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Les Mangeurs de Lotos
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 Article publié le 14 juillet 2009.

oOo

Les Mangeurs de Lotos
Traduction française de Joachim Zemmour.
Alfred Tennyson

" Allez, courage ! " fit Ulysse ; puis il leur désigna la terre :
" Ce flot ascendant, leur dit-il, est tout prêt
De nous porter vers la grève… "

*

Dans l’après-midi, ils accostèrent à une terre
Où l’après-midi, nuit & jour, hantait l’air…
Et d’une côte, jusqu’à l’autre - ô contrée calme & délétère -
Tressaillaient les brises de mer,
Comme des hommes rêvant à d’étranges
Et inquiétants mystères…
Or, là-haut, trônait l’astre lunaire,
Sorte d’œil blanc, loin au-dessus de la vallée - et, telle une volute à l’envers,
S’écoulait la rivière, frêle en son lit d’argent :
Qui le long du coteau, tombant et s’arrêtant
Tombant et s’arrêtant, y glissait doucement…

Ô terre de rivières ! - d’aucunes pareilles à des volutes à l’envers,
Comme d’oublieuses traînes de mariées,
S’échevelaient de mont en val ;
Mais d’autres, en d’éclatants jeux d’ombre & de lumière,
S’effondraient, léthargiques, en contrebas,
Où elles se muaient en voile d’écume…
Et eux, les Marins, s’approchant de la grève,
Ils les virent, ces rivières, de l’intérieur des terres,
Fluer vers la mer ; et là-haut,
Ces trois sommets,
Ô pinacles d’éternelle blancheur !
Qui s’élevaient,
Et restaient figés, là-bas,
Hiératiques et glacés,
Et couronnés, à la brune,
D’une auréole pourprée ; et, perlés d’eau de pluie -
S’élançaient ces pins sombres,
Vers le haut du coteau ;
Loin, loin au-dessus des fourrés ensauvagés.

Et Phébus, enflammé, au-delà s’effondrait
Dans l’Ouest rougeoyant ; et là-bas,
Par mille percées à travers monts,
S’entrevoyait le vallon, loin à l’intérieur des terres ;
Et la blonde colline, aussi,
Bordée de maints palmiers…
Et des vaux, & des prés tortueux ;
Semés, tout le long,
De tiges de galanga ! Ô terre de splendeurs,
Où toute chose, nuit et jour,
Semblait toujours la même !
Mais alors, tout autour de la nef,
Leurs faces pâles, sombres & pâles dans ce crépuscule rougeoyant,
Ils arrivèrent, tristes & accueillants,
Les Mangeurs de Lotos aux doux yeux de sommeil…

Et de la tige enchantée,
Maints rameaux portaient-ils,
Tout gorgés de fleurs & de fruits ; et d’en offrir, à chacun d’entre eux,
Mais quiconque y goûtait, aussitôt divaguait…
Et la vague, à l’autre rive,
Semblait soudain gémir et rêver
Sur des rives éloignées ; aussi, si l’un de ses frères
Lui parlait,
Tout à coup sa voix - jadis belle & forte -
Semblait vague & lointaine,
Comme une voix d’outre-tombe…
Puis il semblait - l’initié - triste & ensommeillé,
Quoiqu’étrangement éveillé ;
Comme vibraient, à ses tempes,
Le rythme lancinant de ses veines…

Alors, ce soir-là, ils les invitèrent à s’asseoir,
Sur l’arène dorée ;
Là, nus sur la grève,
Entré Phébus et Phoëbé :
Et qu’il était doux, ce soir, enivré de Lotos,
De rêver à la patrie aimée - aux enfants, aux épouses,
Et aux esclaves dévoués ! Mais surtout,
Surtout et avant tout, pour toujours & jamais,
Que triste était la mer, et triste la pagaie !
Ô triste les champs d’eau, stériles & éreintants…
Alors, l’un d’eux a dit : " Allons, fi de l’écume ! ".
Et eux, aussitôt, de chanter tous en chœurs :
" Il est loin, loin au-delà du flot,
Notre îlot natal ! Allez, oublions donc ;
Que nous chaut l’aviron ? "

 

CHANT CHORAL

 

 I

 

Il y a, ici-bas, quelque musique légère,
Dont les notes s’égrènent, plus douces
Que des pétales de rose,
Soufflées par Borée jusqu’à terre…
Ou que des perles de rosée,
S’échouant, dès l’aube, dans l’eau pure
d’une rivière -
Entre les murs de granit noir
D’un col escarpé…Ô Musique,
Qui, sur l’âme, plus douce repose,
Que de lasses paupières sur des yeux lassés !
De la Musique des sphères,
Que cette musique-là :
Quiétude & sommeil y sont accordés à quiconque l’entend ;
Et des mousses ! oh, il y a des  lits de mousses ;
Où chacun peut, à loisir, s’allonger & dormir -
Mais où, serpent des pierres, y rampe sans effort l’oublieux lierre ;
Et dans l’eau des rivières,
S’y éplorent ces fleurs aux feuilles allongées,
Qu’on nomme " nymphéas" ;
Où, à l’écueil rocailleux,
Flottant languissamment, s’endort
L’altier peuplier…

 

 II

Ah ! Que sert de s’accabler, mes frères,
De tant de tristesse ?
Que sert d’être affligés, été comme hiver,
Par labeur & détresse ?
Qu’en sert-il, alors que toutes choses
Dans ce vaste univers,
Sont repos, leurres & paresse ?
Toutes choses s’arrêtent - pourquoi seuls
devrions-nous trimer ?
Et nous autres, seulement,
Qui sommes pourtant,
Les plus beaux, les plus grands,
De tous les êtres ? - Or doncque,
Voyez qu’on trime sans cesse,
Jetés constamment de malheur en tristesse !
Et jamais n’épargnons nos ailes,
Qui nous mènent toujours vers des
contrées lointaines ;
Ni jamais n’avons nos fronts 
Ornés d’une tiare d’oblivion - et, certes jamais,
Ne l’écoutons, l’âme intérieure ;
Quand elle crie : " Il n’y a d’autre joie
Que l’oisiveté ! "
Alors, pourquoi trimer, & toujours trimer,
Qui sommes les maîtres du Monde entier ?

 

III

Mais voyez donc, là-bas, au milieu des bois,
Comme le foliole, à peine sorti du bourgeon,
Est courtisé par les vents, à la branche ;
Où il s’efflore, vert & fort,
Sans le moindre effort :
Ensoleillé à midi,
Et perlé de rosée à la nuit…
Puis il jaunit, devenu feuille,
Tombe, flotte en l’air, et s’effeuille…
Et regardez, là-haut, sur l’arbre ensoleillé :
Ce fruit juteux, ô pomme douceâtre !
Comme elle s’effondre à terre,
Belle, & pourrie, en ce soir d’automne…
Ô comme, à la branche, s’y épanouit l’albide fleur ;
Et, le temps d’une frêle vie,
S’efflore, s’effrite et s’effondre -
puis s’endort,
Sans effort, aussitôt fécondée
Dans le sol nourricier…

 

 IV

Mais qu’on l’abhorre, ah qu’on l’abhorre ! Ce ciel,
Ce lourd ciel pourpré ;
Qui trône au-dessus du flot azuré !
Ah ! N’est-il vrai que la mort,
Scelle la fin de la vie ?
Or que sert-il, dès lors,
De trimer sans répit ?
Ah, laissez-nous… n’avez-vous compris
Que rien ne survit ?
Tout meurt, l’ignorez-vous ? tout nous est repris,
Et devient miettes, lambeaux d’un Passé détruit…
Mais laissez-nous.
Oh… Quel plaisir y a-t-il,
À toujours combattre l’innommable ? Quelle paix,
Quelle paix trouver, dites,
Toujours à grimper le flot ascendant ? Quand toutes choses s’arrêtent,
Et mûrissent vers la tombe ;
Peu à peu, y mûrissent, puis s’effondrent & succombent -
Ô Marins, accordons-nous ce rêve, ou l’oubli - celui du gouffre atroce,
Ou l’endormeuse idylle au pays du Lotos…

 

 V

Ah qu’il est doux d’entendre,
Cette rivière indolente ;
Les yeux clos à demi - et qui semblent,
À jamais rêvants & endormis !
Oui rêver ! rêver toujours ! Tels cette lueur ambrée là-bas ;
Qui couronne, nuit & jour,
La fleur de myrrhe sur les hauteurs…
Et d’entendre, oh d’entendre !
Jour après jour, nos murmures à l’air mêlés
Sous le Lotos-narguileh ;
Que d’observer, à la grève échouées ,
Les vagues grésillantes & échevelées
D’une longue frise d’écume…
Mais oh ! qu’il est bon, mes frères
De s’abandonner, entièrement,
corps & âme,
Aux douces torpeurs de la Mélan-
cholie ;
Et d’errer, ça et là,
Rêvant & ruminant,
Et se remémorant, nuit & jour,
Ces doux visages d’antan ;
Ô héros de nos chants, à présent recouverts
d’un tertre funéraire !
Ces blancs grains de poussière, rois d’un vase cinéraire !

 

 VI

Et qu’il est doux, le souvenir
De nos vies d’épousés…
Oh, les derniers baisers de nos aimées !
Ces larmes écoulées ! Mais tout, certes tout a dû changer ;
Et le feu, au foyer,
Ne brûle plus dans l’âtre :
Nos fils, preux guerriers, sont à présent des héritiers ;
Et nos yeux dépossédés,
Les reconnaîtront-ils ?
Ah ! Qu’irions-nous les troubler, mes frères,
Comme des fantômes du passé ?
Mais peut-être, peut-être les roitelets
Des îlots alentour,
Nous ont-ils remplacés ? Et l’aède,
À eux, et à nos bien-aimées,
Chante de Troie,
Et de nos hauts-faits,
Comme d’une gloire oubliée ?
Ah, y a-t-il du désordre,
Dans l’île esseulée ?
Mais fi, oh fi de tout ça ! Que tout
Demeure ainsi… Le mal est fait.
Et les dieux d’Olympie, assurément,
Sont durs à concilier :
Quand l’ordre n’est plus,
Tout est perdu…Mais il est,
Oh, il est désordre pire que la mort !
Douleur sur douleur, détresse sur détresse,
Âpre labeur jusqu’aux jours de vieillesse,
Lourdes tâches aux cœurs que la guerre a brisés ;
Et des yeux fatigués d’observer, le soir, les tristes étoiles-phares…

 

 VII

Mais, allongés sur des lits de moly,
Qu’il est doux (lorsque l’air est berçant, & soufflant doucement),
Yeux mi-clos, fixement,
Sous des cieux sombres et éclatants,
D’observer la longue rivière serpentant, ô belle endormie,
Depuis le mont pourpré ! Et d’écouter,
Oh d’écouter les échos de la nuit,
De crypte en crype s’appelant à l’envi ;
Au-delà des vignes : blondes, touffues &  liées à la vie ;
Et d’observer, là-bas ! l’onde smaragdine,
Qui s’enfuit à travers ces acanthes divines !
Puis d’entendre, oh juste l’entendre,
Et l’apercevoir, là-bas, l’eau sombre & scintillante :
Mais allongés, mes frères, allongés à jamais
Sous le pin noir & éploré…

 

 VIII

Y fleurit le Lotos, sous le pinacle aride ;
Il fleurit, le Lotos ; près des eaux translucides,
Des mille ruisseaux de l’île…
Et tout le jour, y respire le Zéphyre,
& y soupire,
Aux accords d’une Lyre…
Et lors, de crypte en crypte, & en chaque
allée esseulée ;
Y porte le sable onirique du Lotos…
Mais assez, assez d’efforts ô mes frères,
Et assez d’action ; n’avons-nous pas roulé,
Toutes ces années,
À bâbord, à tribord ? Quand la houle,
Rugissait à l’entour, et l’hydre mugissant
Vomissait mille fontaines d’écume au sein de l’onde ?
Ah, jurons donc, mes frères,
Jurons-le sur nos vies ;
Au pays du Lotos d’hanter à l’infini,
Ces collines verdoyantes, ensemble,
Comme des dieux,
Et de l’homme oublieux…
Car eux, l’ignorez-vous ? ils gisent près du nectar,
Et ils jettent leurs éclairs, tels des caillous
Loin en-dessous, dans ces vallées de larmes,
Où gémit l’humanité… Mais,
Qu’ils sont beaux les nuages, là-haut,
Aux bords éthérés de leurs demeures dorées
Qu’entourent ces terres d’empyrée !
Là, dit-on, ils s’amusent en secret,
D’y voir nos landes dévastées ;
Et l’ivraie, & l’assèchement - peste & ouragan,
L’océan effroyable, les sables ardents,
Les sabres cliquetants ; villes à feu & à sang, & les vaisseaux coulants,
Ô marins implorants ! Mais eux, ça les distrait,
Et ils trouvent, en ces échos suppliants,
Comme une musique légère,
Qui s’élève doucement… Et,
Dans ces lamentations, ces tristes prières désespérées ;
Eux, ils y trouvent peu de chose,
Comme des paroles en l’air,
Quoique les mots soient forts…
Mais ils chantent, toujours & encore,
Ces peuples aliénés d’hommes acharnés à fendre la terre ;
Et qu’ils plantent le grain, et qu’ils fauchent le blé, sans aucun répit ;
 Ah, qu’ils l’engrangent, le blé doré ! d’année en année,
Qu’ils engrangent, le vin & l’huile ;
Jusqu’à qu’ils meurent, dans les affres d’un labeur infini !
Mais l’on murmure…que d’aucuns,
Passée l’heure, sombrent dans les profondeurs
Des Enfers ; et que d’autres,
S’élèvent jusqu’aux hauteurs élyséennes,
Où ils reposent, heureux qu’ils sont ! leurs membres lassés de vivre ;
Sur des lits d’asphodèle…
Mais certes, oh certes ! dormir est plus doux
Que souffrir ; et l’arène,
Plus douce que l’âpre mer, où nous voguions
Contre le flot & le vent, & le temps !
Ah ! frères marins ; allez, oublions donc :
Que nous chaut l’aviron ? 

 

Poème de : Lord Alfred Tennyson/ Traduction française de : Joachim Zemmour (Master 2 Recherche/Traduction Littéraire, Université Paris 7 Diderot, sous la direction de Jean-Marie Fournier et Agnès Celle).

 

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