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Aigue-marine
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 Article publié le 20 mai 2005.

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Lola nageait dans la piscine aigue-marine.

Au-dessus d’elle, le bleu intense du ciel.

L’eau et l’air étaient à la même température, chaude. Autour d’elle, le parc aux essences précieuses, ceint de hauts murs de pierres. Seuls les oiseaux, de leurs folles cavalcades, troublaient le silence. Elle nageait avec lenteur et détermination. Ici, elle se sentait comme dans une bulle, un grand aquarium de luxe et de sérénité. Pablo-Estéban était fier de son domaine : une enclave au beau milieu de la plaine herbeuse, un îlot raffiné dont Lola devait être le joyau.

Pourquoi était-elle restée au-delà de la semaine de vacances prévue ? Peut-être s’était-elle frottée à trop de passions. Ruptures, solitudes, elle savourait comme un entracte les délices d’une existence lisse et choyée. Il était convaincant. A force de la traiter comme une princesse, il était venu à bout de ses dernières réticences. D’ailleurs, Pablo-Estéban venait toujours à bout de tout. C’est ainsi qu’à grand renfort de volonté, d’argent et d’eau, il était parvenu à transformer "Las nubes ", son hacienda, en jardin andalou. Tout en alignant ses longueurs, elle en admirait la composition.

Elle connaissait chaque arbre, elle les aimait tous : les cyprès de Toscane et le cèdre du Liban qui cachaient les écuries et les logements des gauchos, le bouquet de pins parasols, le triangle des palmiers, puis les citronniers et les orangers parfumés, les buis sculptés, le magnolia aux lourdes fleurs crème, les tendres mimosas, les envoûtants jasmins, les subtils rosiers, le grenadier encore fragile, le saule pleureur près des anciens lavoirs, les papyrus, toutes les plantes du patio, l’olivier devant la terrasse et surtout, son préféré, l’humble prunus pourpre dont elle enlaçait chaque jour le tronc moussu et rassurant.

Le ciel se moutonnait d’un camaïeu de gris.

La façade de la maison principale, jaune pâle rehaussé du vert amande des volets, se donnait des airs de bastide provençale.

Lola glissait dans l’eau en silence. Elle étirait ses membres de plus en plus loin, projetait son corps en avant avec une régularité de métronome. Elle sourit au passage aux bananiers qui, pressés par les cannes à sucre, penchaient vers elle leurs grosses feuilles mobiles, oreilles d’éléphants familiers et débonnaires. Ils tenaient bien leur rôle : protéger la piscine du vent. Elle jeta un œil à sa montre : cinq heures. Elle avait décidé de repousser ses limites. Presque dix minutes qu’elle nageait ainsi et elle ne ressentait encore aucune fatigue. Elle n’était pas essoufflée. Elle accéléra donc la cadence puis passa sur le dos.

Des hardes de nuages ventrus sonnaient la charge.

Le soleil, puissant projecteur, les éclairait par-dessous, orchestrant un opéra violent qui, passant du blanc au noir, prenait des accents lilas ou violacés. Entre deux assauts, le bleu cobalt étincelait, presque trop pur, trop dur, trop froid malgré la chaleur. Du Wagner ! pensa Lola qui, se retournant sur le ventre, se lança dans une brasse frénétique au rythme de "La Walkyrie "et du "Vaisseau fantôme ".

Lorsque le vent, qui se levait toujours brusquement, décidait d’offrir son spectacle changeant, elle aimait monter à son poste d’observation, la terrasse sur pilotis qui surplombait la pampa alentour. Elle s’imaginait à la proue d’un voilier perdu pour l’éternité sur l’onde mouvante, vigie maîtresse et captive d’un vaisseau de pierre voguant sur l’herbe ondulante.

Mais le ciel ici était fantasque, si des nuages menaçants s’amoncelaient souvent, ils ne restaient pas.

Ils ne faisaient que passer. Par troupeaux entiers, pressés, vite, vite, ils passaient.

Jamais au-dessus de cette terre ils ne crevaient. Jamais d’orage n’éclatait.

Que c’était agaçant ! Un décor de théâtre, factice, sans aspérité et sans profondeur !

Aujourd’hui, la représentation pouvait bien commencer sans elle. Elle n’allait pas se contenter d’admirer le vent, non. Elle allait rivaliser avec lui. Aujourd’hui, Lola ne sortirait pas de son écrin aigue-marine. Elle irait jusqu’au bout d’elle ne savait pas vraiment quoi. Aujourd’hui, quelque chose enfin allait éclater, quelque chose dans sa poitrine, par exemple. Elle regarda de nouveau sa montre  : cinq heures cinq.

Telle une lionne en cage, elle enchaînait désormais les longueurs avec rage. Elle voulait nager à perdre haleine, jusqu’à l’épuisement, la douleur, pour voir. Elle désespérait. Rien, lui semblait-il, ne se passait. Son cœur ne s’emballait pas, ses muscles restaient souples, sa respiration calme et régulière. Insupportablement calme et régulière. Au bout de sa main droite, les éclats éblouissants de l’aigue-marine, plus limpide que l’eau de la piscine. Trop grosse.

Quelques minutes plus tard, alerté par les domestiques, Pablo-Estéban, rentré précipitamment, descendait chercher Lola dans la piscine. Sous les regards dubitatifs, il l’aidait à sortir avec précaution, l’entourant tendrement de ses bras, toujours patient, toujours protecteur. Insupportablement patient et protecteur.

De quoi se mêlait-il ? Non, elle ne s’était pas évanouie ! Elle pouvait nager encore ! Elle voulait nager encore ! Elle n’était pas fatiguée ! Simplement, devant ses yeux, dansaient des gouttelettes scintillantes, accompagnées par les branches des arbres qui tiraient leurs révérences, au rythme du vent.

Tout, dans sa tête, s’éclaircissait.

Elle n’avait rien dit.

Le lendemain, elle avait fait sa valise et, comme les nuages, elle était partie.

 

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