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Choix de poèmes (Patrick Cintas)
Prothèse (Gisèle)
![]() oOo extrait de "GISÈLE", 1er opus de "La trilogie andalouse".
PILAR (entrant avec une bassine d’émail blanc sous le bras, essoufflée) — Toujours la première malgré l’âge et les infirmités ! ANGUSTIAS (entrant, idem) — Infirmités ? Ton pied bot et la bosse sous ton omoplate ? Rien à côté de ce que j’endure depuis le dernier. PILAR (observant la pente) — Elles marchent tranquillement. Elles nous ont encore pigeonnées, les garces. ANGUSTIAS (qui reprend son souffle sur une chaise) — Puisque ça les amuse, ces deux estropiées qui se frottent depuis l’enfance. Elles n’imaginent pas à quel point il n’y a plus d’enfance pour nous. PILAR (riant) — Parle pour toi, vieille peau ! Je me souviens de tous mes petits amoureux. ANGUSTIAS — Des amoureux, toi ? Avec ton pied et cette bosse ? PILAR — Ils m’aimaient pour mes seins. ANGUSTIAS — Si c’est ce que tu appelles l’enfance, moi je me souviens de la petite lueur qui s’allumait dans les yeux des vieux quand je passais avec mon eau sur la tête. PILAR — Quelqu’un ? ANGUSTIAS — Ne crie pas ! S’il n’y a personne que le mort et madame sa suivante… (elle fait une révérence sans quitter la chaise) PILAR — Ochoa ne laisse pas sa maison ouverte à tous les vents. Faisons chauffer de l’eau. ANGUSTIAS — Je suis trop fatiguée ! Attendons les jeunes. Elles sont trois, dont ma fille préférée et les filles de ma sœur. PILAR — Des novices ! On verra ce que ça donnera. Elles montent comme si on était dupe de ce petit jeu qu’elles empruntent à la communauté sans se poser de questions. ANGUSTIAS — Nous en sommes-nous posé, des questions, à leur âge, quand c’était le moment de mettre la main sur les moyens de vivre ? Tu as eu plus de chance que moi, malgré le pied et la bosse. PILAR — Mes seins, je te dis. ANGUSTIAS — Et ma fente qui est comme la porte d’un bordel dans un sens et celle de la vie dans l’autre ?
PILAR — À trente, j’étais vierge. ANGUSTIAS — Que tu dis ! PILAR — Sinon il ne m’aurait pas épousée. ANGUSTIAS — Qu’est-ce qu’il connaissait et qu’est-ce qu’il a appris depuis ? PILAR (riant) — Garce ! Avec toi, je n’ai jamais le dernier mot ! ANGUSTIAS — Je n’ai pas fini ma chanson. PILAR — Plus tard ! Les voilà. Jeunes et jolies à défaut d’être belles. Dommage que les visages ne soient pas à la hauteur du reste ! ANGUSTIAS — Tu parles comme un homme ! PILAR —
PILAR — Beau début ! (aux filles qui entrent) Ne vous pressez pas ! DOLORES — Virginia a laissé le savon en chemin. VIRGINIA — On peut te confier un secret. DOLORES — Oui, on peut, surtout que je te l’avais confié, le savon. VIRGINIA — Le savon plus les cierges, je n’en pouvais plus. ANGUSTIAS — Imagine comme ça va être facile de trouver du savon dans la maison d’un bon à rien ! PILAR — Il y a de la cendre dans la cuisinière. ANGUSTIAS — Quelle chance il a, le mort, que Dolores soit paresseuse au point de confier à Virginia ce que Virginia est incapable de garder ! VIRGINIA — Elle ne garde pas les secrets, elle ! TROISIÈME JEUNE FILLE — Deux tigresses ! Elles n’ont pas arrêté depuis que vous nous avez quittées. PILAR — Et qui nous a mis dans la tête de courir comme des folles ? Vous le connaissez bien ce jeu ! Pour qui jouiez-vous, petites garces ? ANGUSTIAS — Nous nous disputerons plus tard. Faites chauffer de l’eau, les filles. Où en étais-je avec ma chanson ? PILAR — Comment veux-tu que je me souvienne d’une pareille chanson ? Il n’y a pas de refrain. ANGUSTIAS — Pilar et ses refrains !
PILAR (riant) — Garce ! ANGUSTIAS — Du bruit ! On vient.
PILAR (comme Gisèle entre, nue et désespérée) — Qui est cette femme ? ANGUSTIAS (qui soutient Gisèle) — Peu importe qui elle est mais nous allons savoir ce qui lui est arrivé.
La "TRILOGIE ANDALOUSE" est in progress ICI |
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Les voix survivantes
Dans Prothèse, Patrick Cintas ne met pas en scène des personnages, mais des voix. Des voix tremblantes, vives encore, échappées d’un autre temps, venues dire ce que la mémoire ne consent jamais tout à fait à taire. Pilar et Angustias, figures d’un quotidien usé jusqu’au fil, montent à nouveau vers la maison close du silence, bras chargés de bassines, jambes ployées par les ans, mais l’ironie en bandoulière et la parole libre comme un chant de survivance.
Le théâtre ici n’est ni costume ni illusion : il est lieu de vérité. Une vérité rugueuse, sans apprêt, qui avance masquée sous les plaisanteries et les répliques piquantes. Le texte joue de cette tension constante entre le trivial et le tragique, sans jamais céder à la vulgarité. Tout y est pesé, tenu. Sous les dehors d’une conversation d’arrière-cuisine affleure une conscience aiguë de la finitude, une méditation sans apprêt sur ce qu’il reste de la vie quand le temps s’est déjà retiré.
Ce sont des femmes qui parlent, et c’est bien cela qui compte. Non pas des héroïnes, mais des vivantes — ou ce qu’il en reste. Et dans le monologue qui se déploie comme une litanie blessée, la parole d’Angustias devient poème. Elle égrène les âges, les naissances, les renoncements. À travers cette diction comptée — treize fois, douze fois, onze fois… — c’est tout un monde effacé qui revient en lumière : l’enfance envolée, les promesses trahies, le corps habité puis déserté, la solitude nue de celles qui ont tout donné sans jamais recevoir.
Mais jamais le pathos ne prend le pas. Cintas écrit avec une retenue qui laisse place à l’émotion sans l’imposer. Il capte l’essence d’une génération de femmes invisibles, consumées par le devoir, lestées d’une mémoire que nul ne vient relever. Le poème d’Angustias, dénué de refrain, dit avec une puissance sourde l’absence de consolation. Et pourtant, c’est un chant. Non pour séduire, ni pour plaire, mais pour tenir debout. Pour dire qu’il y eut une vie.
La scène se ferme sur l’apparition d’une autre femme, jeune, nue, défaite — surgissement énigmatique, presque sacré. Le théâtre s’ouvre alors sur un autre dehors, une autre histoire, une transmission muette. Comme si la douleur, dans sa nudité même, appelait encore la main tendue.
C’est cela que Prothèse contient, au creux de sa langue dense et épurée : la survivance obstinée des voix qu’on n’écoute pas. Celles qui ne parlent que lorsqu’on se tait vraiment. Un théâtre de la parole donnée, du souvenir tenu, de la présence encore vibrante dans l’effacement du monde.