Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Autres romans, nouvelles, extraits (Patrick Cintas)
L’Urine et le Métal (Rog & Doc)

[E-mail]
 Article publié le 1er juillet 2012.

oOo

Je tourne en rond. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Personne n’est responsable de cette triste situation à part moi. Nous sommes donc entrés, Doc et moi, dans ce qu’il convient d’appeler un restaurant. Doc n’avait pas faim. Il ne mange pas tous les jours, par principe. Je ne sais pas s’il a faim quelquefois. Je ne l’ai jamais vu ni entendu se plaindre d’avoir faim. Il n’en parle jamais en tout cas. Moi non plus, bien que la faim me tenaille souvent. Mais à quoi bon parler à Doc d’une souffrance dont il n’a peut-être aucune idée.

— Il y a une carte, ici, me dit-il en entrant.

Je ne connaissais pas ce restaurant. Je ne connais que deux restaurants qui appartiennent tous les deux au passé. À mon passé. Je ne sais pas grand-chose de ce que Doc a vécu. On a eu ensemble cette idée d’aller manger au restaurant.

— Pour changer, a dit Doc.

Je n’ai pas compris. Qu’est-ce que ça pouvait changer d’aller dans un restaurant pour parler d’autre chose que de la faim ? Ce n’était peut-être pas le sujet qui trottait dans sa tête.

— Asseyons-nous là, Rog, dit-il de la façon la plus aimable qui soit.

La serveuse a souri pour apprécier cette politesse qu’on ne s’attend pas à recevoir de la part de Doc qui n’est pas ce qu’on peut appeler un homme poli. D’habitude, il est même grossier avec les gens qu’il connaît. Il ne connaissait pas la serveuse, du moins pas que je sache, mais cette politesse ne m’était peut-être pas destinée. La serveuse attendit patiemment qu’on s’assoie pour nous tendre les cartes.

— Prenez votre temps, dit-elle.

Et elle s’éloigna sans nous quitter des yeux.

— Tu la connais ? demandai-je.

Doc haussa les épaules. Il la connaissait ou pas. Ça n’avait aucune espèce d’importance. Il agita sa main droite pour m’inviter à consulter la carte. C’était une occasion pour moi de m’isoler un peu. Je ne suis jamais à l’aise dehors, surtout en compagnie de gens dont j’ignore tout, sauf qu’ils sont comme tout le monde, comme moi par exemple, et qu’ils tournent peut-être en rond sans rien pouvoir faire pour que ça s’arrête.

— Ils ont de la salade ? demandai-je assez haut pour que la serveuse m’entende.

Elle fit oui de la tête.

— Avec du fromage de chèvre chaud, compléta Doc.

Elle fit encore oui de la tête. Qui était-elle ? Je veux dire : pour Doc. Parce que moi, je ne la connaissais pas. Il y avait un grand miroir usé derrière elle et je pouvais voir sa nuque avec la tresse qui descendait dans le dos nu.

— Ensuite, nous prendrons une viande, dit Doc. Grillée si c’est possible.

— C’est possible, dit la serveuse qui s’était de nouveau approchée de notre table.

Elle emporta les cartes repliées et passa une porte qui joua un moment sur ses gonds élastiques.

— Ça nous changera, dit Doc.

Il se répétait sans toujours préciser si ce repas comblerait un vide en lui ou entre lui et moi. Il me regarda en souriant comme s’il s’occupait de moi pour me sauver du suicide. Il ne m’avait même pas confisqué le flacon de colocaïne. Rien. Il ne s’était rien passé entre nous. Il m’avait vu jouer avec les reflets du flacon pendant qu’il se déshabillait pour se coucher. L’idée lui était alors venue qu’on pourrait sortir pour changer un peu. J’ai reposé le flacon qui ne contenait rien tant que je n’avais pas l’intention de le vider dans la cuvette des W.C. ou dans mon estomac. Ce type portait un chapeau. Je trouvais ça original à notre époque. Quelquefois, quand ça pèle, je noue une écharpe autour de ma tête comme on fait aux morts pour leur maintenir la bouche fermée. Ce soir-là, je ne l’ai pas fait. Il faisait bon dehors. J’avais juste remonté la fermeture Éclair de mon blouson. Le restaurant était à dix minutes à pied. On aurait pu en profiter pour discuter. On s’est tu. Personne n’a interrompu ce silence. Un flic nous a reluqué sans s’arrêter. Il frôlait le mur de la préfecture. Maintenant, Doc attendait la salade au chèvre chaud et pour moi ça n’avait aucune importance, comme si je n’étais pas là à attendre moi aussi que ça se finisse. Un serveur, qui était le patron comme je l’ai appris plus tard de la bouche de Doc, déboucha une bouteille de vin rosé.

— Du rouge irait mieux avec le chèvre, dit-il.

Doc avait commandé du rosé. Je ne bois pas de vin. Je bois rarement et toujours de l’eau, celle qui coule du robinet. Jamais je n’aurais eu l’idée d’aller bouffer au restaurant avec un type que je ne connaissais pas et avec lequel je partageais un appartement exigu. C’était stupide de faire une économie substantielle sur le loyer et de dépenser cet argent, peut-être même plus, en s’empiffrant dans un restaurant qui avait l’air chic et qui était sans doute au-dessus de nos moyens. Le patron remplit nos verres. Une bulle s’étira dans le goulot.

— Vous allez recevoir une nouvelle, dit-il en lissant sa moustache noire.

— Une bonne ou une mauvaise ? demanda Doc.

— Sait-on ! soupirai-je malgré moi.

Le patron lança un regard plein de questions à Doc qui baissa les yeux.

— Ça va, dit Doc. Laissez-nous.

Le patron virevolta sur ses talons et se faufila entre les tables pour peut-être aller se marrer discrètement derrière le comptoir. Il croisa la serveuse qui arrivait avec les assiettes de salade au chèvre chaud. Il ne se regardèrent même pas.

— Fallait prendre du rouge ! s’écria-t-elle.

Le patron ne se retourna pas. Il avait pourtant raison. Qui était ce Doc qui se trompait sur le vin ? Et si elle se montrait si familière avec lui, pouvais-je me permettre de donner mon avis sur la question du vin ? Je n’aime pas me poser des questions en dehors de mon travail. D’habitude, je me tais si ça n’a rien à voir avec le boulot. Dans ces moments, je suis d’accord avec tout le monde. Je pense qu’on m’apprécie alors, bien que personne ne m’ait donner son opinion sur ce que je fais quand je ne travaille pas. J’ai très peu de relations avec les autres en dehors du travail. Quelques-uns vous diront que je n’en ai aucune. C’est peut-être vrai. Une raison de plus de ne pas commettre le geste ou prononcer les paroles qui mettraient fin à ma relation avec Doc. J’y tiens. On s’est croisé dans l’escalier. Il cherchait un appartement. Il a accepté de discuter d’un partage des lieux. Sans rien dire au propriétaire. Entre nous. Alors qu’on ne se connaissait pas. Et le soir même, il me propose d’aller au restaurant. Chacun sa part. Entre hommes. Pour mieux se connaître. Je lui ai fait remarquer que si on commandait la même chose, on aurait du mal à en savoir plus l’un sur l’autre. Ne valait-il pas mieux se différencier ? On avait besoin d’avancer vite au début. Ensuite, on prendrait le temps. Une chance que j’ai deux lits à la maison. Il ne m’a même pas demandé pourquoi j’en avais deux. Et les draps qui vont avec. Il y avait de vraies plumes dans les oreillers, un détail qu’il a eu l’air d’apprécier.

— Vous voulez du rouge ? me demanda-t-il.

La question me plongea dans une longue minute de réflexion. Ou bien je ne réfléchissais pas et j’attendais. Il m’interrompit :

— Nous viderons les deux bouteilles ! dit-il en riant.

Il déboucha lui-même la bouteille de rouge et me servit sans cesser de rire.

— Vous le rouge et moi le rose !

Ce n’était pas une fine plaisanterie. Mais peu importait la qualité des paroles. Il fallait qu’elles existent d’abord. J’ai vécu si longtemps dans la solitude. En dehors du travail, car dans le travail, je ne suis jamais seul. J’ai même ma part de responsabilité. Pour ce qui est de l’existence, j’ai bien pensé au couple et aux enfants, mais j’hésite encore et je ne sais pas clairement pourquoi. Pour rien peut-être. Est-ce ainsi que la vie passe et finit mal ? Je ne le sais même pas. Doc en sait plus que moi, mais sur quels sujets ?

— Ensuite, dit-il, nous prendrons l’air. J’ai besoin de prendre l’air après un bon repas. Pas vous ?

Je fis oui oui de la tête. En parlant de tête, la mienne était embrouillée à cause du vin. Et des saveurs aussi. Sans compter l’odeur de la serveuse qui louchait chaque fois qu’elle levait le couvert.

— On dit « lever le couvert » chez vous ? demanda Doc.

— Chez vous non ?

Il réfléchissait. Je n’osais interrompre le cours de ses idées sur un sujet qui ne m’inspirait guère.

— Elle sent le lait, dit-il en sortant de sa torpeur.

Celle-ci n’avait pas duré une minute. J’achevais un dessert de miel et de noix. J’en avais mal aux dents. Il n’avait mal nulle part. Il se leva pour aller pisser. Je profitai de ce moment de solitude pour mieux regarder la serveuse. Elle me rendit tous mes regards. Mais je ne rêvais plus aux enfants qui étaient demeurés sans visages et sans voix dans mon imagination d’homme futur. Une larme coula sur ma joue, furtive et brûlante. Elle ne la vit pas. Elle voyait autre chose. Ce n’était peut-être pas moi. Cela m’arrive souvent quand je travaille. On me l’a même fait remarquer. Je ne m’en suis pas formalisé. Je ne me formalise jamais quand je bosse. C’est quand je ne suis plus au travail que je recommence à me poser des questions que personne ne m’a jamais posées. C’est ce que j’appelle la solitude.

— J’ai pissé rose ! plaisanta Doc en revenant.

— Je pisserai rouge ! m’écriai-je sans me rendre compte que je choquais en disant cela.

 

*

 

Donc, Doc et moi on se connaissait à peine. Il était entré chez moi, on avait convenu qu’il y habiterait désormais et pour fêter ça, on s’était payé un repas dans un restaurant. Ça me changeait. En plus, la serveuse était jolie. Ça n’allait jamais plus loin. Doc me conseilla d’y réfléchir. Il m’en parla pendant tout le temps qu’on prit ensemble pour rentrer. On rentrait chez moi. Il y avait longtemps que je n’étais pas rentré avec quelqu’un. Comme on avait pris la précaution de faire les lits avant de descendre pour aller au restaurant, on a eu qu’à se glisser dans les couvertures et à attendre que quelqu’un éteigne. La nouvelle configuration de la chambre m’éloigne de l’interrupteur. Je m’étais donc imaginé que Doc pouvait éteindre sans que je le lui demande. Mais il attendait. Je me suis levé. Il m’a regardé actionner le bouton. La lumière nous a plongé dans le noir. J’ai regagné mon lit. On ne s’était pas dit un mot quand il en a dit un :

— Merci, mec.

Ça me touchait. Aussi, je ne dis rien. J’ai attendu comme ça des heures. Il ne se passait rien. Il ne semblait même pas dormir. J’entendais des voix dans sa respiration, mais je ne comprenais rien tellement c’était loin. Il ne me parlait pas à moi. Peut-être qu’il dormait après tout. En tout cas, il s’est réveillé pour me demander s’il pouvait fumer.

— Je fume jamais dans le lit, dis-je. Mon père a failli mourir de cette manière et ma mère lui en a voulu tout le restant de leur existence.

— Ah ! Les parents !

Il craqua une allumette.

— Tu bosses ? demanda-t-il.

— Je gagne pas lourd.

Chaque fois qu’il tirait sur sa tige, il s’éclairait et j’en profitais pour regarder. Il avait l’air de s’y connaître en tragédie familiale.

— Moi je bosse plus, dit-il. J’en ai marre.

— J’en ai marre moi aussi.

— Tu finiras par plus bosser. On est comme ça.

De qui parlait-il ? De quel genre d’être humain ?

— J’ai bossé pour rien, dit-il.

— Je gagne pas lourd.

J’avais de quoi vivre. Je supposais qu’on pouvait vivre à deux sur ce fonds. Je n’avais jamais essayé.

— T’as jamais partagé ? s’écria-t-il.

Il s’était soulevé sur un coude et la braise de sa cigarette illuminait la moitié de son visage et sans doute aussi mon autre moitié.

— Tu as vécu en couple ? demandai-je.

— Je veux !

Il avait une longueur d’avance sur moi. Et ça se voyait. La serveuse du restaurant l’avait sans doute remarqué. Elle s’était intéressée à lui, pas à moi.

— Ça doit pas être facile de vivre quand on bosse pas, dis-je sans mesurer la hauteur de mon propos.

— On vit mieux, dit-il, mais moins longtemps.

Il devait avoir raison. Je n’avais pas pensé à vivre moins longtemps. Je n’avais peut-être que le désir de vivre le plus longtemps possible. Avec un salaire suffisant pour subvenir aux besoins de deux personnes. Il me toisait en souriant. Il avait lui aussi une bonne tête. J’ai remarqué les binocles au bout de son nez. Il les avait posées là pour m’observer tandis que je réfléchissais à ce qu’il me disait.

— Chacun choisit la durée, dit-il. Ce qu’on choisit pas, c’est comment. Et ça me fait chier.

Je me demandais justement ce que peut durer une relation avec un type qui a toujours raison. Et il devait se poser la même question, mais dans l’autre sens.

— On a bien mangé, dit-il. Bien bu aussi.

— Ça nous empêche de trouver le sommeil.

— Bah ! Du moment qu’on peut continuer de rêver…

J’eus envie d’une cigarette moi aussi. Il me la fourra dans la bouche et fit gicler la flamme d’une allumette entre ses mains refermées. J’y plongeai ma cigarette. Il y avait longtemps que je n’avais pas fumé. Je ne buvais pas non plus. Je mangeais à ma faim…

— Moi pas tous les jours, dit-il.

Il se cala dans l’oreiller comme s’il allait se lancer dans un long discours sur les vicissitudes de l’existence. Discours que je connaissais parce que mon père, avant de finir dans le feu, m’avait donné les leçons utiles à la recherche d’un bon emploi.

— C’est le mot emploi qui me fait chier, dit Doc. Je veux travailler, ça oui ! Mais je veux pas qu’on m’emploie. Je suis pas fais pour ça. Mais personne peut dire que je suis feignant !

Il était irrité rien que d’y penser. Personnellement, je ne m’étais jamais posé la question. J’acceptais qu’on m’emploie, qu’on m’utilise, pourvu qu’on me paye.

— La fin justifie pas les moyens, dit Doc.

— Et tant pis si elle les explique ! exultai-je.

Il me rendait heureux. Il me regardait comme s’il n’avait jamais fait autre chose. Et il secouait sa grosse tête pour approuver.

— Un rien te rend heureux, hein, Rog ?

Il en était persuadé maintenant. Il écrasa son mégot et m’invita à en faire autant, à même le coquillage que j’avais ramené de mon enfance. Il s’excusa :

— Ah ? Je croyais que tu bouffais des Saint-Jacques congelées.

Il éteignit de nouveau. Il ne tarda pas à laisser ses voix vadrouiller dans le noir. J’écoutais sans comprendre un seul de leurs mots. Ses rêves parlaient dans une autre langue, la sienne peut-être. Avec moi, il parlait la mienne. Et je n’en avais qu’une.

 

*

 

« J’ai pissé un jour dans un creuset. J’ai jamais eu aussi chaud de ma vie. Autour de moi, des types hurlaient en se pelotant les couilles à travers leurs tabliers protège-couilles. J’étais apprenti et en plus j’avais des idées politiques. On me demandait pas grand-chose, je peux le dire maintenant que je suis retraité et que les gosses savent même plus de quoi je parle quand j’évoque le four et ce que j’y ai vécu. Des pognes que j’avais serrées avant d’entrer dans cet enfer. Des doigts syndiqués au rouge avec des traces de poison algomaniaque. J’en ai eu marre dès le premier jour. J’avais un balai dans les mains et je suivais le fil rouge parterre. Pire ! Je courais après ! Et j’y arrivais pas, bien sûr. Personne n’arrive le premier jour. On vous refile un balai en acier trempé et on vous montre le fil à suivre, des fois que vous auriez pas compris que c’est tout ce qu’on peut espérer de l’existence si on a pas fait des études. J’en avais fait, mais j’avais besoin d’une expérience pour renouer avec mes origines. J’ai ramassé le balai et les sabots et j’ai suivi le peloton des nouveaux qui se tenaient les couilles en espérant que ça n’irait pas aussi loin qu’on le disait, la stérilité. Y avait pas autre chose à faire que de balayer. Et on balayait, serrant les genoux entre les rigoles où ça coulait blanc. J’avais jamais respiré de l’air chauffé au métal. J’étais servi. Et les vets secouaient leurs tabliers en grognant parce qu’on avait le devoir de pas trop se les griller, les spermatozoïdes. Et il m’a pas fallu une heure pour me distinguer. J’avais la rage dans le corps depuis des années. Les études y étaient pour rien. Les types avec qui j’étudiais pour pas finir comme nos vieux se tenaient à carreau. J’avais des bouffées de révolte entre les copies, jamais pendant parce que je voulais réussir. Et j’ai réussi. Mais avant de devenir un larbin au service d’autres larbins sans jamais savoir jusqu’où la domesticité élève ses racines, je voulais faire comme papa et j’ai signé un contrat qui m’engageait pas jusqu’au cou parce que j’avais pas l’intention de crever avec des poumons frits à l’antimoine. Ils ont pas vu d’inconvénient à me donner une leçon et ces salauds de tontons y m’en voulaient aussi à cause de la durée déterminée et des airs de faux-cul que j’avais pris en me faisant pistonner par le cul au lieu de regarder sans y toucher comme tout le monde, quoi ! Je voyais le balai qu’avait déjà servi, à peine refroidi tellement le cadavre était encore chaud et un tonton m’a dit « P’t’êt’ que les sabots t’iront aussi » et je les ai enfilés comme si j’avais fait ça toute ma vie. Ils m’allaient. À l’enterrement, on m’a presque forcé à en parler. « Y zy vont, ses sabots, Rog ? » Je les avais pas aux pieds parce que c’était pas l’heure, mais je marchais comme si je les avais pas quittés après l’essayage et l’histoire du balai dans le cul. J’avais un beau costume et je priais comme les autres. On a pas tellement le choix quand quelqu’un vous quitte. On fait comme les autres, on prie. Ça évite de réfléchir. Pas question de penser comme un homme pendant qu’on en enterre un autre. Et en plus, j’avais ses sabots et son balai. J’avais pas son tablier parce qu’il avait tenu à emporter quelque chose avant de prendre sa retraite et la direction avait fermé les yeux sur la disparition expliquée d’un tablier qui valait plus la peine qu’on se batte pour lui, surtout entre hommes. Donc, j’étais à l’enterrement et on jaspinait à propos des balais et des autres ustensiles que sans eux ya plus d’métal qui tienne. « La paye est bonne, fiston, » me répétait les tontons alors que je savais parler latin. Bon. J’enfile un costard en tôle et je cours à l’enterrement pour voir ce qu’on voit dans ces circonstances : des gens qui suivent le fil comme s’il pouvait pas se rompre et que si ça arrivait, ce serait pas leur faute. Ils m’ont tous regardé comme si j’avais les ciseaux. Mais ils m’ont laissé entrer. « C’est le fifils à tonton Russel, » qu’ils disaient. Et je l’étais. Pas fier de l’être. Mais j’étais sur ses traces après les avoir perdues de vue. Ça prend pas un temps énorme de s’éloigner de la maison pour donner un sens aux économies que les vieux ont épargnées pour vous sauver du destin. On ne revient que pour pavaner devant les portails. Ils s’imaginent que l’habit ne peut que vous aller bien et ils s’aperçoivent que vous n’avez pas changé à ce point et ça leur file le cafard. Mon dabe n’était plus de ce monde. Il était tombé dans le métal en fusion et ce geste impromptu l’avait réduit à rien. On avait rien enterré. Les souvenirs étaient restés sur le bahut de la salle à manger. Y en avait un pour moi. J’ai fait un commentaire durement travaillé au fil de ma plume d’écolier et ils ont cru que leurs applaudissements pouvaient me consoler de la perte d’un être aussi proche que peut l’être un père quand on en a un. Je sais pas comment ils font : ils se débrouillent pour avoir un père et tout ce que ça suppose d’ascendance et de descendance. Un peu comme si rien d’autre n’existait. Et je revenais en étranger connu de tous. À peine arrivé, voilà qu’un tonton se met à crever lui aussi et on assiste à son agonie en se payant doucement de sa tète, preuve qu’on a de l’humour. La chronologie était la suivante : je descends du train, je file au four, on m’embauche, tonton est mort cette nuit, à midi je suis embauché, balai et tout et tout, et dans l’après-midi, je suis le convoi funeste jusqu’au cimetière où j’ai mes habitudes. Tu parles d’un retour provisoire ! Et la nuit que je vais passer ! Demain, on coule des chiottes façon modern style pour décorer les rues de Paris. Je vais étrenner mon balai et mes sabots. Et mon tablier qu’est pas tout neuf mais qu’a du chien. Avec des couilles en parfait état et qui le resteront, je me le suis juré ! En attendant, on picole pour diluer ce qui n’est pas du chagrin, mais agit tout comme. J’ai le sentiment que je m’en sortirais pas si je me distingue pas par un geste symbolique. Mais comme je connais pas les lois physiques, j’ignore si la chaleur du métal peut faire bouillir mon urine jusque dans la vessie. Un tonton à moi était mécano dans le chemin de fer et il avait eu du mal à se faire à l’électrification, lui qui ne connaissait que la crasse. Aussi, il se retenait de pisser à la porte de la locomotive, des fois que ce serait vrai que le jus revient par les rails, un truc qu’il ne pouvait pas comprendre tellement c’était compliqué pour tout le monde. Mais ici, personne n’avait jamais pissé dans le métal en fusion. Et c’était ce que j’avais projeté de faire, à la fois pour accroître ma révolte d’un symbole et pour provoquer leur rire que mon enfance avait figé quelque part dans le grand livre du non retour. Personne avait jamais parlé de ce qui arrivait quand on pissait dans le métal en fusion. Pas même quand mon tonton cheminot parlait de l’électricité. Mais c’était pas une raison de penser qu’il m’arriverait rien. Dans la nuit, ma vessie s’est mise à faire un bruit de casserole avec des œufs dedans. J’étais tellement chaud que quelqu’un a eu l’idée de m’embaucher pour décoller le papier peint du CE. Ce que c’est que le rêve ! J’avais signé devant ce papier peint et quelqu’un, peut-être le même, avait demandé si « on » avait de quoi le changer parce que celui-là faisant vraiment mauvais effet ! Il disait pas ça pour moi. J’ai signé en pensant déjà à ma vessie. J’avais un problème de thermodynamique à résoudre et même pas les moyens d’en poser l’hypothèse. J’ai signé en tremblant. Je signais peut-être seulement pour pourvoir me livrer à cette expérience sans les moyens scientifiques qui auraient dû aller avec. J’ai fait du pédagogique, moi. Un prof n’est pas destiné à calculer des trajectoires. En principe, si j’avais bien compris, la mienne était toute tracée. Dix échelons à gravir, et pas de souci à se faire question chômage. Ah ! J’aurais quelque chose de tangible à dire à mes futurs disciples. Avec ou sans vessie en état de marche, selon les conséquences de mon geste symbolique. On est jamais tranquille quand on sait pas exactement ce qu’on fait. Je savais pourquoi j’allais le faire, mais j’étais pas foutu de prévoir les implications. Si l’urine, au contact du métal en fusion, se mettait à bouillir et que tout le jet bouillait aussi et tout le contenu de ma vessie entrait dans la même phase, j’étais bon pour plus savoir me servir de ma queue. « Alors ? Tu pisses ou tu t’retiens ? » que je me disais en attendant que ça arrive. Et pas un bouquin pour me renseigner. Rien dans les cerveaux occupés à autre chose. Et je pouvais pas en parler. On m’aurait pris pour un con. Et je l’étais pas. Sauf que je savais pas. Je savais pour l’électricité qui va et vient entre les caténaires et les rails. J’étais pas obligé de comprendre le phénomène. Tonton expliquait pas, il constatait ce qu’on lui avait dit. Mais personne m’avait rien dit sur le contact de l’urine et du métal pendant que la première jaillit et que le second attend d’être coulé. Rien de rien. Pas un mot sur le sujet. Un bon mobile pour pas trouver le sommeil. Le lendemain, jour de distribution des outils, j’avais l’œil glauque. Je pouvais donner l’impression de me montrer ingrat rien qu’en les regardant, fiers qu’ils étaient de pistonner le fifils d’un vieux pote qui avait passé l’arme à gauche après s’être battu contre une mort injuste. Je reçus le balai comme si j’étais fier, ce qui ne passa pas inaperçu. Les sabots m’allaient bien, ce qui n’arrivait jamais et cette économie de temps d’adaptation me rendait suspect. Je suis entré dans le tablier comme si j’avais plus rien sur la peau à cause de leur jugement. « Bon, dit le tonton qui nous accompagnait, je vais vous lâcher dans la fusion. » On a traversé tout le site, presque au pas tellement on était pareil. La porte du four était ouverte. Les tabliers commençaient à chauffer. Ça sentait la graisse à fusil. Un tas de chiottes parisiens refroidissaient au soleil qu’était pas en forme ce matin. Ça bavait de la brume d’en haut. Déjà, des types se gelaient dehors, attendant qu’on passe devant parce que c’était un test et qu’eux n’étaient concernés que par les grandes manœuvres du capitalisme. On avait pas encore le droit à l’épargne, nous. Et nos bijoux de familles étaient encore des bijoux. Ça promettait. Le tonton nous abandonna au bord du gouffre. Sans transition, on passait de l’ambiance gelée matinale au théâtre des bouffes schéoliennes. Je me fis l’impression d’un cornet de glace entrant dans un four : j’allais y laisser toute ma glace et mon cornet sentirait le roussi en moins de deux. On nous rassura, car y avait du monde à l’intérieur, des types aux allures pédagogiques que même certains étaient ingénieurs maison. Les sabots commençaient à fumer, façon feu de bois. Le tablier se gondolait tout seul sans intervention du corps qu’il était censé protéger de la chaleur. « Si tu touches trop longtemps, tu sentiras pas passer la douleur, » me dit un tonton. Peut-être qu’il le disait à tout le monde, mais j’avais le sentiment de devenir seul et ça me supprimait des moyens intellectuels. Faut bien que ça commence par quelque chose, l’engagement jusqu’au cou dans l’existence de papa, enfin : de l’existence que papa il en a jamais connu d’autres. Si j’accouchais un jour, ce qui était toujours possible vu les progrès promis par les réseaux sociaux, ce serait d’un nain ! Et le tonton s’est mis à expliquer un tas de choses que les autres écoutaient pendant que moi je comprenais plus rien. Mon cerveau me disait : « Pisse, mec ! » et c’était plus le problème qui m’avait empêché de dormir qui m’empêchait maintenant de passer à l’acte : j’y comprenais vraiment plus rien. J’étais bon pour pisser sur autre chose que sur du métal en fusion. C’était ça, l’enfer de papa ? Et il avait un ausweis pour pouvoir y vivre huit heures par jour ? Mais qu’est-ce qu’il y vivait ? J’avais déjà vécu ce genre d’attente, mais seulement avec la douleur ! Du mal de dent au mal au cul. La courbe ordinaire de la douleur. Et là, à deux pas de partir en fumée, je prenais connaissance du phénomène qui mettait fin aux conversations tournant autour des études qui, selon nous, « servaient peut-être à rien ». Papa y frappait même des fois sur la table pour qu’on arrête de « déconner » et malgré ça, j’avais souvent eu l’impression que c’était lui qui déconnait. Maintenant, malgré les fusions, je comprenais son angoisse. Tout n’avait été qu’une question d’angoisse alors que je m’étais imaginé que c’était la jalousie. Mais maintenant, ça me rendait pas plus féroce. J’étais même neutralisé par la dimension de l’enjeu. Un symbole suffirait pas, même pour mes yeux. Il fallait que je m’explique. Et le tonton qui nous professait y voyait bien que j’avais quelque chose à dire. Il croyait savoir, parce que c’est toujours comme ça que ça se passe : y en a toujours un qui veut parler ! Et les autres se taisent. Je savais pas ça, moi qui avais fait des études pour devenir prof et peut-être même député ! Je voyais son visage dégoulinant d’une sueur grise et les reflets dans ses yeux amusés par ce qu’ils voyaient en me regardant, et je sentais que ma colère allait dépasser tout ce que j’avais pu imaginer en fermant ma gueule pendant toutes ces années d’études. Mon balai prit feu ! « Je t’avais prévenu ! » fit tonton. Ils nous avait tous prévenus. Et j’étais le seul à avoir foutu le feu au balai qui était le seul instrument qu’on nous avait confié pour pas avoir l’air d’esclaves devant nos tontons ouvriers. Avec le tablier, on faisait rien, ni avec les sabots. Mais le balai, ça servait à faire quelque chose et je m’en étais même pas aperçu tellement j’avais étudié des choses qui n’avaient rien à voir avec l’âge de fer. Et qu’est-ce que j’en faisais, moi, de ce balai ? Pas rien ! Je laissais le feu métallique s’en prendre à ses fibres pour le détruire, le rendre inutile et ridicule et en plus il me brûlait les mains parce que les gants ne faisaient pas partie de l’équipement à cette hauteur de la hiérarchie productrice de chiottes parisiens et d’autres saveurs du métal refroidi pour qu’il serve à quelque chose. Et non content de pousser un cri pour exprimer la douleur de l’érythème en formation, mon cerveau, qui est aussi coupable que moi, laisse tomber le balai dans la rigole rouge blanc. Une flamme jaillit, aussi brève qu’humiliante. J’étais damné sans balai. Et tonton qui regrettait qu’on confie des balais à des types aussi sensibles que moi à la chaleur et aux fumées qui en découlent. Son doigt me montre la sortie, péremptoire. J’ai mal maintenant, vraiment mal, à l’intérieur, là où personne n’atteint ma personne, mal à ma fierté, mais aussi à l’intelligence, parce que j’ai rien compris. Je me mets à courir. On me souffle que c’est pas le moment ni l’endroit. Je cours en crispant mes orteils pour retenir les sabots qui me joueront des tours si je me laisse aller. Je trouve la sortie en même temps que le froid vivifiant du dehors. Il neige. Des gens tendent la main, paume tournée vers le ciel qui a disparu. Je retrouve mes souliers parce qu’on me montre la sortie. Au passage, j’accroche mon tablier, qui n’est plus le mien, au clou qui était ma propriété et ma responsabilité. Je suis nu. J’ai envie de pisser. Je pisse. Pas comme j’avais prévu. Pas le front haut et le regard chaud comme l’espoir. Je pisse au hasard, sans me soucier de ce que je montre à défaut d’avoir quelque chose à démontrer. Je pisse dans un creuset. Au fond, le métal s’est figé. C’est un creuset abandonné par un autre fuyard. Allez donc savoir ce qui lui est arrivé. Il a jamais eu de problème avec son balai, sinon il serait pas monté si haut. Il avait un creuset entre les mains, avec un manche et son odeur d’acide chaud. Cerné une seconde par le feu, détruit moralement par cette seconde d’inadvertance, il a fui l’athanor pour ne plus revenir, allez donc savoir pourquoi ! Et le creuset rouille paisiblement dans l’herbe, avec des coquelicots qui ploient sous la neige, et ma pisse qui le remplit sans démonstration, sans cette connaissance qui construit l’expérience, sans cette attente brisée une fois par jour pour installer la biologie particulière des êtres capables de survivre au lieu de ne rien tenter pour que ça dure. »

 

*

 

Doc n’avait pas fait semblant de m’écouter. Ça avait pris des heures. On était déjà le matin.

— Et on se connaît à peine ! dit-il.

J’étais sur le point de regretter de m’être confié aussi facilement.

— J’ai pas autant de choses sur le cœur, reconnut-il.

J’ai ouvert la fenêtre malgré le froid et les oiseaux. On a bu un café dans cette position, chacun le dos appuyé à un battant, et on faisait semblant de ne pas se regarder. La rue était encore endormie, à peine frémissante d’un chat du type dominant. Doc se pencha pour le voir.

— Il pique dans mes poubelles ! fit-il.

Des poubelles, je n’en avais jamais eu besoin. Mon corps payait cet effort, il le payait cher, et mon esprit aussi payait. Doc me jeta un regard de compassion.

— Je serai jamais ouvrier, mec ! Ils me font un tas de choses qui me donnent des raisons de les haïr, mais j’irai pas travailler avec eux.

— On n’a peut-être pas besoin de toi…

Je ne voulais pas le blesser. J’avais préparé le terrain de notre relation en lui racontant des choses que je n’avais jamais confiées à personne.

— Ya vraiment personne dans ta vie ?

— Personne.

C’est à ce moment-là que l’odeur du pain est montée. Le fournil n’est pas loin. En passant, je me penche pour renifler les peaux qui sèchent dans les premiers rayons de soleil. Je grignote un quignon dans l’abribus. Je ne regarde personne, en tout cas pas dans les yeux. Je me nourris d’étoffe et de cuir. J’écoute sans perdre la raison. Ce matin, Doc a daigné m’accompagner. Il parle, lui. Avec les femmes. Il préfère le pain rassis de la campagne. Ces croûtes le désespèrent. Il ne comprend pas cet appétit. Il cligne d’un œil dans ma direction. Il veut que j’appartienne moi aussi au petit groupe qu’il tente de souder. Puis ce provisoire se désagrège à l’arrivée du bus. Ces êtres s’éparpillent déjà. Doc est resté sur le trottoir, indécis. Personne ne se retourna. Je le voyais dans le rétroviseur, entre la tête du chauffeur et le bord du rétroviseur. Il ne serait peut-être plus là quand je rentrerais. C’est ce qui arrive toujours quand on s’aime plus que de raison.

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -