Les émotions premières sont des éponges insatiables de leurs propres sécrétions, déjections et projections de sens  ; vives, leur milieu peut bien muter et se déplacer autour d’elles, il devra s’adapter à leur autophagie florissante, à leurs déplacements en vase communiquant ; séchées, elle servent communément, sous nos latitudes élevées, à lustrer des sentiments fort délicats et raréfiés dont on fait grand commerce et bombance. Ici, l’essentiel des controverses à propos de l’éducation porte sur les différentes méthodes pour élever de telles émotions dans un environnement contrôlable. Comme elles n’ont d’autres conditions d’existence qu’elles-mêmes, elles ingèrent aussitôt les différents états et climats sociaux qu’on leur présente comme s’ils provenaient directement de leur métabolisme. Elles s’en constituent d’emblée un vivier, ni plus ni moins riche que le précédent, ni plus ni moins décevant que le suivant. Leur nature stationnaire en font des aventurières idéales, elles ne font jamais défaut au principe de liberté qu’on exalte en elles en changeant leur eau aussi souvent que possible, en régénérant les profondeurs de leur biotope, leurs spectres amphibiens, leurs végétations albinos de réminiscences et de fantasmes. L’oxygénation et l’alimentation de leur sensibilité font l’objet de prodiges d’innovation et de finesse. La poésie et la fragilité de leurs équilibres imaginaires sont en eux-même un deuxième monde et leurs technologies respiratoires y font des paysages infiniment variés et finis comme des vies. L’inconnu se perpétue sur place, ses recyclages péremptoires font peau neuve constante. A chaque scorie sa résurrection, à chaque déchet son utilité. Les artistes et les lettrés y échafaudent des plans d’évasion inoxydables et creux, ultra-légers et interchangeables. Les vulgaires monnaient les petites fictions de leurs passions rentrées et rêvent de découvertes essentielles, de premiers pas sur la terre. Les nobles, qui s’enorgueillissent de n’utiliser que des émotions de première main, incapables de survivre dans les eaux troubles de la communication, finissent par en lustrer jusque les rendre parfaitement invisibles les parois de leur vaine fantasmagorie. Celles et ceux, au contraire, qui se contentent de cultiver ce type d’émotion dans leur hostilité d’origine, dans leur inutilité bornée et s’en réservent la primeur, passent communément pour des incultes égotistes et paranoïaques, des mégalomanes douteux. On s’étonne même qu’ils pensent encore, lisent, écrivent et nourrissent des sentiments contradictoires. On les tient pour des paradoxes sociaux. On se rince abondamment le larynx sociétal pour les faire passer. Mais décidément certaines enzymes phatiques persistent, certains parasites actifs élisent domicile dans la parole. 

« La digestion » est le dernier fragment de L’ardoise, livre publié en 2009 par l’Asphodèle, collection minuscule. Il s’agit d’un recueil d’aphorismes, de récits miniatures, de poèmes. Un livre au format poche (artisanal) de 52 pages qui vous coûtera 6 euros (frais de port inclus) Voir ici pour la commande : http://asphodele-edition.pagesperso-orange.fr/index%202b.html