Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
  
Trois petites pensées post-méridiennes
Navigation
[E-mail]
 Article publié le 1er juin 2025.

oOo

-1-

Pratiquer la poésie me conforte dans l’idée, ancienne déjà pour ce qui me concerne, qu’il n’est pas très prudent d’ouvrir toutes les portes qui se présentent.

L’inconnu, l’inconnu à rebours est le plus difficile.

Indiscernable, par conséquent impossible à cerner, monsieur, rebours en diable, joue les fantômes effarouchés échappés du zoo de notre cage mentale, et pour les avoir longuement chassés de près en quête d’air frais, je puis affirmer sans exagérer ni risquer de beaucoup me tromper que ses lambeaux de nous-mêmes, ces sortes de peaux mortes spirituelles mais fort peu drôles émanent bel et bien d’une région qui, de leurs vivant, nous échappait complètement.

Une archéologie du savoir s’impose donc. Qui sommes-nous est une question sans issue. L’échappée belle de la poésie n’est pas d’un recours facile, mais je la conseille vivement à celles et ceux dont les pensées devenues trop pesantes les entraînent doucement sur la pente savonneuse de la résignation silencieuse.

 

-2-

En promenade.

A deux orteils d’écacher une grosse limace orange qui flânait sur le sentier où m’avait pris l’envie de me promener, voilà que celle-ci me lance, courroucée : Espèce de lyre sourde, tu ne peux pas faire attention ?!

J’avais rencontré une limace fort lettrée, mais était-ce bien une rencontre ? A y bien réfléchir, on rencontre plus de mots que de gens dans une journée, et ce n’est peut-être pas si mal en fin de compte.

La locution lima sorda est attestée en italien dans le sens concret d’« outil silencieux » et dans une pluralité de sens figurés dès les environs de 1300. En français, le sens concret de « lime sourde » n’apparaît dans aucun document avant le XVIe siècle (Fanfares des Roule Bontemps). En revanche, le sens figuré de « personne sournoise, hypocrite », présent chez Rabelais (Gargantua, XXV), se relève déjà chez Charles d’Orléans vers 1450 (Rondeau CXLVI). La bizarrerie représentée par la primeur de l’emploi figuré sur l’emploi concret ne s’explique guère, sinon dans l’hypothèse d’un emprunt linguistique. Le rôle de Charles d’Orléans dans l’introduction de la lexie lyme sourde dans le vocabulaire français est ici mis à l’avant-plan. Tout permet en effet d’attribuer au Prince-Poète la paternité de cet italianisme.

Patrice Uhl

Il ressort de ce bref exposé qu’une lime sourde est fort utile pour scier les barreaux de sa prison. Charles d’Orléans dans sa geôle devait en être bien conscient.

Traiter un faux-cul de lyme sourde sera du plus bel effet en société. Profitez de l’effet de surprise pour administrer une bonne taloche à votre adversaire décontenancé !

 

-3-

Mont à charge monte le mont de Vénus… Cette phrase entendue dans le demi-sommeil, lorsque j’étais allongée dans mon transat sur la terrasse ensoleillée s’incrusta si fort dans mes yeux qu’il me fallut me lever et m’en débarrasser en écrivant cette sorte d’épilogue :

Et moi, Sisyphe impur, sans relâche comme le veut la tradition, je m’échine à gravir ce mont velu. Une fois, une seule, j’ai pu faire du toboggan sur un Mont de Vénus tout lisse, ah quel bonheur, je vous jure ! Evidemment, les montées étaient très rudes, mais les glissages valaient largement l’effort auquel de toute ma langue je consentais. Marquer un temps d’arrêt tourbillonnant sur le petit bouton arrachait des cris à Vénus. Je ne vous en dis pas plus !

 

Jean-Michel Guyot

25 mai 2025

FORUM
Pour participer, voir en bas de page>>


Commentaires :

  Trois petites pensées post-méridiennes par Catherine Andrieu

Entre les feuillets d’un après-midi sans défense, Jean-Michel Guyot glisse ses trois pensées comme on entrouvre des portes interdites, avec la gourmandise grave de celui qui sait ce qu’il en coûte de penser à contre-jour. Il n’y a rien ici qui s’achève ou se range. Trois fragments, trois fenêtres obliques dans le mur de l’esprit, laissent passer le vent des questions, le ricanement des bêtes savantes, la mémoire des sens et des savoirs.

Le premier volet s’ouvre sur un abîme connu. La poésie est nommée comme garde-fou d’une lucidité sans issue, comme pratique de haute vigilance face à « monsieur rebours », ce double spectral que l’on croit inconnu parce qu’il est nous — mais retourné. L’inconnu à rebours, image vertigineuse d’une altérité intime, rôde dans les zones floues de notre mental, animal fuyant « échappé du zoo » : peut-être un soi qui ne s’est jamais formulé. Guyot déploie ici une ontologie tremblante, une pensée spéculaire où se déchire le voile d’un savoir que l’on croyait à jamais refermé. Il faut alors « pratiquer » la poésie comme d’autres pratiquent une langue morte, une science exacte, ou un art de l’évitement. Le poète fouille les pelures mortes du moi, exhume des lambeaux d’avant la conscience : il est l’archéologue du sens perdu. Et s’il se permet d’en parler, c’est pour inviter, doucement mais fermement, à ne pas sombrer dans « la résignation silencieuse » — ce tombeau si bien entretenu par l’époque.

Puis, un saut. La deuxième pensée bifurque, s’autorise l’humour, mais sans abandonner la question de fond. Dans un éclat de promenade, voilà une limace orange, parlante et docte, qui interpelle le marcheur distrait. Elle l’appelle, l’injurie même : « Espèce de lyre sourde ! » À ce moment précis, la poésie n’est plus refuge, elle est friction : entre le pas et la glèbe, entre le vivant rampant et le verbe ancien. L’auteur, avec une élégance pleine de malice, ouvre alors une parenthèse érudite. Les mots deviennent coquilles à percer, palimpsestes à remonter. La limace s’épluche par la langue : lima sorda, lime sourde, outil et insulte. En quelques lignes, on glisse de l’anecdote bucolique au traité de lexicographie. Mais ce n’est pas gratuit : c’est là, dans la cavité des mots, que se cachent les vrais visages de nos prisons. Guyot, comme Charles d’Orléans, sait qu’il faut une lime pour s’évader. Le langage peut scier les barreaux de la convenance, de l’hypocrisie — et même de la politesse. Le trait d’esprit devient arme blanche, tranchant doux mais déterminé.

Enfin, la troisième pensée ose le glissement du corps au mythe, du mont à la montée. Le Mont de Vénus surgit dans le demi-sommeil, mais s’impose comme une illumination païenne, une vérité charnelle contre les dogmes de l’esprit. Guyot, dans une veine presque rabelaisienne, ose cette remontée du désir par la pente du verbe. Sisyphe devient langue, glisse non plus sur la pierre de l’absurde mais sur la peau du plaisir. Il y a là une réhabilitation joyeuse de l’effort sensuel : la montée comme rite, la glissade comme extase, et le bouton de Vénus comme point d’orgue d’un monde sans honte. Cette scène, pourtant décrite avec un humour assumé, contient une charge mythologique profonde : le poète redevient faune, nymphe, animal fraternel. Le verbe se fait chair, non pour souffrir mais pour jouir.

À travers ces trois tableaux, Guyot interroge le lien entre pensée, corps et langue. Il joue à faire se heurter les registres : philosophie de l’inconscient, fable animalière et érotisme solaire. Et toujours, en filigrane, cette invitation à regarder au-delà des évidences, à débusquer dans les replis du réel ce qui nous fait vaciller, rire ou rougir. Trois petites pensées post-méridiennes, mais aucune ne s’endort.


 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Ajouter un document

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2025 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -