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Chanson d’Ochoa 1 - [in "Cancionero español"]
Chant deux - Influence de don Felix Galvez Bonachera

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 Article publié le 22 avril 2004.

oOo

Chant deux

Influence de don Felix Galvez Bonachera

Don Felix Galvez Bonachera se mit à sa fenêtre pour parler.
Les gens le voyaient à travers le feuillage d’un oranger.
On voyait la persienne verte et don Felix accoudé.

Don Felix fit un signe que tout le monde comprit.
Il allait descendre dans la rue. Il n’était pas rare
Que don Felix descendît dans la rue pour parler

Avec les gens de la télé. Il ne recevait pas
Dans son appartement au premier étage
De ce qui restait de la maison familiale.

Il s’exprimait dans la rue et au tribunal.
On le voyait rarement au casino et alors
Il ne s’exprimait pas, il buvait et écoutait

Puis il partait. Dans la rue, don Felix devenait
Convaincant sur n’importe quel sujet qui lui tenait
À cœur. Il apparaissait d’abord à la fenêtre,

Comme s’il était important de prévenir et les gens
Voyait cet homme vieillissant dans le feuillage
De l’oranger qui montait vers la fenêtre.

Il descendit. La lourde porte s’ouvrit sur l’ombre
D’un patio négligé. Descends, don Felix, fils de Galvez
Cintas et de Bonachera Gimenez, descend nous rejoindre.

Nous avons à te parler. - Don Felix ne parlait pas
Des affaires en cours. - Y a-t-il une affaire Ochoa,
Don Felix ? - Pas encore, dit don Felix, mais ça ne saurait tarder.

Descends encore, don Felix de los Alamos, descendant de Cortina,
Descends puisque c’est encore possible, parmi nous
Viens exprimer ton sentiment sur ce qui n’est peut-être qu’un conte.

Don Felix rayonnait dans ces moments-là. Il jubilait
En rougeoyant du nez et des oreilles. Derrière lui,
Le patio exhalait une odeur de vielles pierres.

On approcha une chaise pour les fesses de don Felix.
Don Felix ne parlait jamais debout, jamais sans un verre
Et un liquide qu’il forçait à une horizontalité parfaite.

Assieds-toi, don Felix, assieds-toi et parle, que t’inspire
Ochoa ? Nous avons notre idée mais c’est la tienne qui compte.
- La lumière du patio était jaune comme la paume de ses mains.

On remplit le verre, début d’une lutte éprouvante
Contre l’équilibre. Les doigts de don Felix devenaient blancs
Dans ces moments de concentration. Il ouvrit la bouche.

Parle ! Même les enfants sont attirés comme les mouches
Par ta bouche qui sent la crotte d’oiseau et le terreau
De tes jaunes jardins, parle ! Don Felix va parler d’Ochoa.

- Laissez passer don Felix Galvez Bonachera !
La chaise qui arrive, les gens qui la laissent passer,
Le sol qu’on égalise, la surface qu’on examine, et les pieds

De la chaise qui s’enfoncent à une profondeur acceptable.
Don Felix s’assoit. Le verre maintenant ! Le verre et le vin
Dont la surface menace l’équilibre mental de don Felix.

Et la bouche qui s’ouvre sur un vol d’oiseaux crottés
Jusqu’au bout des ailes, la bouche en cul-de-poule
- Laissez parler don Felix Galvez Bonachera !

Une glace à la vanille s’écrase sur la terre battue.
Un mégot crapote, don Felix surveille les frottements,
Les craquements, le vent agite les oranges de l’oranger.

Quelqu’un rompt la longanisse et la cannelle envahit
La bouche de don Felix. - Je peux parler à la place des autres,
Dit-il à la caméra dont l’optique s’allonge.

- Des autres ? demande le journaliste au petit micro.
Il regarde les autres. - Quel jour sommes-nous ?
Dit-il en regardant ceux que don Felix a désignés.

Quelqu’un cesse de rompre la longanisse comme le pain sacré
Et consulte sa montre : - Il est deux jours après la mort
D’Ochoa. - Deux jours ! s’écrient les gens rassemblés

Autour de don Felix à l’ombre de l’oranger aux oranges
Amères. Deux jours, autant dire deux mille ans, ce qui,
À l’échelle de l’être, est une éternité.

Ce n’est pas la première fois qu’on prononce le mot
ÉTERNITE à propos d’Ochoa. La caméra scrute ces visages.
Le micro s’éloigne de don Felix pour capturer ces sonorités.

- Personne n’a pensé à faire une photo ! s’écrie quelqu’un
Comme s’il annonçait la perte définitive d’une évidence.
Pas de photos ! Pas ce souvenir tangible ! Quel manque de chance !

L’enfant remet la boule de glace dans le cornet.
La longanisse craque doucement et la cannelle se visse dans l’air.
Don Felix boit une gorgée de vin puis il s’applique

À retrouver l’équilibre de la surface, on voit le vin
S’immobiliser lentement, deux mille ans d’attente et
C’était enfin arrivé. Des oiseaux souillaient sa bouche.

L’enfant prend une beigne. On revient de loin !
Propose un marchand vissant quelque chose
Dans la mécanique de sa balance. - De loin et d’ailleurs !

Précise don Felix qui retrouve l’inspiration des meilleurs moments
De sa prédiction obscure. L’enfant craque une larme de souffre.
Maintenant on redoute que don Felix perde la raison

Comme la dernière fois qu’il est descendu de sa fenêtre
Pour juger de la pertinence d’un faiseur de trouble
Qui avait des allures d’envahisseur. L’enfant disparaît

Comme il était venu. Dans ces foules circonstancielles,
Pense don Felix qui sent la paille craquer sous lui,
Il y a toujours ces mains qui éliminent les enfants.

Il considère les visages, les yeux amusés, les bouches
Qui ont la même odeur que la sienne, une odeur d’attente
Qui lui rappelle l’encens des églises et les étamines des jardins.

- Je mettrai ma main au feu, dit-il enfin aux gens,
Qu’Ochoa était un étranger, étranger à notre terre,
Il ne venait pas d’où il avait l’air de venir.

On ne parle pas du cache-sexe, du chapeau de paille
Ni du walkman parce qu’Ochoa était nu dans sa couverture
Et qu’il ne possédait rien d’autre. Ochoa était nu

Et il allait nu-tête et nu-pieds et il était coiffé
De tresses nouées par des rubans aux couleurs délavées.
Il marchait et couchait dans sa couverture et il se lavait

Dans les fontaines publiques. Il parlait d’ailleurs
Une langue étrangère, étrangère à la terre, à la mémoire.
- Je ne l’ai jamais vu évoquer nos hameaux, dit don Felix.

On avait bien tenté de croiser son regard
Mais les enfants refusaient obstinément de partager
Cette expérience de la folie. Les mains font aussitôt

Disparaître les enfants. Les femmes frémissent à l’idée
Que don Felix puisse les désigner comme les seules inspiratrices
De ce qu’il sera difficile peut-être impossible d’oublier.

Encore un peu de vin, don Felix, ta langue ne se délie pas,
Langue de poète et de magistrat. Voici la chaise des cantaores
Et le verre des joueurs de guitare. Assieds-toi et bois !

Don Felix descend, s’assoit, boit, il voit les mains
Supprimer les enfants et les femmes redouter l’implication.
Les hommes allument de grosses cigarettes qui ont l’air de sarments.

Les pieds s’enfoncent, la paille craque, le dos de don Felix
S’applique au dossier de la chaise, ses pieds frappent le sol,
Et le joueur de guitare scrute son regard. Ochoa était nu

Et étranger à la terre. Nulle maison ici n’a recueilli la moelle
De ses cris d’enfants. Nul jardin ne l’a étourdi dans les moments
De déclaration d’amour et de fidélité. Vous ne trouverez rien

Pour alimenter la légende, conclut don Felix et le youyou
Des femmes l’enfonce encore dans la matière tournoyante du passé
Commun. Ses dents mordent l’air qui s’enroule comme la vigne

Des jardins. - Les enfants ont-ils réellement disparu
Ou faut-il nous attendre à leur future évocation d’un personnage
Essentiel à la structure de leur récit aux petits-enfants ?

Cette semence enfiévrait don Felix qui voyait les femmes futures
Comme si elles existaient déjà. Maintenant il ne battait plus la mesure.
Et le joueur de guitare attendait le moment favorable

Pour imposer la dominante. - Ochoa n’était pas attendu,
Précisa don Felix. - Pas attendu, recommença la foule
Comme si elle comprenait soudain ce qui s’était passé.

Le joueur de guitare surveillait les mains de don Felix.
La terre avait été creusée par les talonnades du chanteur.
Don Felix voyageait maintenant avec les arrières-petits-enfants,

En proie au vertige de la vérité et de la connaissance.
Les femmes s’éventaient dans la douleur de l’incompréhension.
Les hommes s’accroissaient d’un doute définitif comme le sang.

Il fallait se rendre à l’évidence : Nous n’avions pas attendu
Cet étranger à la terre. Il était arrivé comme n’importe quel
Touriste. Sa nudité n’était qu’apparente. La couverture

Lui avait été donnée par la Garde civile qui l’avait trouvé nu
Sous un olivier, une nuit de vent et d’obscurité parfaite.
Le corps d’Ochoa avait failli échapper à leur vigilance.

Ochoa était un touriste en vadrouille, rien de plus.
Les gardes civils s’étaient montrés généreux. Ochoa avait repris
Son chemin. Il se dirigeait vers nos terres.

Don Felix avait terminé. Le joueur de guitare joua
Le dernier accord. Les enfants pouvaient revenir jouer sur la place.
On souleva le corps du poète au-dessus de la chaise

Et on l’orienta vers la porte du patio de la maison familiale.
La canne de don Felix ! Finissez votre vin ! La chaise s’appelle
Retour ! Envolez-vous, rideaux des seuils ! Les pieds du guitariste

Tassaient la terre aux quatre trous des pieds de la chaise.
Le patio sentait la fleur fanée et le terreau habité des insectes.
Le jet d’eau ne jaillissait plus de la gueule du lion.

Don Felix regarda tristement les assemblages fatigués de la porte.
Quand il réapparut à sa fenêtre pour savourer les effets
De sa connaissance des temps, il s’affligea en constatant

Que seuls les enfants, un moment disparus, continaient d’exister.
- J’ai peut-être rêvé d’être parmi eux, songea-t-il mélancoliquement.
C’est la mélancolie qui détruit la seule chose que je sais faire.

Mélancolie de ceux qui n’ont jamais épousé personne, mélancolie
De ceux qui n’ont jamais connu que l’amour des camarades
De chambrée, mélancolie du vieil enfant qu’on n’a pas aimé.

Ma mélancolie, écrivait don Felix dans son journal intime,
Est comme une fleur qui refuse de faner, une fleur rebelle
À la connaissance de l’intimité, fleur des malchanceux.

Mon jardin ne fleurit que dans ce terreau, mon jardin
Est un désert pour quiconque y pénètre sans me connaître
Intimement. Jardin des mille douleurs prémonitoires.

Il referma la porte tandis que les autres s’en allaient,
Emportant la chaise et le verre et le joueur de guitare
Sur les épaules, comme après une incontestable victoire

Sur le taureau. Beau taureau populaire, poète secondaire
Des seules victoires que personne ne peut contester.
Il referma la lourde porte de la maison familiale.

Il traversa le jardin en diagonale, contournant toutefois
Le bassin. Le lion de pierre n’a plus de regard, il n’a plus
La présence d’autrefois, celle que lui avait conférée

Un musulman inspiré. Il parcourt la galerie sans y penser,
Comme d’habitude, rien de plus que cette sinistre répétition
Qui fait le lit de la mélancolie. Il n’a pas vu les oiseaux

Qui picorent son pain. Il préfère fermer le rideau, laissant
Le vent agiter des personnages qui agissent entre les mondes,
Avec un peu d’imagination et beaucoup de mélancolie

Au service de l’au-delà. Les oiseaux sont prisonniers
De ce quotidien. Derrière la vitre de la bibliothèque,
Les gros livres de Miguel de Cervantés y Saavedra

Prolongent la continuité dorée des œuvres complètes
De Francisco Franco Bahamonde et les deux portaits
Surmontent le gâteau sous la croix ensanglantée

Dont le corps gît un peu plus loin sur les genoux
Drapés de la mère qui commence à entrer dans la seule douleur
Que la femme est encouragée à vivre en public. Don Felix

A plutôt fermé les yeux de papier d’une morte terrorisée.
Il a fermé la bouche et l’anus. Il a allumé les bougies
Pour consommer l’oxygène de l’air. Il s’est révolté

Contre la putréfaction avec des moyens ménagers. Il était
Seul contre cet envahissement et ses testicules s’agitaient
Au fond de lui, en l’absence de femme, en l’absence de corps

Vivants. D’une main tremblante, il chasse ces transparents.
Il remplit le petit verre et l’anis enfonce ses clous.
Le cuir du fauteuil sent la pisse et le tabac, l’anis

Et le sperme, la fleur d’oranger et le terreau des bottes.
Personne n’a jamais expliqué cette solitude de la vie privée
Alors que don Felix Galvez Bonachera de los Alamos est

Un homme public dont on apprécie le jugement autant que la
Prosodie. Ses livres valent ses jugements et inversement.
Il a rangé sa poignée de livres, plaquettes dorées à l’or fin,

Au-dessous des maîtres incontestables de sa pensée. Les enfants
Des écoles illustrent ces cantos avec des crayons de couleur,
Mais il n’y a pas de couleurs dans la prosodie impeccable

De don Felix. Il n’y a pas de crayons non plus. Il n’y est pas
Question ni de la surface des choses ni de leur pouvoir
Sur les mots. Les choses n’envahissent pas facilement

La prosodie remarquable de don Felix Galvez Bonachera.
Il se méfie de ce qui relève de l’expérience
Et honore sans douleur les trésors de l’héritage.

Il ouvre les livres de sa connaissance à la page exacte.
Il n’a jamais été étonné par cette fin, Les travaux de
Persilés et Sigismonde. Il connaît la cohérence de ses maîtres

Et il l’enseigne. Les couleurs des enfants ne sont
Que la conséquence d’un usage lunaire des crayons.
Il y a peut-être aussi du caprice dans cette attitude.

Ou bien faut-il estimer que c’est de l’imprudence,
Cette imprudence propre à l’enfance, aveuglement
Des innocents. Tiens ! Des oiseaux sur la table !

Et le pain qui exhibe une blessure blanche !

 

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