred Tulipe ne recevait pas les ornements de la reconnaissance. Il demeurait, aussi bien avant que pendant, un inconnu, voire un étranger, mais un « étranger étranger », car la langue espagnole distingue clairement l’étranger du pays de l’étranger venu d’ailleurs. Forastero, extranjero. Il n’y avait guère qu’à l’Université qu’on se demandait encore s’il fallait traduire le destin de Meursault par El Forastero ou El Extranjero. Mais avait-on jamais vu un Européen, pied-noir ou métropolitain, condamné à avoir la tête tranchée par esprit de justice pour avoir ôté la vie et l’existence à un « indigène » ? Heureusement, à l’époque des faits le garrote vil n’était plus l’instrument de Dieu ni des hommes et pour être européen de foi on se contentait désormais d’enfermer les coupables, et même les innocents, dans des lieux impossibles à confondre avec l’hôtellerie environnante. Mais Alfred Tulipe, comme on peut le lire dans les premiers chapitres de ce livre, n’avait pas choisi l’hôtel pour passer ses premières vacances en pays étranger : il avait connu l’hospitalité d’une émigrée et de fil en aiguille, ou plutôt d’une année sur l’autre, les rapports entre l’hôtesse et son locataire estival avait évolué du simple rapport de prestataire de service à client à un récit, aujourd’hui judiciaire et pas forcément faux, où Juan Comala ne s’immisçait nullement puisqu’il était là avant Alfred Tulipe. Des circonstances dont je ne vous dis pas les manquements à l’esprit de justice, mais l’inspecteur Franco Chercos avait connu le plaisir de voir son scénario policier non seulement reconnu par l’ordre judiciaire mais aussi et surtout applaudi par un public convaincu d’avance. Il n’y a pas de Justice sans Public pas plus que de Public sans Justice. Miroir des traversées. Non, non, décidément rien sur Tamara et Lorenzo… Maudite Presse. Franco donna un coup de poing sur le journal. Il n’y avait jamais rien eu là-dedans concernant cet inceste insupportable. Pas un mot. Alors vous parlez d’une Une ! C’était une affaire de journaliste, pas de policier. Les preuves manquaient. Le journalisme se passe de ce genre de considération. Et personne ne vous en veut. Au contraire, on vous envoie des courriers de remerciement pour avoir mis à jour ce que la Justice est bien incapable de mettre sur le tapis. Faute de plainte. De la part d’un voisin, d’une voisine. Ou de la femme soumise à cette pratique criminelle de la sexualité. Mais jamais Tamara ne s’était plainte. Elle souriait aux allusions. C’était le signe que tout était bien comme ça. Que Dieu l’avait sans doute voulu. Mais pas un mot en confession, malgré l’insistance douteuse du prêtre qui s’agitait dans sa cellule derrière le rideau noir aux franges d’or alors que vous exposiez votre dos aux ombres de l’église, en un coin reculé de ce lieu d’où tout le monde vient et où il retourne, comme si c’était là l’image de la poussière qu’évoquent les Écrits. Au lieu de ça
JUAN COMALA EST LIBRE !
…ce qui impliquait la responsabilité de celui qui était le principal auteur de sa culpabilité. Il avait fallu dix ans pour la contrarier. Et innocenter le coupable désigné. Sans d’ailleurs en désigner un autre, car le pauvre Alfred Tulipe avait bel et bien été poignardé, dans le dos et assez profondément pour réduire un de ses poumons à l’état d’un vieux chiffon ratatiné tandis que l’autre poumon était soumis à ses angoisses, un poumon qui avait peu de chance d’aller au bout de l’existence promise par l’espérance de vie unanimement reconnue. Il était devenu fou avant la fin du procès. Il n’avait pas entendu la sentence. On ne savait même pas s’il en comprenait la portée symbolique. Il n’avait pas envoyé une carte postale de France, qui était son pays, pour remercier l’enquêteur d’avoir permis que justice soit faite. Mais de quelle France s’agissait-il ? Franco Chercos avait aussi enquêté de ce côté-là. L’hôtesse qui accueillait Alfred dans sa maison était voisine d’autres français, des vernis et revernis ceux-là ! si vous voulez parler blason. Du comte et de la comtesse. Ça existe encore de nos jours dans cette république aux couleurs monarchiques. Et ceux-là passaient des vacances heureuses et bruyantes au village en question depuis des années. Par la force des choses, Alfred Tulipe avait été attiré par ce voisinage. Question de langue. De mœurs aussi sans doute. On y jouait au théâtre (lire Dernières divinations avant disparition(s) [VIII], mais vous avez déjà lu ce chapitre de roman puisque vous êtes en train de lire celui-ci). Ces épisodes, ceux qui formaient le sériatim de son enquête, revenaient en intrus dans la pensée de Franco, laquelle était soumise aux impératifs de la Une du jour :
JUAN COMALA EST LIBRE !
¡Ay ! ¡Ay ! ¡Ay ! ¡Ole ! Mais Lorenzo Ramírez Lara ne l’était-il pas lui aussi ? Que savions-nous de ce qu’il imposait à sa sœur aînée pour la réduire au silence en même temps qu’au plaisir sexuel que seul l’homme est capable de concevoir physiquement, alors que la femme demeure un mystère depuis la nuit des temps, depuis ce temps où elle… Mais ce n’était pas le sujet du jour. Franco vit que l’heure tournait plus vite que le jour. Le Paseo commençait à s’animer. Un voisinage se formait autour de lui. Bientôt le barman lui ferait les gros yeux parce qu’il occupait son guéridon depuis trop de temps. À moins de commander une troisième anisette. Et de se reprocher de ne pas la boire à cause de l’ivresse qu’elle impliquait. Il avait encore un bon quart d’heure devant lui, avant de descendre le Paseo et de se diriger vers le commissariat où des collègues rieurs l’attendaient. Que pouvaient-ils envisager sinon ce rire d’animaux prisonniers des clôtures que les principes de leur profession imposaient à leur fragilité mentale ? Bien sûr qu’un élève doué prend le chemin des Mathématiques. Ou à la rigueur celui de la Littérature. Le Droit vous pend au nez si vous n’avez pas de don, comme la médiocrité aux lèvres du poète qui n’a pas le duende. Maintenant toutes les tables étaient occupées. La troisième anisette, contre toute attente, était bue. Et le barman recommençait à s’impatienter. Un repris de justice ! Pas fichu d’envisager une profession digne de ce nom dans la perspective de la réinsertion. Franco se promit de ne pas vider le quatrième verre. Un de trop et on ne sait plus ce qu’on fait ni ce qu’on pense. En attendant, le barman encaisse et s’enrichit ! À la manière de la Presse qui vous gavait de bonnes nouvelles alors qu’une femme subissait les outrages de son propre frère. Mais Franco Chercos n’avait jamais envisagé de devenir journaliste. Il tenait trop à la vérité, même s’il était contraint de la cacher sous peine de se voir infliger l’humiliation de la diffamation prononcée par ses propres instances, celles qui limitent la société des hommes à ce qu’elle est : un troupeau impossible à contourner, exactement comme il n’est pas question de ne pas consacrer au moins la moitié de son temps à penser à la mort qui est, en quelque sorte, l’explication de Dieu. Il avala cul sec le quatrième et se leva pour reprendre le cours de sa jornada, mot espagnol qui signifie journée, mais seulement journée de travail. Il oublia le journal et aussitôt qu’il se mit à tituber vers le port et ses accessoires, quelqu’un s’en empara avant que quelqu’un d’autre n’y songeât :
JUAN COMALA EST LIBRE ! ¡LIBERTAD PARA JUAN COMALA !
La Presse ! La Presse ! La Presse ! Words ! Words ! Words ! Ces mots firent irruption dans le cerveau de Franco Chercos, juste au moment où il achevait le quatrième verre, coude levé qui inspira au barman le service d’un cinquième, car il avait lu le journal ce matin, bien avant que l’inspecteur y rencontre les mots de son humiliation publique. Le barman, qui s’appelait ou plutôt qu’on surnommait Frasco, en voulait terriblement à Franco Chercos de l’avoir envoyé en prison par deux fois, une fois pour quatre ans et la deuxième pour six, en comptant les remises de peine pour bonne conduite et services rendus aux culs de certains matons plus influents que les autres, sans doute parce qu’ils étaient plus ou moins cousins avec le ou la juge de service. Seulement, par deux fois, Chercos ne s’était pas trompé de piste. Il avait même présenté au tribunal un assortiment de vérités, concernant ce « diable de Frasco », digne du meilleur pâtissier de la Puerta Purchena. Ce cinquième verre allait l’achever. Il ne restait plus qu’à attendre que ça arrive pour téléphoner à La Voz de Almería. Il y aurait une bonne photo à diffuser dans la prochaine édition et peut-être aussi qu’est-ce que je dis… il y aura sûrement à la TV un plan et même plusieurs pour exposer l’immobilité du flic perdu sur sa chaise et petit à petit entouré de curieux, de ceux qui le connaissaient mais pas seulement, car toute nouvelle fraîche est bonne à prendre si on veut s’instruire sur les tenants et les aboutissants de notre société humaine, avec ou sans la langue pour nuancer façon locale, nationale ou je ne sais quoi ! Mais Franco Chercos ne semblait pas avoir noté la présence de ce cinquième verre. Il était en effet comme paralysé, sans doute par ce qui lui traversait l’esprit en ce moment crucial c’est le cas de le dire ! de son existence de justicier dont le masque est enfin tombé. Démasqué ! Même si Frasco reconnaissait sa culpabilité et les raisons du tribunal qui s’appuyait sur les justes recherches et conclusions que l’enquête de Franco leur avait soumises. Un homme n’est jamais totalement juste, ni totalement faux, pensa Frasco en détournant son regard impatient de cette scène digne d’une entrée en matière, quel que soit le moyen de communication. Il y avait d’autres clients à servir, des tas de clients, des habitués à qui il donnait de la conversation juste pour avoir des nouvelles familiales et des touristes, forasteros ou extranjeros, allez savoir ! Cependant, malgré la paralysie qui affectait son corps, Franco réfléchissait. Ou plutôt il se laissait faire par son cerveau ou en tout cas par ce qu’il y avait dedans, des années d’expériences et d’attentes, de questions résolues et de remords, et toutes ces sortes de choses que même le plus fin littérateur n’a pas le pouvoir d’énumérer et encore moins de décrire sans en laisser la plus grande part, peut-être que dis-je sans doute la meilleure, de celles qui vous projettent sur le devant de la scène poétique. Mais ce qui tournoyait là-dedans, à l’intérieur de ce crâne têtu qui n’avait connu la fracture qu’à cause d’une chute à bicyclette (ô enfance !), n’avait rien à voir avec ces ambitions jamais satisfaites, faute de temps à consacrer à cette « noble faculté », le métier, quel qu’il soit, vous réduisant sans cesse à ses exigences de résultats et de procédures d’avancement.
à suivre...
à propos de ce chapitre X Il sera publié en 6 livraisons afin de maintenir le suspens créé par les 8 chapitres précédents eux-mêmes précédés de l’introduction de Fabrice de Vermort, auteur de tout ceci. Ce roman commence à se construire... In Our Time...
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Commentaires :
Ce texte, c’est une dérive, une descente en spirale où l’on ne sait plus ce qui est procès ou fiction, enquête ou délire, innocence ou culpabilité. Les personnages glissent entre les mailles d’un monde où la vérité ne s’énonce que par l’absurde, où l’injustice se maquille en procédure et où la presse dicte la morale comme une oracle cynique et bavarde.
Il y a une voix ici, une voix qui titube, qui divague, qui se cogne aux murs d’un récit qui se refuse à être linéaire. On suit Franco Chercos dans une errance alcoolisée, dans un monologue intérieur où la lucidité se heurte à la nausée du monde. Alfred Tulipe, Juan Comala, Tamara et Lorenzo… des noms qui flottent, qui s’échappent comme des morceaux d’un puzzle trop grand pour être assemblé. Tout est là, pourtant : la violence, le silence coupable, la société qui détourne le regard en prétextant un manque de preuves.
Et cette presse, obsessionnelle, rythmant la narration comme une antienne : JUAN COMALA EST LIBRE ! On croirait entendre une clameur, une fanfare grotesque jouée sur un air de fête qui sonne faux. Libre, oui, mais de quoi ? De son destin ? De sa culpabilité ? Ou bien est-ce simplement une manière de masquer le vide, le gouffre de tout ce qui ne sera jamais dit, jamais résolu ?
L’écriture épouse le chaos. Elle enchaîne les phrases comme on enchaînerait les verres, elle court, haletante, affolée, et pourtant, tout en elle est maîtrisé. On ne sait plus qui enquête sur qui, qui juge qui, si la justice existe encore ailleurs que dans l’œil cynique du lecteur.
C’est un texte où l’on s’égare avec une forme de délice désespéré, un texte qui sent la sueur et la fumée, le vieux papier journal et l’absinthe mal digérée. Un texte hanté par ce qu’il tait autant que par ce qu’il crie. Un texte où l’humanité tangue, ivre de sa propre absurdité.
La presse !la presse !la presse ! https://youtu.be/l8SZ1eSgZH4?si=2VzwyiJiyDBk68KT
Lecture et musique électro acoustique... Suite. https://youtu.be/ATSbHsnT9JE?si=xgEr09YkM5Q1yvqN