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Albert Dunkel ou l'odeur du soufre
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 Article publié le 14 juillet 2013.

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C’est l’histoire d’un petit garçon mal aimé qui cherche par tous les moyens à se concilier les bonnes grâces de Dieu. Du cours de religion, Albert Hell – qui prendra plus tard le pseudonyme d’Albert Dunkel<span class=MsoFootnoteReference><span class=MsoFootnoteReference>[1]<span style='font-size:10.0pt;line-height:115%'> sous lequel nous le désignerons – n’a retenu que le Dieu de l’Ancien Testament, le Seigneur des armées, anéantissant les ennemis du juste en l’échange d’holocaustes. C’est pour émouvoir sur son sort ce Dieu au courroux redoutable que le chétif Albert Dunkel, né en 1958, raillé par les autres, piétiné par ses condisciples et couvert de crachats, a commencé à capturer des animaux, à les tuer, à les éventrer et à les brûler dans une orgie sanglante pour en faire des offrandes. Quand, parvenu à l’âge adulte, Albert rencontre enfin l’amour et connaît avec son premier roman, Der Höllenengel (L’Ange de l’enfer) (1983), un succès retentissant, c’est une certitude : Dieu l’a exaucé. Aussi, lorsque son épouse et le succès s’éloignent, il n’aura de cesse de reconquérir les faveurs de Dieu, poussant toujours plus loin les sacrifices sanglants, jusqu’à l’impensable.

 Avec sa biographie traduite en français et sobrement intitulée Albert Dunkel<span class=MsoFootnoteReference><span class=MsoFootnoteReference>[2], Michael Siefener, né en 1961 à Cologne, romancier et nouvelliste fasciné par l’étrange, a accompli un travail remarquable. Son premier mérite est d’exhumer Dunkel des oubliettes de la littérature dans lesquelles, après un premier succès fulgurant, l’écrivain a plongé dès sa mort en 1988. Rarement un écrivain aura connu un passage aussi rapide de la curiosité médiatique la plus vive à l’indifférence la plus totale. Aujourd’hui, Wikipedia, lorsqu’on y tape le nom de l’écrivain ne connaît qu’un Albert Dunkel, architecte, homonyme ayant vécu à Brême au XIXe siècle. Toutes les autres occurrences sur les moteurs de recherche concernent la biographie écrite par Michael Siefener mais aucune trace de la vie ni des œuvres de Dunkel, l’écrivain ! Inutile également de chercher les œuvres de Dunkel dans les librairies, on ne les y trouvera pas, y compris en Allemagne, ce qui est un comble. Elles ne se vendent plus, à bon prix comme toutes les raretés, que chez les bouquinistes. Il faut dire aussi que la carrière de Dunkel fut encore plus brève que sa vie. Dunkel, mort à trente ans en hôpital psychiatrique, n’avait publié que trois livres, malheureusement non traduits en français.

 L’absence d’œuvres traduites d’Albert Dunkel ne doit pas détourner le lecteur de la passionnante biographie de Michael Siefener qui recèle un portrait psychologique captivant et retrace un naufrage littéraire. On devine que l’auteur s’est livré à un travail de bénédictin car sur Dunkel les sources sont rares. Seules deux études de quelques pages lui ont été consacrées, l’une par Wolf Dirksen, intitulée Der Komet[3], et l’autre rédigée par Elke Diering-Klein qui assassine Dunkel dès le titre, Der zu Recht Vergessene<span class=MsoFootnoteReference><span class=MsoFootnoteReference>[4] (Oublié à juste titre). Après son premier succès littéraire, Dunkel s’était lancé dans une tentative d’autobiographie mais il n’est jamais allé au-delà de l’enfance et de sa douzième année. Quand Michael Siefener a entrepris son travail biographique, le père de Dunkel était mort depuis longtemps, sa mère décédée depuis 1983 et Dunkel n’avait pas de frères et sœurs. Le biographe a donc dû frapper à d’autres portes. Il a interrogé les condisciples, les professeurs et éditeurs d’Albert Dunkel ainsi que celle qui fut un temps son épouse. Puisque la vie de l’écrivain devait s’achever par un retentissant procès, il a consulté aussi les comptes rendus d’audiences publiés dans la presse. Et, en s’entourant des précautions d’usage, Michael Siefener a sondé l’œuvre de Dunkel dans l’espoir d’y rencontrer l’homme. Il a découvert une œuvre sombre, angoissée comme un film expressionniste, sanglante et qui semble opposer un cinglant démenti aux apôtres de la résilience. Albert Dunkel ne s’est pas remis de son enfance, ses plaies ne se sont jamais refermées. L’angoisse du petit garçon devant un monde menaçant, les rituels de conjuration de la peur et la volonté compensatrice de puissance habitaient toujours l’enfant devenu adulte. La première partie de la biographie de Michael Siefener ressemble donc à l’exposition d’un drame qui va se nouer inéluctablement.

 

 Dans cette première partie, le biographe dépeint un petit garçon, grandissant dans un huis- clos étouffant auprès d’une mère castratrice qui a reporté sur son fils l’amour qu’elle destinait à son mari, trop rustre pour le recevoir. On aurait pu penser que pour l’enfant l’entrée à l’école serait la porte vers la liberté ; il n’en fut rien. Dunkel note dans son fragment d’autobiographie : « Ma première parole à ce monde fut un cri d’angoisse. Et ce que le monde me cria en retour, c’était de la haine »<a href="#_ftn5" name="_ftnref5" title=""><span style='font-size:10.0pt;line-height:115%'><span style='font-size:10.0pt;line-height:115%;font-family:"Times New Roman","serif"'>[5]. Le petit Albert, malingre et toujours mal peigné, resté trop longtemps dans les jupes de sa mère, connaît le sort dévolu aux élèves marginaux : quolibets, provocations et violences. Une de ses répliques montre le désir de vengeance que l’injustice a fait naître en lui : « Vous allez mourir pour ça. Je vous tuerai comme je tue les animaux »<span style='font-size:10.0pt;line-height:115%'><span style='font-size:10.0pt;line-height:115%;font-family:"Times New Roman","serif"'>[6]. Après une grenouille qu’il avait écrasée avec jouissance, le jeune Albert se tourne maintenant vers de plus gros gibiers, chats, chiens, rats ou encore cochons d’Inde. Ce sadisme adolescent n’est pas rare. On en trouve la trace en littérature dans des romans comme Le marin rejeté par la mer de Mishima ou Histoire d’un meurtre de Hermann Ungar, romans dans lesquels des garçons torturent de pauvres félins pour se prouver à eux-mêmes et à autrui leur virilité naissante. La particularité des exactions d’Albert Dunkel tient à leur dimension religieuse. Ces sacrifices animaliers doivent inciter Dieu à réduire à néant les adversaires du jeune Albert. On ne saurait trouver meilleure illustration de la généalogie nietzschéenne de la religion selon laquelle Dieu serait une invention des faibles destinée à faire trembler les brutes et à les tenir en respect. La foi du jeune Dunkel demeure néanmoins une foi inquiète. Il demande un jour à sa maîtresse d’école pourquoi Dieu, s’Il est bon, permet tant de misère. Et l’adolescent rejette catégoriquement le Dieu du Nouveau Testament, un Dieu en guimauve, dégoulinant de bonté. L’amour et le pardon, ce ne sont pour lui que fadaises. Dès cette époque, Albert compose des récits – qu’il détruira plus tard mais que sa femme aura eu le temps de lire – dans lesquels les bons soumettent les méchants à des châtiments cruels. On les fait bouillir, on les découpe en rondelles et les soumet aux tortures les plus raffinées. Les victimes portent le nom de ceux qui, à l’école, harcèlent Albert. L’imaginaire de l’adolescent est déjà en place, nourri de lectures horrifiques, d’histoires d’épouvante et de loups-garous. C’est un imaginaire sombre, cruel, sanglant et inquiétant pour la santé psychique de l’adulte en devenir.

 

 L’adolescence de Dunkel est une adolescence triste, sans amis ni petites amies. Sa mère, qui ne lui autorise aucune sortie, continue de l’appeler Mon biquet. Apprenant de la bouche des professeurs que les notes d’Albert chutent parce qu’il passe son temps à noircir d’histoires les pages de ses cahiers, elle lui confisque tous ses cahiers vierges mais son fils ruse avec l’interdiction. Il compose des poèmes qui font penser tantôt à Georg Trakl, tantôt au Gottfried Benn de Morgue. Les corps sont en putréfaction ou mutilés. La femme, qui commence à hanter l’imaginaire de Dunkel, est invariablement, morte, enterrée, décomposée mais continue d’habiter celui qui l’a aimée. Albert Dunkel, qui est davantage un élève lunatique qu’un mauvais élève, obtient son bac et s’inscrit à la faculté. Commence alors une errance universitaire. L’étudiant abandonne chaque filière au bout de quelques semestres avant de s’inscrire en littérature allemande où il trouve sa voie. Dunkel entame la rédaction de Der Höllenengel (L’Ange de l’enfer), inspiré de l’histoire vraie de Fritz Haarmann dit « le boucher de Hanovre », qui séduisait des garçons, les violait et les tuait avant que son complice ne débite leur corps et vende leur chair comme de la viande, dans l’Allemagne affamée des années d’inflation. On note donc, dans le prolongement des récits composés à l’adolescence, une obsession du meurtre et du sang et une fascination pour des personnages de marginaux psychopathes. A la même époque, Dunkel rencontre à l’université la jeune Dagmar Brauner qui deviendra sa future épouse. Les parents de la jeune fille voient d’un mauvais œil ce grand échalas taciturne, arrogant et mal coiffé. Ils tentent, en vain, de dissuader leur fille de se marier. Albert Dunkel et Dagmar Brauner cohabitent donc un temps dans la chambre d’étudiante de la jeune fille. La mère de Dunkel est horrifiée, dévastée par l’ingratitude d’un fils qu’elle croyait pouvoir garder pour elle. Elle rompt toute relation.

 Lorsque Dagmar Brauner découvre les récits de tortures et de meurtres qu’Albert a rédigés à l’adolescence, elle entrevoit un visage de son compagnon qu’elle ne soupçonnait pas. Elle est si déstabilisée qu’elle songe à le quitter mais l’amour l’emporte sur le malaise. Et l’amour de Dagmar donne à Dunkel le sentiment que ses sacrifices d’animaux portent enfin leurs fruits, que le Seigneur des armées, qui élève les justes et renverse leurs ennemis, l’a exaucé. Dans un poème en date du 4 septembre 1982, Dunkel note :

 

Ma prière fut entendue,

Mon offrande fut reçue[7]

 

  Se sentant en confiance, Dunkel fait lire à Dagmar le manuscrit de L’Ange de l’enfer. Cette fois, Dagmar est persuadée que le texte possède une valeur littéraire. A l’insu d’Albert, elle tape le manuscrit et l’envoie à plusieurs maisons d’édition. Miracle, les éditions Carl Hanser de Munich sont prêtes à publier L’Ange de l’enfer. C’est à cet instant qu’Albert Hell prend le pseudonyme d’Albert Dunkel.

 

 En 1983, L’Ange de l’enfer connaît un énorme succès en librairie. Pourtant, la fin du roman aurait pu dissuader les lecteurs en quête exclusive de sensations fortes. La maison d’édition avait, du reste, demandé à Dunkel de la modifier ; il avait refusé. Le violeur assassin, condamné à mort, reçoit en effet dans sa cellule la visite de ceux qu’il a tués et de deux personnages, un mendiant et un voyageur, incarnant respectivement Dieu et le diable. C’est un peu l’apparition de la statue du Commandeur. S’ouvre un procès métaphysique à l’issue duquel Dieu, par la voix du mendiant, annonce au « boucher » que ses péchés lui seront pardonnés car son goût pour la beauté l’a égaré. Contrairement à son complice, il n’a pas délibérément choisi le mal. Malgré cette fin déconcertante pour le commun des lecteurs, le livre s’arrache comme des petits pains. Les lecteurs préfèrent ignorer cette fin « fantasque » et ne retenir que les épisodes sanguinolents, le luxe de détails avec lequel Dunkel décrit les assassinats puis le dépeçage des victimes. Le premier tirage de dix mille exemplaires est épuisé en deux semaines, le deuxième à hauteur de vingt mille exemplaires se vend en un mois. Le troisième tirage est de quarante mille exemplaires.

 Albert Dunkel connaît soudain la richesse et le bonheur. Son succès littéraire coïncide avec son mariage. Mais l’écrivain est de ces êtres qui ne sont pas taillés pour le bonheur. Il commence à dilapider ses gains en louant à Cologne une somptueuse villa bien trop grande pour deux et, au lieu de jouir paisiblement de son voyage de noces en Italie du Sud, il s’abîme de plus en plus souvent dans le silence aux côtés de son épouse qui se demande déjà dans quoi elle s’est engagée. Mal préparé au bonheur, Albert Dunkel va s’ingénier à faire son malheur.

 Obligé par son éditeur à des lectures publiques à travers l’Allemagne, il se plie de mauvaise grâce à la corvée. Plusieurs soirées littéraires tournent à l’esclandre. Dunkel insulte le public et traite les journalistes comme des moins que rien. A la maison, il devient de plus en plus invivable, s’enferme, n’adresse pas la parole à sa femme. A plusieurs reprises, il la bat comme plâtre. Elle finira par s’enfuir et demander le divorce. La solitude de Dunkel est absolue. Ses seuls contacts sont épistolaires. Sa mère, qui ne voulait plus le voir depuis qu’il l’avait trahie pour une autre femme, est morte au moment de la parution de L’Ange de l’enfer. Il ne l’a appris qu’un mois plus tard. Quand il n’erre pas, solitaire, à travers sa villa vide, il se rend au cimetière où, en pleurs, il parle à sa mère comme un petit enfant.

 

 En 1985, Albert Dunkel, qui a besoin d’argent, rédige un nouveau roman qui est loin de susciter l’enthousiasme de son éditeur. C’est un peu par pitié pour la situation personnelle de l’écrivain que l’éditeur consent à le faire paraître en 1986. Son titre : Die tausend Augen des Nachtmahrs (Les Mille Yeux du cauchemar). Voici comment le journal Kölner Stadtanzeiger résume le livre :

 

<span style='font-size:10.0pt;line-height:115%'>La montagne accouche d’une souris. Le nouveau roman d’Albert Dunkel, Les Mille Yeux du cauchemar, est un indigeste salmigondis, qui ne possède même pas le caractère scandaleux de son Ange de l’enfer. Un petit couple enquête sur un prétendu crime et se retrouve au beau milieu d’une conjuration dont la vraisemblance, au fil des pages, est inversement proportionnelle à l’ennui du lecteur. Manifestement, Dunkel a brûlé toutes ses cartouches. Tel Süskind ou Schneider, il semblerait qu’il soit voué à rester l’auteur d’un seul roman. A déconseiller.<span class=MsoFootnoteReference>[8]

 

 Le livre est déconcertant. Il se situe quelque part entre policier et fantastique. C’est un échec littéraire cuisant. Les journalistes se vengent de la morgue que Dunkel a souvent affichée à leur égard en éreintant le roman. Albert Dunkel n’a plus un sou vaillant. Il est contraint de quitter sa villa pour se réfugier chez une tante avare qui accepte de l’héberger… à condition qu’il ne mange pas trop. C’est le début d’une invraisemblable déchéance sociale qui s’achève dans la rue lorsque, fatigué de l’esprit obtus et de la mesquinerie de sa tante, Albert Dunkel se retrouve sans-logis. Il finit par quitter Cologne où sévit un insaisissable tueur en série qui assassine des SDF et part pour Bonn. Son allure fait peur. Son corps est encore plus décharné, son regard halluciné. Croyant encore une fois pouvoir rallier Dieu à sa cause, Dunkel vole du papier et un stylo dans un magasin et se lance dans la rédaction de Ganz unten (Au fond du trou). Le manuscrit terminé, un jour que Dunkel passe devant la plaque d’une petite maison d’édition, il sonne. Hubert Katzmarz qui fait fonctionner seul son entreprise croit à une plaisanterie lorsque son visiteur décline son identité. Se peut-il que ce clochard qui empeste les excréments et l’urine soit Albert Dunkel, l’auteur du best-seller L’Ange de l’enfer ? Pour se débarrasser de l’importun, il lui promet de lire son manuscrit. Hubert Katzmarz est loin d’être convaincu par le texte mais Dunkel fait le siège de son bureau, vitupère, casse des objets. De guerre lasse, Katzmarz fait tirer Au fond du trou à cinq cents exemplaires. Les critiques sont accablantes, le livre un échec commercial. Il ne s’en vend que… vingt-cinq exemplaires !

 Il faut dire que l’histoire a de quoi dérouter. Le héros, Jeremias Grün, est un sans-abri qui traîne dans les rues de Cologne où sont perpétrés d’horribles meurtres sur des sans-domicile-fixe. Il fait la connaissance d’un autre sans-logis, nommé Schwartz, qui le présente à une confrérie de parias se réunissant dans une gigantesque chaufferie. Tous vénèrent comme un dieu une créature insaisissable, appelée le Maître de l’Oubli, capable, croient-ils, de les arracher à leur sort. Schwartz leur a amené Jeremias Grün, ce clochard qui ne se mêle jamais aux autres, car il le croit en mesure d’entrer en contact avec le Maître de l’Oubli. Les parias finissent par le désigner comme l’élu. Grün découvre que les clochards se livrent à des sacrifices humains pour plaire au Maître de l’Oubli. A son tour, il demande que le sang coule et tue un autre clochard dans une scène, unanimement qualifiée par les critiques d’abjecte. Les sacrifices humains se multiplient. Après avoir agressé un passant, Grün se retrouve derrière les barreaux. Dans sa cellule, il finit par rencontrer le Maître de l’Oubli. Grün lui arrache son masque et découvre son propre visage. Le roman se referme sur ces mots : « Maintenant que l’on avait trouvé le Maître, le combat aurait pu commencer. Mais Grün savait dorénavant que jamais il ne l’aurait emporté »<span class=MsoFootnoteReference><span class=MsoFootnoteReference>[9].

 

 Les critiques furent assassines, ainsi dans la revue Literatur du 29 septembre 1987 :

 

<span style='font-size:10.0pt;line-height:115%'>Espérons que ce roman de Dunkel sera le dernier. Pour des raisons que nous ignorons, cet auteur qui avait su se forger, jadis, une réputation – à vrai dire, plutôt sulfureuse – vient de faire paraître son roman Au fond du trou, chez un petit éditeur. […] En tant qu’histoire complète, c’est du sabotage pur et simple. Rien ne vous empêche d’acheter ce livre, mais vous gagnerez du temps en jetant votre argent directement par la fenêtre.<span class=MsoFootnoteReference><span style='font-size:10.0pt;line-height:115%;font-family:"Times New Roman","serif"'>[10]

<span style='font-size:10.0pt;line-height:115%'> 

 Comme un écho, le journal Kölner Stadtanzeiger écrivait un jour plus tard :

 

<span style='font-size:10.0pt;line-height:115%'>Le nouveau roman d’Albert Dunkel, Au fond du trou, a pour cadre le monde des sans-logis. C’est un mélange répugnant de réalisme insoutenable, de brutalité à vomir et de fantastique insipide. Imagination et créativité paraissent avoir abandonné l’auteur. Mieux vaudrait pour lui qu’il arrête d’écrire, une fois pour toutes.<span class=MsoFootnoteReference>[11]

 

  Pourtant, Albert Dunkel ne cessait de harceler son éditeur, persuadé que ce dernier lui dissimulait le volume réel des ventes pour s’enrichir à ses dépens. Un jour, Dunkel finit par blesser sérieusement l’éditeur. Ce dernier porte plainte. Lorsque la police arrête Dunkel et fait analyser les taches de sang sur ses hardes, l’affaire prend une tout autre dimension. Nous n’en dirons pas plus pour ménager le suspense. Il suffit de savoir que Dunkel fut finalement condamné à l’issue d’un procès médiatique. Ayant été reconnu irresponsable pénalement en raison de son psychisme délabré, il fut finalement interné en hôpital psychiatrique. C’est là que le matin du 13 janvier 1988, jour de son anniversaire, des gardiens, entendant un vacarme, se précipitèrent dans sa chambre. Albert Dunkel s’était volontairement fracassé la tête contre le mur de sa chambre. Les gardiens notèrent dans son regard « une angoisse insoutenable »[12]. En se fracassant la tête contre les murs, Dunkel avait choisi de mourir en anéantissant le lieu de toutes ses souffrances, le siège d’un psychisme incurablement torturé. Il venait d’avoir trente ans.

 

 Ce naufrage marque les limites de la « littérature comme catharsis ». En effet, la littérature n’a pas été pour Dunkel cette sublimation libératrice que l’on se plaît à dépeindre. La représentation littéraire des plus odieux forfaits n’a pas retenu l’écrivain de les commettre. On peut même se demander si l’acte d’écrire n’a pas fouetté l’imagination fertile d’Albert Dunkel, l’incitant à aller toujours plus loin dans l’abomination. Ne s’est il pas laissé enivrer par ces vers de son poème, Bâtard, composé le 13 novembre 1985 :

 

démembrés bouillis débités

écorchés brûlés découpés

raccourcis éventrés

aucun ne mérite mieux

mais qui sera assez vertueux

pour pouvoir s’en charger ?<span class=MsoFootnoteReference><span style='font-size:10.0pt;line-height:115%;font-family:"Times New Roman","serif"'>[13]

 

 La fin de vie d’Albert Dunkel donne à réfléchir…

 

 Les critiques ont-ils eu leur part de responsabilité dans cette fin atroce ? Michael Siefener, le biographe, ne pose pas la question, considérant sans doute que les éreintages font partie du « jeu » littéraire. Pourtant, on est frappé de la méchanceté gratuite, du choix des mots les plus accablants dans ce qui s’apparente à des condamnations à mort littéraires. N’a-t-on vraiment jugé, en toute impartialité, que l’œuvre ? N’a-t-on pas cherché à assassiner l’homme à qui l’on reprochait précisément de ne pas avoir joué le « jeu », d’avoir été insolent avec le public et outrecuidant avec les journalistes ? Le suicide d’Albert Dunkel, terme d’une descente aux enfers accompagnée par les quolibets des critiques littéraires, ne permet pas de faire l’économie de cette question.

 

 Lorsqu’on lit les recensions des livres de Dunkel parues à l’époque, on ne peut qu’être interpellé par le choix du sous-titre de l’édition française : écrivain de génie, tueur en série. Le titre allemand était plus pondéré : Albert Dunkel, un essai biographique. On ne peut que regretter que, pour faire sensation, les éditions Serge Safran aient choisi un titre français aussi racoleur. Nous nous sommes efforcés de passer sous silence les méfaits ayant conduit Dunkel sur les bancs d’un tribunal et il nous semble que l’éditeur français aurait dû avoir les mêmes égards pour le lecteur, plutôt que de livrer en pâture dès le titre le summum de la déchéance d’Albert Dunkel. Il aurait sans doute mieux valu un titre qui ménageât le suspense, qui laisse entrevoir une marche dans les ténèbres sans en dévoiler le terme.

 Il est également un peu présomptueux de présenter Albert Dunkel comme un « écrivain de génie ». A aucun moment, l’auteur de sa biographie n’émet une telle assertion. Et pour cause, il cite abondamment des critiques pour lesquels précisément Albert Dunkel est tout sauf un écrivain de génie. Or ces critiques ne sont pas dues à ce qui pourrait apparaître comme l’incapacité de Dunkel à reproduire le coup de maître de son premier roman, L’Ange de l’enfer. Dès la parution de L’Ange de l’enfer, d’aucuns avaient émis les plus vives réserves. On pouvait ainsi lire dans le journal Frankfurter Allgemeine du 7 octobre 1983 : « […] une fumisterie monumentale ! Dunkel a collé dans sa marmite tout ce qu’il pouvait trouver de plus répugnant, scabreux, pervers et tapageur, puis il a laissé réduire cette mixture immangeable »<span class=MsoFootnoteReference><span class=MsoFootnoteReference>[14]<span style='font-size:10.0pt;line-height:115%'>. Pourtant, il ne faut pas sous-estimer Dunkel, dont les livres sont aujourd’hui recherchés chez les bouquinistes, et ne voir en lui que l’auteur habile d’un best-seller ayant flatté les plus vils instincts du public, son voyeurisme, son goût pour le sensationnel et le sang. Si Albert Dunkel avait seulement voulu brosser le public dans le sens du poil, jamais il n’aurait fait intervenir Dieu et le diable à la fin de L’Ange de l’enfer. Il est donc impossible de contester au roman une dimension métaphysique. Dans ce livre, il est illusoire de penser se soustraire au regard de Dieu, de vouloir se mouvoir par delà le bien et le mal. C’est donc un personnage torturé par la faute que met en scène Albert Dunkel, un tueur qui confesse aspirer à commettre des méfaits tout en les abhorrant. N’est-ce pas, à travers le personnage du boucher de Hanovre, lui-même qu’Albert Dunkel, l’éventreur de chats, de chiens et de rats met en scène ? Michael Siefener souligne la similitude entre les deux hommes : « Haarmann et Dunkel étaient des marginaux, des étrangers dans un monde qui leur demeurait incompréhensible, auquel ils ne pouvaient s’adapter et qui finit par causer leur perte à tous deux »<span style='font-size:10.0pt;line-height:115%'><span style='font-size:10.0pt;line-height:115%;font-family:"Times New Roman","serif"'>[15]. A y regarder de plus près, ce n’est pas seulement l’œuvre de Dunkel qui comporte un enjeu métaphysique mais la vie de l’écrivain elle-même. Devenu clochard, il a confié à son dernier éditeur être mystérieusement en quête du « But Ultime ». Et lorsqu’il quitte le tribunal où il vient d’être jugé pour ses crimes, reprenant les paroles du Christ, il pousse un cri effrayant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Pourtant, son histoire apparaît comme l’histoire d’un égarement, l’histoire d’un homme qui croyant invoquer Dieu invoquait le diable. En préférant s’appeler Dunkel (obscur) plutôt que Hell (clair), Albert Dunkel avait inconsciemment choisi non pas un Dieu de lumière mais le prince des ténèbres.

 

 

 

 



<span class=MsoFootnoteReference><span style='font-size:10.0pt;line-height:115%;font-family:"Times New Roman","serif"'>[1] Hell signifie clair, Dunkel obscur. S’estimant mal nommé, Albert Hell fit un choix plus en accord avec ce qu’il estimait sa nature profonde et sa vision de la vie.

<span class=MsoFootnoteReference><span style='font-size:10.0pt;line-height:115%;font-family:"Times New Roman","serif"'>[2]<span lang=DE> Michael Siefener, Albert Dunkel. Ein biographischer Versuch. Berlin, Edition Medusenblut, 2001. Traduction française : Albert Dunkel. Ecrivain de génie, tueur en série d’Eliabeth Willenz, Paris, Serge Safran éditeur, 2013.

<span class=MsoFootnoteReference><span style='font-size:10.0pt;line-height:115%;font-family:"Times New Roman","serif"'>[3]<span lang=DE> Wolf Dirksen, „Der Komet“, in Akzente, fascicule 1/1994, p. 60-72.

<span class=MsoFootnoteReference><span style='font-size:10.0pt;line-height:115%;font-family:"Times New Roman","serif"'>[4]<span lang=DE> Elke Diering-Klein, „Der zu Recht Vergessene“, in Rowohlt Literatur Magazin, n° 35, 1995, p. 32-35.

 

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