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De l’impression à la série, l’Aurélia de Nerval

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 Article publié le 24 décembre 2008.

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Série et impressions sont deux fois liés dans Aurélia 1. Le terme d’impression lui-même mérite de faire l’objet d’une attention particulière. L’impression est le point de passage d’un ordre de faits à un autre, de la raison à la folie ou du réel au rêve, si l’on veut. Si l’on relit l’article que Proust consacrait, dans Contre Sainte-Beuve, à Nerval, on est surpris de retrouver, à travers la sienne propre, la vision qu’avait un Barrès de Nerval : « Ce que vous appelez la peinture naïve, c’est le rêve d’un rêve, rappelez-vous », tonne Proust. Alors que notre époque lit Nerval avec les yeux d’un Proust plutôt que d’un Barrès (ce que l’on ne regrettera pas), à travers les poèmes des Chimères et le poème d’Aurélia, alors que le « rêve d’un rêve » qui se poursuit dans ces textes imprime en nous une impression qui se répand fatalement sur notre réception de tous ses autres écrits, Barrès parvenait à Nerval par l’intermédiaire de son réalisme et de son air traditionnel. L’ambivalence de Sylvie, pour avoir suscité des lectures si contradictoires, n’est pas un leurre. La lecture de Barrès est terriblement appauvrissante, elle affaiblit considérablement la portée du texte nervalien, mais elle n’est pas infondée : « Mais Gérard allait revoir le Valois pour composer Sylvie ? Mais oui. » L’affection particulière de Nerval pour les lieux, dont témoigne effectivement toute l’oeuvre de Nerval, se trouve au coeur de cette ambivalence.

Proust comparait Nerval — le Nerval des Chimères — à Mallarmé. Du point de vue des projets poériques, pourtant, quel abîme ! Ce que ce terme d’impression signale, en effet, ce n’est pas l’immanence ou la transcendance d’une vision qui se fût exprimée en un langage pur de « l’universel reportage » (auquel un Mallarmé pouvait en venir à opposer la poésie, dans un accès resté célèbre), mais tout au contraire cette accroche si parfaitement propre au texte nervalien, qui dans le réel — et d’un oeil qui n’est jamais si loin d’être celui d’un journaliste —, dégage un élément de bizarrerie (ce beau terme de « bizarre », si souvent employé par Nerval, et d’une façon telle qu’il paraît maintenir, dans l’écriture nervalienne, un peu comme chez Diderot en somme, une trace mnémonique de Diderot).

La vision nervalienne s’ancre profondément dans l’observation de la réalité. N’écrivait-il pas ce jugement définitif, dans les Nuits d’octobre : « Vous inventez l’homme, ne sachant l’observer » ? La folie de Nerval recèle un caractère particulier, qui ne peut manquer de frapper le critique : la folie de Nerval est une folie érudite, la folie d’une érudition, — et, après « Angélique », on pourrait presque dire la folie de l’érudition elle-même 2 ; or l’érudit n’est érudit que d’être le dépositaire d’un savoir qui ne lui appartient pas. Il n’affirme pas, ou ne le fait qu’en rappelant qui avant lui affirma, à l’encontre de qui — et de quoi, etc. La position de l’érudit devant le savoir et celle de l’observateur devant la réalité sont des postures analogues. Or, ces deux postures en viennent à se rejoindre pleinement dans le voyage — dans Lorely, par exemple, où la description de l’habitant, du lieu, de la coutume, de la culture, de l’art enfin, s’entremêlent dans l’enchaînement des « Souvenirs ». L’impression y reste seconde, ou plutôt, elle semble subordonnée à l’observation. Pareillement, Nerval parle de Mes prisons comme d’un « journal d’impressions »3. Cet aspect n’a pas échappé à Proust, jusque dans sa critique de Sylvie : « Peut-être y a-t-il encore un peu trop d’intelligence dans sa nouvelle », disait-il en effet, en conclusion de son article sur Nerval. Mais, sans méconnaître l’importance et la justesse des vues de Proust, on ne saurait retirer à Nerval ce que le romancier appelle son « intelligence », sans compromettre l’intégrité de l’oeuvre nervalien.

Dans Aurélia, l’impression s’ouvre. Et se fait série d’impressions. L’impression s’incruste dans l’aspect extérieur des choses : « chaque personne qui m’approchait semblait changée, les objets matériels avaient comme une pénombre qui en modifiaient la forme, les combinaisons des couleurs se décomposaient, de manière à m’entretenir dans une série constante d’impressions (...) » La série des impressions répond à une « sériation » des faits de perception 4, évoquant un trouble hallucinatoire, une déformation essentiellement visuelle. De même la « série de fresques où venaient se réaliser mes impressions » — qui, selon l’analyse d’Illouz, « met en abyme » la « fascination » de Nerval « pour l’image »5. « Série » est, ne l’oublions pas, apparu assez tôt comme un terme courant du vocabulaire artistique. Il peut sembler anecdotique, en un sens, que la série de Nerval fréquente le domaine artistique. Mais la « série de tableaux » que sont les textes des Illuminés prolonge la métaphore artistique, et montre un nouveau pli de la série nervalienne.

Le terme se montre ici dans ce qu’il a à la fois de plus banal et de plus singulier. Banale est, en effet, la notion d’une « série de fresques ». C’est l’association des termes qui est singulière. La combinaison ne comporte pas deux termes mais trois : série, fresques, impressions. Quatre, si l’on ajoute le verbe, se réalisaient6

Or, ces quatre termes série, fresque, se réaliser, impressions, — apparaîssent non seulement liés par une opération sémantique qui effectue le transfert de l’impression au réel par la série, mais par encore par un constant jeu de consonnes se resserrant autour des /s/ et des /r/, — charpente du signifiant « série », véritable « mannequin » dans les termes de Saussure. La vision, ou plutôt les éléments du langage qui la portent, s’enchaînent ainsi les uns dans les autres. Par là, l’opération réaliste aboutit parfaitement, sinon du point de vue de la biographie — pour qui, immanquablement Nerval fut fou —, du moins du point de vue de l’écriture, du style dont les composantes minimales affirment la convergence..

1 Et ils le sont encore dans Sylvie : « Ces mots, fort simples, éveillèrent en moi toute une nouvelle série d’impressions. »

2 Nous verrons dans le chapitre suivant les deux niveaux d’analyse qu’implique la notion de « série » dans la... série ? — que forment, ensemble, Les Faux Saulniers, Histoire de l’Abbé de Bucquoy, et Angélique.

3 La Bohème galante, p. 156.

4 Prime jusque dans les « Mémorables » le fait de perception, d’observation, transmuté en élément d’une vision, le « roman-vision » ou réalisme onirique de Nerval.

5 Jean-Nicolas Illouz, op. citt., p. 167.

6 Le verbe « se réaliser » apparaît encore une fois au moins, en corrélation avec la notion de série : « les promesses que j’attribuais à la déesse Isis me semblaient se réaliser par une série d’épreuves » Ce qui semble confirmer le statut de série, comme élément de passage de l’ordre du rêve à celui du réel.

 

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