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![]() oOo Vous savez, dans le temps, j’étais un sacré chameau ; j’en ai traversé des bibliothèques et des bibliothèques, vous n’avez pas idée, et puis un beau matin, ça m’a pris comme ça, je me suis pris pour un lion des cavernes, un bon gros lion aux griffes acérées mais surtout aux dents longues : tout pour moi, les miettes de mon repas pour les autres, enfin, les reliefs, si vous préférez. On ne s’y prendrait pas mieux pour faire le désert autour de soi ! En tous cas, c’est à peu près tout ce dont je me souviens. Ne m’en demandez pas plus ! J’ignore au juste comment s’est produite cette métamorphose de petit homme frêle en robuste chameau puis de chameau en lion féroce, tout ça, c’était dans des vies intérieures dont je ne conserve que de vagues souvenirs qui me reviennent par vagues qui ne sont pas successives, c’est d’ailleurs tout le problème, ce dernier me donne l’impression de venir d’ailleurs. Je ne suis pas étranger à ce phénomène ; après tout l’aliénation que j’en ressens, c’est de moi qu’elle provient, c’est en moi qu’elle se sécrète, et c’est ce secret que je porte en moi qui me porte jusqu’à vous. Il faut imaginer des blocs de sons et d’odeurs, sortes de boules de pain dont le levain serait ce que j’en puis dire au moment où elles déboulent dans ma tête. Ça colle aux doigts sans poisser, rien de répugnant vraiment, comme si on passait la main sur une brume légère mais tout en rondeurs et finesses, taquine, grumeleuse, matérielle si peu mais bien présente, et puis si évanescente qu’on en vient à douter de sa matérialité. De la pensée, en somme. Ces blocs d’odeurs et de sons s’animent sous mes doigts qui les passent sur ma langue qui alors tente de les parler, mais c’est comme si je devais m’astreindre à traduire ma langue maternelle dans ma langue maternelle. Et puis il y a aussi les livres qui préemptent beaucoup de nos pensées et marquent de leurs empreintes délicates ou franchement pataudes jusqu’à nos rêves les plus baroques. Et quand je dis baroque, je pense être loin du compte, vu que je ne compte plus les perles qui traînent dans mes souvenirs. Je les ai toutes semées en route en bon petit Doucet que je suis ; les plus belles sont presque noires avec des reflets violacés, je ne vous en dis pas plus, car vous seriez alors bien tenté d’y aller voir de plus près comme par effraction. Vous me direz, les chemins que j’ai suivis sont si nombreux et si tortueux que vous seriez bien en peine de les repérer puis de les suivre tous. De nos jours, les gens sont si pressés qu’ils croient aller à l’essentiel en se jetant sur des richesses faciles d’accès, alors que les plus grandes richesses sont en eux, seulement voilà, étant en eux, elles ne sont pas à portée de leurs mains ! La seule chose dont je me souvienne vraiment est ce qui, à vrai dire, maintient les vagues de ma mémoire au-dessus de la ligne de flottaison de l’oubli pur et simple, à tel point que ma mémoire se confond avec cela de flou et de fluide qui la porte : le langage est le seul véritable allié de mon corps pensant, un pilier profane mobile, pour ainsi dire mon bâton pérégrin, comme si je portais au plus profond de moi un temple consacré au dieu Temps qui m’est dévolu et que je ne pourrai jamais rejoindre, toujours en fuite qu’il est comme je suis. Entre indicatif et subjonctif, cette pensée difficile, qui tremble devant son possible accomplissement, devant les plis innombrables qu’elle déplie comme on déplierait un grand drap blanc de neige au-dessus d’une chaîne de montagnes en train de sortir de terre à une vitesse phénoménale. On court dans tous les sens, on se cogne, on se tord les poignets, on joue même des coudes, mais c’est impossible, même à plusieurs, de recouvrir une surface aussi gigantesque en expansion constante. S’il fuit comme je le pense, alors je pense pouvoir affirmer que je pense comme il fuit. C’est ça les bobines quand elles ont perdu le fil. Lui et moi ne sommes pas même les deux facettes d’une seule et même chose en ce monde, que dis-je ? dans ce monde, dedans lui, irais-je jusqu’à dire parce qu’il nous habite au moins autant que nous y résidons, et puis il y a que le temps est la carapace en peau de bête dont le corps qu’elle protège se trouve à l’extérieur, toujours à l’extérieur de cette même carapace qui n’en finit pas de se carapater, dès qu’on tente de l’enfiler. Le temps est une seconde peau, mais ça les malades de l’identité, les forcenés de la gâchette, les gros lourds, les beaufs de tous les pays, unissez-vous sous ma bannière étoilée, les salopards et les crapoteux en tous genres ne le comprendront jamais. Passons. Un jour, les masques tomberont. C’est ma langue maternelle — ma mienne, comme on dit dans les Vosges ! — qui m’a accompagné dans tous mes voyages, lesquels voyages sont comme les chaînons manquants d’une longue chaîne d’or, d’argent et de plomb, dont seul le langage, toujours égal à lui-même, me garantit quelque peu l’existence. Et puis il y a mon corps, ce damné coquin, pour le meilleur et parfois le pire, mais les douleurs ne sont que des excès de vie mal placés, et guérir ne signifie pas pour autant qu’il faille mener la vie d’un ascète pour en quelque sorte faire taire la dialectique plaisir-douleur à laquelle est loin de se résumer une vie pleine et entière face aux montagnes et aux mers que j’aime. Pour celles et ceux qui prennent le temps de réfléchir plus de trente secondes, les traces mnésiques que sont les mots pensés et prononcés à l’occasion des mille et une péripéties de notre existence sont vécues comme étant antérieures aux événements mêmes qu’ils relatèrent, évoquèrent ou invoquèrent au moment de leur gloire, je veux dire dans les moments où ils agissaient comme une présence tutélaire, une surprésence assurément rassurante, si vous me passez cette tautologie qui me semble convenir parfaitement à l’espèce de cercle qui se joue, lorsque le langage se joue de nous, au moment même où nous pensons en être le seigneur et maître, lorsque nous nous figurons être seul maître à bord d’une nef à notre taille et dimension, alors qu’il faut se faire le jouet du langage, accepter une bonne fois de l’être pour en jouer pleinement mais sans l’idée enfantine de se jouer de lui : si le langage se joue de nous, c’est à la manière d’un cerceau qu’il pousse devant nous, qui nous pousse ainsi à aller de l’avant : le langage-cerceau nous devance toujours, sans préjuger des accidents de terrain, sans non plus annoncer le pourcentage d’une pente, sans indiquer en quoi que ce soit les périls et les dangers qui nous attendent au tournant, toutes données qu’il nous appartient d’apprécier puis d’éprouver au fur et à mesure que nous avançons en usant de mots et de tournures, outils prêts à l’emploi, mille et une fois utilisés, parfois usés, parfois même usagés par tant et tant d’usagers qu’il faut envisager de les remplacer par de nouveaux qui correspondent mieux à de nouvelles réalités. Quoi d’étonnant à ce que les mots, tous les mots appris, compris, inlassablement repris soient eux aussi comme une seconde peau qui nous colle à la peau ? Notre langage bute parfois sur des réalités imprévues mais il s’adapte à la nouvelle donne, pas de quoi l’effrayer, le cerveau-cerceau peut continuer à avancer cahin-caha. Ce mouvement circulaire de la roue qui tourne sur elle-même, cette anticipation du vécu que réalise en nous le langage hérité qui a précédé notre existence, tout cela n’est pleinement nôtre qu’une fois que nous avons pris conscience que la seule façon d’avancer est précisément de faire tourner sur elle-même la roue du cerceau. Le cycle du devenir et le devenir du cycle, c’est même chose autrement : tourner en rond pour avancer et avancer en tournant en rond. Par avancée, il ne faut pas entendre une progression linéaire à vitesse constante mais un parcours au mieux sinueux, aléatoire, expérimental et assumé comme tel par qui fait du langage un art de vivre à vivre comme un art. J’en étais là de mes ruminations (las aussi), lorsqu’il me vint une idée : Il faudrait m’enfermer dans une chambre. Il faudrait m’enfermer dans une chambre, afin de pouvoir mesurer toute l’étendue des conséquences pratiques de cette idée apparemment saugrenue. J’ai bien dit une chambre. Surtout pas de murs blancs genre murs en torchis blanchis à la chaux et surtout, surtout, très, très peu de lumière, j’y insiste, au risque de paraître un peu lourd. La lueur de quelques bougies sera la bienvenue. Une pénombre, voilà, ce qu’il me faut, tous volets baissés, à peine un mince filet de lumière filtrant entre les lattes des persiennes et un grand silence propice à l’écoute. Je ne saurai pas où se situe la pièce. Dans une maisonnée ? un château ? un manoir ? un HLM ? une longère ? que sais-je encore ? Ce lieu devra mettre au défi tout le lexique dont je dispose. Il devra mettre à l’épreuve la syntaxe la plus élaborée qu’il m’aura été donné de concevoir jusqu’alors. C’est là que je veux entendre tes poèmes, des tonnes et des tonnes de tes poèmes, nuit et jour, pendant des jours et des nuits interminables. C’est toi, l’autrice, bien sûr, noblesse oblige, qui les liras à haute voix pour moi. Il faudra prévoir une grande carafe d’eau et un grand verre en cristal à remplir encore et encore et ainsi de suite afin que ta voix reste claire et bien assurée. Et puis aussi, une cafetière de ton café le plus fort, cela va de soi. Après t’avoir écoutée en long et en large mais jamais de travers, je dormirai durant un laps de temps qui, au réveil, me paraîtra avoir duré une éternité, laps grandiose durant lequel je serai devenu cette improbable chrysalide pressée de sortir de son cocon, cocon que tu auras patiemment tissé dans mon esprit par la lecture de tes poèmes. Prêt pour le grand saut qui n’aura pas lieu car la créature rampante, larvaire, tourbillonnaire que j’étais dans mes heures sombres et qui prenait des airs léonins, sera devenue une nuée de gracieux papillons ivres du nectar de tes mots et d’autres encore. À notre table, je serai l’ambroisie et toi le nectar des dieux que nous seront devenus l’un par l’autre, l’un pour l’autre. En terre franche, on dira peut-être de nous : Mais ces enfants portent l’aimer !
Jean-Michel Guyot 1er mars 2025
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Commentaires :
Lecture et musique electro acoustique. Extrait. https://youtu.be/xxA87FpAgVg?si=-Cs3uuOJ42teHuyt
Du chameau patient qui ploie sous le fardeau des bibliothèques au lion des cavernes retranché dans ses appétits de conquête, Jean-Michel Guyot arpente, à pas de funambule, le fil tendu des métamorphoses. Comme dans l’antique leçon de Nietzsche, il fallait d’abord courber l’échine sous le poids du savoir, puis gronder face à l’infini désert de l’orgueil. Mais ici, l’histoire bifurque. L’enfant n’attend pas la fin du voyage. Il est là, tapi dans l’ombre même du fauve, dans la faille du rugissement, fragile et têtu, rieur parfois jusqu’aux larmes. Déjà, il porte l’aimer comme d’autres brandiraient des armes.
Ce n’est plus dans la conquête du monde que l’on s’accomplit, mais dans l’offrande silencieuse du cœur battant. Là où les perles noires aux reflets violacés jalonnent les chemins de mémoire, il ne s’agit plus de recueillir un trésor, mais d’apprendre à s’égarer, à perdre volontairement la trace, pour mieux retrouver en soi ce qui ne fut jamais perdu.
Et voici que le temps, ce grand fuyant, se dérobe comme une peau trop rêche qu’on ne peut enfiler. La carapace glisse, échappe, se carapate. Alors, pour avancer, il ne reste plus que le langage, ce cerceau lancé devant soi sur les chemins incertains, roulant sans jamais promettre l’arrivée. Il faut le suivre, humblement, sans forcer le pas, accepter que chaque mot soit un pas de plus dans l’inconnu, un équilibre fragile sur le fil d’un monde en constant devenir.
Il suffirait d’une chambre close, d’une pénombre propice, où la lumière s’effiloche en volutes timides derrière les persiennes. Et là, dans cette alcôve hors du temps, il suffirait d’une voix — la tienne, douce lectrice des veilles et des silences — pour raviver les braises endormies du verbe. Que tes poèmes soient dits à pleine voix, que le cristal des verres tinte sous l’eau fraîche et que le café noir veille avec toi jusqu’à l’aube.
Dans cette chambre aux frontières incertaines, l’homme fatigué de ses rugissements déposerait enfin l’armure. Et des plis de cette parole tissée dans la nuit naîtrait, non plus le cri du lion, mais la nuée vibrante de papillons ivres de lumière, éblouis d’avoir un jour pris forme dans le souffle même des mots.
Il n’est plus besoin d’attendre la dernière métamorphose. Ces enfants portent déjà l’aimer. Ils avancent pieds nus sur les chemins de l’invisible, et dans le froissement discret de leurs pas, c’est tout un monde qui recommence.