Dans la mort ils tombent amoureux :
les poètes,
les musiciens,
les nobelistes,
les craquelins…
Mère, toi
qu’avais besoin de cet amour ?
On parcourut la vie ensemble,
moi dans tes bras
je pris l’odeur de la patrie,
toi, dans mes cartes
dessinais l’avenir.
Ma mort voulait
les corbeaux, hyènes, assoiffés
dans la parole de sang,
toi, sur le pilier de l’auberge
comme une héroïne avec du feu dans les yeux
leur ferma la porte avec loquet et mots :
il n’y a ni mort ni déclin
sans Liberté !
T’étais tombée amoureuse aux lettres
que tu taillais avec une aiguille,
tard le soir près de cheminée,
où tu la harpes de Buzuku gardais
sur les paupières,
la lumière était ta venue
dans les flâneries des réfugiées
aux avalanches tu es devenu un bouclier,
« tu tricotais arc-en-ciel
aux couleurs de la vie".
La mort tu ne voulais pas
et dans la mort t’es tombé amoureuse !
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Il y a des poèmes qui n’ont pas de début, pas de fin. Ils sont lancés à même l’espace, comme une incantation. Ils brûlent dans la paume, ils battent sous la peau, ils hurlent doucement. Ce poème-là — “Dans la mort ils tombent amoureux” — vient comme on vient au monde ou comme on le quitte : dans le tremblement.
On croit d’abord à une litanie. Une suite de noms que la mort enlace : les poètes, les musiciens, les nobelistes, les craquelins… Ce dernier mot claque, dissonant, presque burlesque — et c’est déjà la musique singulière du poème : une mélopée de contrastes. La langue ne cherche pas l’harmonie, elle creuse la faille, elle fait entendre l’éclat, la chute, le sauvetage.
Mais au cœur, il y a la mère. Et ce « toi » adressé, murmuré, crié. C’est à elle que s’offre le poème, comme une prière pour l’après, une offrande arrachée à la gorge. Une mère résistante, une mère lumière, une mère qui, même dans la mort, refuse de mourir. « Il n’y a ni mort ni déclin sans Liberté ! » : on entend dans ces mots le souffle de l’Histoire, les luttes d’un peuple, les plaies d’un exil, les blessures cousues à l’aiguille, le feu conservé au fond des yeux.
Le poème est tout entier tissé sur un fil qui vibre entre l’intime et le collectif. Une enfance portée sur les hanches. Une patrie apprise par l’odeur. Des cartes d’avenir comme des gribouillages d’espérance. Et puis la mort, oui, qui rôde, qui veut, qui appelle — mais que la mère, héroïne aux bras d’arc-en-ciel, tient à distance. Elle ferme la porte avec des mots. Avec des mots ! Ce détail est bouleversant.
Dans cette langue qui mêle les gestes du quotidien (tricoter, tailler, garder) à l’imagerie mystique (l’auberge, le pilier, les flâneries des réfugiées), tout devient sacré. L’aiguille devient plume, la cheminée devient veillée, les lettres deviennent amour.
Et puis, cette chute. Magistrale. Vertigineuse. « La mort tu ne voulais pas / et dans la mort t’es tombée amoureuse ! » Comme une réconciliation ultime. Comme un baiser donné à ce qu’on fuyait. Non pas une reddition, mais un acte d’amour. Un saut de l’autre côté — libre, toujours libre.
Ce poème est un chant pour les mères insoumises, pour les mortes vivantes, pour les exilées debout. Il est aussi une manière de dire que l’amour, parfois, jaillit là où l’on croyait qu’il n’y avait plus rien.
Et dans cette dernière ligne, c’est tout le poème qui se renverse, se soulève, s’élève.
Comme un adieu qui serait un début.