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Politique intérieure
L’enfer inférieur

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 Article publié le 16 mai 2009.

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« Il a souffert beaucoup ! » Quelqu’un a crié cela, et le cri a traversé la fenêtre de ma chambre, qui était ouverte à ce moment. (Malgré le froid, je garde le plus souvent la fenêtre ouverte.) Le sang, qui coulait de la plaie ; la plaie, qui s’étalait du ventre à la poitrine : tout était gelé au-dehors, tout paraissait arrêté. Aussi, j’ai regardé à la fenêtre, — et je les ai tous vus, comme un groupe de bons camarades réunis entre eux : le président, bien sûr, très imposant, quelque peu en retrait, comme s’il était venu en personne saluer le corps dont il avait ordonné l’exécution ; les trois hommes qui l’accompagnaient, ses hommes de main, qui avaient suivi les ordres présidentiels avec d’autant plus de scrupules qu’ils étaient observés de leur maître, et qu’il évaluait leur travail ; le défunt, enfin, avec sa plaie terrible au ventre, que je ne pouvais supporter de voir, mais à laquelle les quatre comparses réunis autour du corps me ramenaient sans cesse des yeux. Je ne refermai pourtant pas la fenêtre cette fois.

L’affrontement dégénéra ainsi. Ils étaient tous les quatre debout autour du corps, comme s’ils avaient eu à juger de sa posture et qu’ils se prêtaient avec complaisance à cet exercice. Mais la défection avait de quoi déplaire finalement. Or, cette défection (dont l’origine restait incertaine, dans ce tableau absolu), par une attraction fatale, devint la mienne. Aussi, lorsque le président me regarda, je conçus sa colère, d’une qualité odieuse, mais je compris également que j’en étais la cause — le principe. La victime qui gelait, au sol, se vitrifiait, et elle disparut progressivement aux yeux du président, qui me regarda de son air coléreux — Et, quoiqu’il eût observé en ses moindres détails ce meurtre sanglant, qu’il avait lui-même commandé — et sans doute conçu de bout en bout — comme s’il avait voulu se rendre sûr de la complète coïncidence de la réalité et de ses vues, il devait me tenir pour responsable de ce qui s’était produit, et peut-être tenter de m’en convaincre moi-même. J’incarnais à présent l’assassin de quelqu’un dont je ne savais rien, sinon que le président avait ordonné sa mort et qu’il avait tenu à y assister personnellement. Je pouvais bien repousser, mentalement, ce déport d’une réalité sur moi (qui me faisait l’effet d’un masque de glu que l’on m’eût apposé au visage) ; j’agissais imprudemment dans le cadre de ma fenêtre. L’engrenage s’enclenchait.

La scène dont j’avais, par la fenêtre, été un pur témoin, m’atteignit progressivement. Dès lors, je me trouvai impliqué dans une tragédie irrégulière, bizarre à cause de la fenêtre, puisque la fenêtre ne devait plus me départir de ce que je voyais. Le président était un homme redoutable pour toute la ville qu’il gouvernait avec le plus grand soin, et je savais que sa vision du monde m’était défavorable : sa position était celle, privilégiée, du spectateur, mais d’un spectateur vu et su d’un individu seul, qui pouvait devenir son accusateur puisque sans doute, ce spectateur second et imprévu serait apte à communiquer le fruit de ses perceptions à tout un chacun. J’étais ce spectateur second, ma position dominait ma personne, je devins l’ennemi du président. La compréhension qu’il aurait de ma version des faits ne manquerait pas de m’être dommageable. Je comprenais bien ce que cet homme cruel attendait de moi à présent.

La double projection qui faisait de moi un témoin (quoique je jure que je n’aie rien vu, et que tout ce qui s’est produit n’est peut-être qu’un mensonge de la fenêtre) en même temps qu’une authentique victime, jugée assassin en somme pour ce que j’eusse tué qui je n’ai pas tué, en sorte que, mordu par le remords, je serais amené à me jeter du haut de la fenêtre désormais, mais une victime pour ce que cette défenestration ne serait en rien volontaire, ce qui resterait insu de tous puisque, peut-être, on ne retrouverait ni mon corps ni celui de la victime initiale, corps enfouis sous les pilônes de monuments nouveaux ; la projection qui comprimait les trois criminels (dont j’avais, il est vrai, entendu tout le procédé, et parfois les témoignages auditifs sont aussi accablants que les témoignages visuels) en une chair présidentielle et cérébrale, le président en personne, qui hors de cette mascarade n’avait pas d’existence ; la multiple projection qui émanait probablement de la fenêtre (qu’une attraction mentale saisissante me conduisit durablement à supposer le fomenteur de toute la scène) ; cette série de projections, bien qu’elles se fussent rendues de longtemps à ma conscience, ne firent que décliner les proportions de la fenêtre aux surfaces extérieures, telles que le bitume et les façades de plâtre des grands bâtiments qui formaient l’environnement du président, ainsi qu’aux teintes de l’hiver sur le sol et la peau toute fumante des ennemis, alors que j’avais espéré qu’elles se résorberaient dans la masse croissante des déglutitions, coupées de sifflements, de la cafetière qui travaillait derrière moi, écoulant un café extrêmement lent et épais, lourd, dont les substances avaient depuis longtemps cessé de se diluer pour produire des gouttes pâteuses et hétérogènes).

La victime restait sereine. L’homme qui était étendu sur le trottoir de la rue de Guermynthe-le-Père ne nous écoutait plus ; ne respirait plus, etc. Mais je me suis senti inutile à ce moment. J’aurais peut-être bien aimé me retirer de ce lieu, qui m’intimidait comme jadis, lorsque j’étais enfant, les épais rideaux rouges d’une soirée en ville... perdu dans un souvenir vague, je ne pouvais plus entendre la furie du président, que seul son oeil furibond et sa silhouette statique me signifiaient ; il y avait plus loin un concert où se mêlaient, en un multiple hommage, divers requiems, joués par des fanfares fort médiocres. Le président, sans doute, avait commandé la présence de tous ces orchestres pour une cérémonie qu’il présidait en toute science. Mais il se souciait fort peu de cette musique en vérité : il se sentait lui-même assuré de vivre longtemps et, comme si dès lors chaque moment de sa vie eût été un laps toujours trop long de temps, il semblait s’ennuyer beaucoup, et c’est pour cette raison qu’il facilitait ou agençait personnellement des meurtres qui seuls le distrayaient, en accroissant inutilement son pouvoir. Mais surtout, à présent, une impression le gouvernait : il était fort indisposé du regard que, peu de temps auparavant, j’avais jeté distraitement de la fenêtre, au grand jour.

Par-dessus mon regard furtif, il jeta un regard de colère, sous lequel je poursuivis mon effort. Ainsi, pour venger mon regard enfoui sous le sien coléreux, me mis-je à claquer des dents ; il pouvait ainsi croire que j’étais mal, à cause du froid. Il se mit à brasser l’air avec des gestes implorants, que je compris comme des appels à me jeter, grossièrement, du haut de ma fenêtre, comme un homme acculé. Une autre idée me vint, que je jugeai fort bonne sur le moment : j’allais descendre par l’escalier. J’allais emprunter l’escalier pour descendre, et parler à cet homme dont le pouvoir excédait le mien, mais que je me sentais pouvoir détruire en exploitant une faille mal perçue de son psychisme. Le plan était excellent en effet, mais je devais m’apercevoir au tout dernier moment qu’il ne pourrait se concrétiser : l’escalier n’était plus.

C’est que moi-même, au cours d’une expérience antérieure, je l’avais fait disparaître. A peine, au fait, s’il restait à présent le contour de la porte. Il n’y avait d’ailleurs pas que l’escalier et la porte qui eussent disparu. Un vide béant régnait sans partage sur l’emplacement de cette unique sortie, en sorte que, si l’on ne regardait que de ce côté, l’appartement semblait suspendu dans le vide. Je retournai à la fenêtre, déçu mais heureux de ce que le président ne parviendrait jamais à ses fins. Sans doute, m’étais-je primitivement levé en vue de voir le jour, pour l’embrasser de la façon la plus définitive. Je l’avoue, une certaine rancoeur me permettait de détruire l’univers plusieurs fois chaque jour, mais l’univers se recomposant chaque fois sans délai, je devais chercher une solussion ailleurs. J’en étais arrivé à l’idée séduisante du suicide, quand ces hommes sans morale m’ont obligé à revoir mes plans. J’avançai vers la fenêtre. La scène, à mon sens, devenait grotesque, en m’avançant : qu’avais-je à voir avec cette fenêtre ? Les trois hommes se mirent à tirer, d’un même mouvement. Je me postai à la fenêtre et me penchai plus avant encore, pour leur montrer qu’ils ne pouvaient m’atteindre, et que j’épuiserais leur patience. Les balles me déchiraient la peau, mais c’était pour y ouvrir de petites bouches dentées qui riaient pour moi, sur toute la surface de ma poitrine. Je fis mentalement des discours d’homme politique, pour tourner en dérision le président ; et je parlai de détruire la ville, comme on casse le jouet d’un enfant.

Les requiems multiples n’étaient peut-être qu’une illusion de la cafetière. Car le café était bien lent et assez bruyant, aussi. Je dus l’interrompre quand il passait, car je voulais boire au plus vite, même quelque chose qui ne me plairait pas, car le café dans ce pays n’est pas buvable, mais dont je pouvais sans nul doute attendre certaine révélation. J’attendais en vérité la démission du président. Elle devait intervenir, d’un jour à l’autre, on ne savait quand. Mais par l’effort de mes vues, je pouvais me considérer le responsable de cet événement inéluctable. Si la population aime les tyrans, je serai détesté, et l’on me jugera coupable. Ce président est un vieillard, il ne tient pas debout seul, il n’y a pas besoin qu’on agisse sur lui pour qu’il se détruise — et tout cela est le produit de mes expériences passées ?

C’est pourquoi le café est si épais, et l’escalier a disparu aussi ; c’est ainsi que les choses s’enchaînent en effet ; je puis continuer de boire et m’épaissir les lèvres de café en somme. Mais dans la délectation minutieuse du café, je voyais bien qu’il me faudrait sortir d’ici ; je voulais rejoindre la Myrolésie. Cette destination me semblait la meilleure, je ne savais dire pourquoi ; peut-être le café m’a-t-il offert cette conviction. Perché à la fenêtre, je me mis à y travailler, sans cesse dérangé par des rafales qui me traversaient épouvantablement, mais ne m’atteignaient pas en profondeur. Je n’avais pas encore atteint mon but. Sachez cependant que le désaveu était tout près de moi : c’était le café que je ne pouvais boire, l’électricité que je ne parvenais à rallumer, l’escalier disparu, la projection multipliée, mes perceptions qui me jouaient des tours, — de mauvais tours, mes perceptions que j’avais répudiées et qui semblaient s’être ralliées à la dictature. J’ajoutai la fenêtre.

 

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