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Un trouble instantané
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 Article publié le 27 avril 2013.

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Une photo instantanée fixe un instant, par nature fugace.

Elle s’appuie sur l’instant pour le nier.

Elle nie l’instant en s’appuyant sur lui.

Comme vous voulez, autant que vous voulez.

La différence de perspective est minime, le résultat le même : on ne sauvegarde pas un instant T, on extraie du flux temporel une image : le rayonnement solaire ou la lumière artificielle renvoyés par un objet, une personne, une scène en mouvement ou bien un paysage.

S’appuyer sur l’instant pour le nier en le fixant, c’est non pas tenter d’arrêter le flux temporel - c’est impossible ! - mais en jouer en s’en jouant, mais rien n’est gagné : l’instantané, regardé des années après sa réalisation, peut faire remonter à la mémoire tout un ensemble de souvenirs plus ou moins heureux ou malheureux, liés aux circonstances de la prise de vue, une ambiance au moins, presque sûrement un trouble latent ou très explicite.

Parfois c’est un pincement au cœur, une sensation de malaise ou de nostalgie qui prennent le dessus : la conscience du temps passé nous assaille, rien n’a été sauvegardé que cet ensemble solide et lumineux qu’est tout existant simple ou complexe réduit à une image sans son ni profondeur et dénuée de saveur et d’odeur.

Plus sûrement, l’instantané, qui nie à plaisir l’instant en s’appuyant sur lui, redouble la conscience du passé : au moment-même où la photo est prise, le flux du temps est affirmé et, longtemps après la prise de vue, cette affirmation se renouvelle, mais entre temps c’est une masse plus ou moins amorphe ou endiablée de souvenirs qui s’est accumulée et qui fait écran entre l’image dans sa splendeur ou sa misère solitaire et l’objet réel mais rêvé qui en fut la source.

Tout cela serait bien misérable, si la vie n’était présente sur le cliché : on la retrouve dans toute sa fraîcheur d’affirmation. Les morts ne revivent pas, on sait qu’ils ont été vivants, l’enfance ne revient pas, mais on se sait avoir été enfant. Pauvre savoir, peut-être, mais l’essentiel est ailleurs : la vie s’est dite et se dit encore dans l’image voyageuse qui confine au vertige.

Dans la première perspective - la photo instantanée s’appuie sur l’instant pour le nier - c’est l’objet fixé qui importe avant tout, c’est-à-dire l’espace à trois dimensions fixé sur la pellicule ou le support numérique et dans la deuxième perspective - la photo instantanée nie l’instant en s’appuyant sur lui - c’est la conscience de l’inexorable qui prédomine, soit le rapport au temps dans ses trois extases.

L’image a l’avenir que le regard veut bien lui conférer : c’est lui, et lui seul, qui décide si la vie qui s’y est endormie signifie encore ou non quelque chose pour qui s’y confronte. Le présent de l’image est constamment différé, voué qu’il est au souvenir de sa fabrication puis de sa réception, répétition qui tient en haleine l’avenir ouvert sur la chance toute entière incluse dans sa facture actuelle, sa teneur et sa tenue.

Les deux perspectives, bien sûr, n’en font qu’une. Le temps fort et le temps mort alternent, selon que l’on met l’accent sur l’espace ou bien le temps.

L’eurythmie d’une photo réussie donne à voir et à sentir ce rythme à deux temps dédoublé, tandis que le tempo - le temps de la contemplation voire de l’analyse - n’appartient qu’à celui qui reçoit et regarde la photo.

Mais parfois, une autre perspective, non exclusive des deux autres - elles sont toutes deux constitutives du processus photographique et de la réalité photographiée - se fait jour : il arrive que l’espace se réduise à un corps qui fait corps avec l’image qui fait corps avec le corps.

L’image, alors, n’est plus seulement explosante-fixe, mais érotique-voilée, comme le dit si bien André Breton.

Une femme, mue par la curiosité, l’audace d’en savoir plus et le désir, photographie son corps en partie dénudé, laissant deviner sa chair, montrant aussi ce qui cache ce corps tout en le mettant en valeur, exhibant par là, sans fausse pudeur, non pas tous ses appâts - pas encore - mais la promesse d’une impudeur plus grande encore ainsi que son bon goût, sa capacité à se faire désirer en jouant sur le vêtement qui appelle la nudité.

Immédiatement après avoir pris sa photo, elle l’envoie à l’homme dont elle désire susciter le désir. C’est le regard qu’elle porte sur elle-même - de part en part positif, affirmatif, presque insolent, mais absolument dénué d’impertinence - qui est offert à cet homme en même temps que l’image vivante de son corps pas encore offert, seulement exposé à un dévoilement inchoatif destiné à donner à l’homme l’envie de se dévoiler à son tour par un tour de langage.

Une femme désire le désir d’un homme par des voies technologiques nouvelles. La possibilité d’envoyer une photo prise sur le vif quelques secondes seulement après sa réalisation est une merveille rendue possible par le téléphone portable qui transmet à un autre téléphone ou bien à un ordinateur ce désir fait image qu’est toute chair qui s’offre au désir par sa réception et son accueil dans le langage courtois.

Sorte de politesse en forme de clin d’œil qu’une femme fait à l’homme dont elle désire les mots, des préludes à des actes forts, des caresses profondes, des étreintes radiantes et des jeux coquins qu’elle espère vivre avec lui, en s’offrant à la transcendance du don réciproque que cet homme et cette femme portent en eux d’abord isolément, mais qu’elle se promet de réaliser en sa compagnie heureuse, pour peu que l’homme, par sa faconde, son audace et son imagination se hisse à la hauteur de son initiative.

Se sachant belle et attirante, elle veut en avoir le cœur net, avant de laisser parler son cœur et son corps, elle désire savoir, dans un frisson, si l’imagination de l’homme qu’elle désire déjà est belle elle aussi.

Toute entière désir de plaire à l’homme qui l’attire, au moment où elle envoie sa photo, elle va au-delà de ce désir qui la transit, en la faisant parvenir à l’homme dont elle espère qu’il déchaînera son imagination en décuplant et en disséminant avec ses mots, dépositaires des images qu’elle a suscitées en lui, l’excitation et le trouble qu’elle ressent et qu’elle suscite, incapable qu’elle est, déjà, de les distinguer clairement.

Ce prélude à une union charnelle encore lointaine se noue dans la rencontre d’une image prise spontanément et la parole qu’elle entraîne en réaction : il faut alors que l’imagination de l’homme désiré aille au-delà de la stricte image qui n’offre qu’un aperçu délicieux du corps de la femme troublée pour que l’homme puisse espérer toucher dans le même temps et son cœur et son corps, émotion-sensation qui en passe d’abord par le branle aigu de l’imaginaire des deux amants qui sont « ensemble, mais pas encore ».

Troublée, troublante, elle désire susciter le trouble pour en vivre plus intensément le partage.

Union charnelle lointaine, espérée parce que lointaine, mais si proche déjà dans la réalisation d’un désir qui donne naissance à une image vivante qui fait rêver l’homme ému, émoustillé, excité.

L’image instantanée est alors un fétiche, un succédané du corps entier, corps d’une femme qui ne peut-être présente charnellement, s’abandonner vraiment, totalement que si les mots échangés avec l’homme désiré font le lien, dans son imagination, entre qui elle est dans toutes ses fibres et le déferlement d’images que son image, de sa propre initiative, suscite dans le temps de la découverte mutuelle par image interposés et mots entrelacés.

Emu par l’audace de cette femme, émoustillé par ce qu’elle donne à voir de sa beauté, excité par ce que son imagination entrevoit de délices en sa compagnie proche-lointaine, tel est l’homme qui n’en peut mais.

Un jeu de séduction commence qui n’a pour toute règle qu’une imagination déréglée qui sait se tenir, ne pas tomber dans la vulgarité de mots crus ni la banalité de la vulgate amoureuse. Pas de formule toutes faites, pas d’intrigue basée sur la trivialité érotique, mais un élan et un allant qui jette un pont d’une douceur vertigineuse entre elle et lui, pont de liane suspendu sur l’abîme de leur méconnaissance mutuelle. 

Rien de commun ne doit venir troubler ce précipité d’indécence à l’état pur.

Une certaine innocence se joue là, dont l’enjeu est la transparence, voilée d’abord, de désirs de plus en plus clairs, de plus en plus troublants.

L’impudeur inaugurale commence par l’audace d’un dévoilement obtenu par le truchement d’une image encore pudique, destinée à enflammer l’imagination d’un homme étonné et ravi, mais pas surpris, dévoilement dont l’initiative revient à la femme qui n’a pas eu peur de désirer le désir d’un homme et qui, maintenant, fait face, avec aménité mais aussi vigilance, à l’imprévisibilité de désirs inconnus d’elle - que me veut-il ? qu’aimerait-il me faire ? que voudrait-il que je lui fasse ?

Conditionnel qui appelle un futur proche - que va-t-il me faire ? que veut-t-il que je lui fasse ? - pourvu que l’homme élu sache, lui aussi, ne pas avoir peur de se dévoiler dans ses mots d’abord puis dans ses initiatives en faisant en sorte de rendre possible ce partage de la question muette qui se mue aussitôt en acte : qu’ai-je envie de lui faire ?

Ainsi se fait jour une promesse dans l’image partagée, promesse à laquelle l’homme à qui il en a été fait don, se doit de répondre en étant à la hauteur de ce défi premier qui lui a été lancé et qui a nom désir du désir : pas de fusion ni de confusion dans cet appel, mais une structure énantiomorphe en cours de cristallisation.

Un trouble s’est levé, a passé d’elle à lui.

Jean-Michel Guyot

20 mars 2013

 

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