Chant trois
Doña Pilar dans son boudoir panoramique
Dans le boudoir de doña Pilar, sœur de don Felix,
On traverse des lumières d’arc-en-ciel, des ombres
S’appliquent aux présences étrangères. Vous êtes assis
Sur un pouf ou sur une selle de chameau, rarement
Dans le sofa, parmi les coussins que doña Pilar réserve
Aux intimes, à don Felix le frère qui ne s’est jamais marié,
Qui n’a peut-être même jamais connu l’amour des femmes.
L’amour d’un homme a effleuré doña Pilar
Mais elle n’a pas épousé cet homme de passage, ce tueur
De taureaux. Les coussins reçoivent les amis de jeunesse,
La fleur de cette inconsistance qui fascine encore
L’esprit nostalgique de la vieille fille. Elle porte le deuil
Avec une discrétion d’araignée. Elle appelle le défunt
Mari : l’homme. Tirant les rideaux de chaque côté du boudoir,
Elle enjambe les poufs et les plateaux dressés sur des piétements
De fer forgé. Elle allume des brasiers d’encens, surveille
La cuisson du thé, répand les fragrances des roses cueillies
Dans son propre jardin, petite Perse qu’elle a imaginée
Dans un moment de détresse, naguère. L’homme, c’est l’homme,
Tout le monde comprend de qui elle parle quand elle évoque
Les habitudes de l’homme. Doña Pilar ne se permettrait
Aucune équivoque à ce sujet. Cette précision de la langue
Et des faits déroute l’étranger venu pour prier avec elle,
Immobiles recueillements sur des agenouilloirs piqués d’étoiles.
L’amour, c’est du passé, c’est aussi la jeunesse et c’est surtout
La nuit qui s’est installée à la place de toutes les autres
Nuits, une nuit de mots et de corps, un langage de l’instant
Et de la durée. Elle soupire si elle n’est pas seule,
Sinon elle pleure et ne trouve pas le sommeil.
Ayant tiré les rideaux, elle attise le feu sous la lampe
Et met le sucre à fondre dans un bol d’argent et de cuivre.
Belles dents les dents de doña Pilar à l’heure de vous accompagner
Au bout d’une conversation qui vous hante encore aujourd’hui.
Sur sa croix, un Christ d’argent exhibe sa douleur. Le corps
Est celui d’un Éphèbe. Les poignets ne saignent pas. La géométrie
De la posture est parfaitement abstraite mais les muscles saillent
En proie à une turgescence obscure, rébus des regards
Qu’elle surveille sans les croiser. - Voici le thé parfumé
Aux roses de la Petite Perse et voici le sucre qui l’annonce
Et l’achève à l’heure où le soleil se couche derrière les dattiers
Du patio. Les parfums corporels de doña Pilar sont poivrés
Comme la viande des braseros et ses bracelets ont l’acidité
Des citrons qu’elle répand sur les plateaux pour la décoration,
Petits seins qui ont l’air surpris par cette attente immobile.
Le thé brûle les lèvres, la langue se rétrécit, la gorge
Se ferme. L’étouffement ne dure pas si la vieille fille
Vous éveille. Elle a ouvert des livres et vous en offre
Les entrailles avec une voix qui vient de loin, une voix
Qui n’a rien perdu de sa justesse comme du temps
Où elle en réservait la profondeur au seul amant
Qui devina ce qu’elle attendait de l’amour et des hommes.
Le passé cisèle des surfaces verbales. Dehors, au-dessus
De la Petite Perse, jamais le soleil n’a peint si bien
Sa propre nature, milieu et lumière, attraction et infini.
Sur le balcon cerné de fer, doña Pilar apparaît en conquérante
De ce qui ne cesse pas de s’effacer. Les passants saluent
Ce corps couvert d’étoffes et de bijoux. Le regard
Ne cherche pas les yeux ni la bouche. On aperçoit les pendentifs
Et le cou tendu comme celui d’un flamand qui scrute
Les immobilités de la cañada. Les mains désignent l’histoire
Des pierres et des rues, point de vue alimenté de promenades
Et d’errances, mais aussi de lectures, de souvenirs, d’interprétations.
Seule enfin, doña Pilar referme la baie vitrée et ne voit pas
Le cheminement qu’elle vous impose jusqu’au seuil de votre maison
Ou de votre hôtel. Elle achève les fonds de verre avec gloutonnerie,
Achève les biscuits et les quartiers de fruit, elle en finit
Doucement avec l’impression de n’être pas vraiment seule,
D’être encore une femme fréquentable à défaut d’être séduisante.
Elle arrange les coussins que vous avez répandus pour elle.
La nuit s’épanche. La lune révèle les traces de doigts
Sur les vitres. Les fleurs s’inclinent. Doña Pilar
Se déshabille près du lit et s’endort. La nuit,
Elle prend le temps d’uriner dans son petit cabinet d’aisances.
Une étoile au plafond éclaire ses gros genoux.
Les ruissellements remplissent le temps. On est loin
Entre les instants. Pieds nus sur le dallage encore tiède,
Elle traverse des infinis de boiserie. La Petite Perse
Se laisse contempler même dans ces profondeurs secrètes.
Les nuits d’angoisse n’aiment pas la pluie. Il avait plu
Cette nuit-là. Doña Pilar n’avait pas dormi. La lampe
S’était éteinte et elle avait dû faire la lumière électrique
Sous les arches. Elle avait contemplé la souffrance des roses.
Les allées en croix se gorgeaient d’eaux noires et rapides
Qui ravinaient les rehauts de terre. Petits écroulements
Silencieux. Les gouttières chahutaient dans la rigole
Et des transports tournoyants traversaient la lenteur
Des coups de vent. Doña Pilar fumait une cigarette.
Le feu couvait sous la couverture qu’elle avait remontée
Sous la poitrine. Elle entendait les crépitements de la braise,
Les pieds sont à la tangente de la vasque, parallèles.
La pluie cessa avec l’apparition de l’aube et le vent
Tomba en même temps. On entendait les ruissellements
Des rigoles et des verticalités bleues. Doña Pilar
Constata qu’elle avait fumé toutes les cigarettes.
Les toits apparurent, lents et scintillants, les palmes
Dressaient leur dolence, et le ciel s’ouvrait comme
Une porte, chassant des poussières de nuages vers les profondeurs
Encore noires de l’intérieur. Un oiseau réapparut
En sifflant, premier signe de vie. L’angoisse se liquéfia
Enfin. Doña Pilar monta dans sa chambre au premier étage
De la maison héritée du défunt mari. Elle n’entra pas dans la chambre
Pour tenter d’y trouver le sommeil. Elle préféra le boudoir.
Il était cinq heures et demi. Quand elle ouvrit la baie,
L’écoulement de la fontaine publique occupa tout l’espace.
Le premier véhicule passerait dans un quart d’heure,
Chargé de pains. La rue était grise. Le bleu des façades
Absorbait l’ombre propre des fenêtres. Une vague odeur
De terre montait des caniveaux. Seule la place,
Au bout de la rue, était éclairée par les verts et les oranges
Du soleil en érection constante. La lumière pivotait
Sur l’axe de la fontaine, multipliant les jets de l’eau
Au-dessus des dauphins de marbre. Ochoa apparut comme
Dans un rêve. Il se lavait, assis sur la murette du bassin,
Il agitait ses jambes dans l’eau crépusculaire. Il était nu.
Doña Pilar se dissimula lentement dans le rideau. Ochoa
Caressait ses jambes méticuleusement. Le dos brillait des feux
Célestes. La chevelure bougeait comme un de ces feux.
L’homme se leva et s’appliqua à asperger son ventre.
Il avait hâte cependant d’en finir avec ces ablutions.
Doña Pilar avait composé le numéro mais quelque chose
L’empêchait de se connecter au poste de police, quelque chose
De trouble et d’agréable, un désir d’aller le plus loin possible
Dans cette observation crispée, une promesse de joie
Et de débauche secrète. Le numéro clignotait sur l’écran.
L’homme s’aspergea tout en jetant des regards inquiets
Aux quatre coins de la place qui demeurait vaste et silencieuse.
Doña Pilar surveilla les fenêtres possédant les mêmes
Propriétés géométriques que la sienne. Pour l’instant,
Les persiennes étaient toutes closes, bougeant un peu
Sous l’effet des reliquats du vent qui l’avait tourmentée
Toute la nuit. Ochoa roidissait, belle obliquité dans l’eau
Retombée des jets. Sa couverture gisait sur un banc
À proximité de l’ovale miroir qu’il traversait alors
Que les gouttes et les gerbes n’étaient jamais parvenues
Qu’à le briser en mille morceaux de cette incohérence
Qui ne trouble pas le passant. Il y avait bien aussi
Un chapeau et un walkman mais elle ne voyait pas le cache-sexe
Sans doute parce qu’il n’existait pas. Ochoa ne transportait
Aucune nourriture, pas de boisson à l’horizon de cet homme
Qui surgissait de l’angoisse comme un reflet sur la vitre.
Il enjamba la murette et s’enroula dans la couverture.
Il s’assit. Ses cheveux mouillés répandaient des éclats de verre.
Il secoua la tête comme un cheval. Des oiseaux arrivaient
En se croisant rapidement, impossibles à figer sur ce ciel
Croissant. Ochoa croisa ses jambes en tailleur et installa
Les écouteurs sur ses oreilles. Il passa du temps à régler
Les potentiomètres. Puis il contempla le soleil sous le rebord
Du chapeau. Le miroir recomposait lentement sa cassure infinie,
Inachevable. L’eau bleuissait et les façades retrouvaient le blanc
De leur chaux. Les premières persiennes s’enroulaient comme
Des insectes. Le boulanger passa, rétrogradant au même pylône
Avant d’entrer sur la place qu’il traversa peut-être sans voir
Qu’Ochoa la quittait par une rue descendant vers les moulins.
Les hommes ! pensa doña Pilar. Ils se retrouvaient à la Maison
Des Citronniers avant de s’éparpiller dans les drailles.
L’eau vive ! Il n’était pas encore six heures. Elle avait
Le temps ! Elle s’habilla et se couvrit d’un fichu. Le seuil
Était encore mouillé. La lune achevait de disparaître, pan d’ivoire.
Elle descendit la rue jusqu’à la place, presque furtive.
On pouvait voir les moulins, le fleuve vert, le pont arboré,
Les lampadaires éteints, les chemins montant vers les prés.
Elle se hâta. La brise était tiède et les murs bleuissaient.
Elle ne voyait plus Ochoa. Elle l’avait perdu de vue en perdant
Un temps précieux à s’habiller. Le fichu dissimulait la chemise
De nuit. Doña Pilar manquait de souffle. Elle était épuisée
En arrivant au pont, au-dessus des moulins. Sur le quai, Ochoa
Scrutait l’eau immobile des fossés. Il était entré dans l’ombre
Des pins et soulevait la fine poussière de l’heure après la pluie.
Une heure ! songea-t-elle. Il ne fallait pas que les hommes le vissent
Avant qu’elle ne leur eût expliqué de quoi il s’agissait.
Les hommes étaient avides de souffrance au moment de quitter
La ville. Ils s’arrêtaient pour se griser sous la vigne, parlant
Haut sous la vigne tandis que la ville s’éveillait lentement.
Doña Pilar haïssait l’homme laborieux mais elle en employait
Plusieurs. Il y avait une distance entre elle et la racaille
Qui conduisait les troupeaux dans les montagnes de son héritage.
Ochoa pénétrait dans l’ombre du chemin de halage. Avait-il
L’intention de poursuivre son chemin sans laisser sa trace ?
Il ôta son chapeau devant un mémorial et s’inclina sans cesser
De marcher. Il se dirigeait tout droit vers le Limonero.
Doña Pilar considéra les marches de pierres descendant sur le quai.
Elle ne produisait jamais cet effort qui réduit les distances
Dans les moments tragiques de l’existence. Tragiques ou simplement
Excitants. La vie est bornée de cadavres et d’orgasmes. Ochoa
Trouva un coin discret et s’accroupit derrière les palmiers nains.
Le chapeau s’inclina. Elle descendait l’escalier, en proie au vertige.
Sur le quai, elle courut. Ochoa n’en finissait pas de se vider.
Elle se dissimula dans le premier moulin qui est en ruine depuis longtemps.
La rotation des turbines parvint enfin à ses oreilles.
Ochoa s’approcha ensuite de la berge. Il regardait les moulins
Du premier rang, ceux qui fonctionnent encore de nos jours.
Le fournil crachait une tranquille fumée jaune sur les toitures.
Ochoa quitta le chemin de halage. Il ne s’en allait pas,
Pas encore, plus tard, plus tard ! pensa doña Pilar en se mordant
Le poignet. Il se dirigeait maintenant vers le fournil.
Il allait mendier son pain. Les hommes ne sont pas charitables,
Se dit doña Pilar en revenant sur le chemin. Elle redoutait
La boulange autant que les pasteurs. Il y avait aussi les ouvriers
Du pont, des maçons grossiers et fanfarons qui proposaient leur vinasse
Aux passantes. Des militaires traversaient quelquefois le fleuve.
Les femmes se rendaient à la place pour y vendre des volailles.
Mais il n’était pas encore six heures. Les pasteurs arriveraient
Les premiers, pressés de boire l’eau vive qui contracte le temps
Mieux que toutes les théories du relatif et de l’infiniment véloce.
Ochoa frappa à la porte. Doña Pilar retint son souffle. Elle
Interviendrait peut-être si les choses se gâtaient, les hommes
Sont prévisibles mais inattendus, dignes d’amour et d’exclusion.
La roue, celle que regardait doña Pilar, soulevait l’eau à la hauteur
Des prismes dans la perspective de l’aval. Ochoa avait encore ôté
Son chapeau, signe de soumission qui fait toujours son effet sur
L’homme. Une femme ouvrit et agita son poignet pour signifier
Son sentiment. Ochoa s’inclina cérémonieusement. Les pauvres
Sont précis au moment de prendre la tangente de l’exclusion.
Elle mordait le foulard pour empêcher la brise de révéler son visage.
Il renouvela sa demande avec plus de détails, avec cette lenteur
Qui détaille la nécessité de continuer encore à vivre avec les autres.
Elle appela à l’intérieur. L’homme qui apparut s’immobilisa
Dans une attente que la femme interpréta comme de l’impatience.
Elle recommença ses signes. Ochoa s’adressait à l’homme.
Doña Pilar s’approchait. L’homme retourna à l’intérieur
Et la femme se gonfla comme un crapaud. Ils ne parlaient plus
Mais doña Pilar pouvait maintenant voir les visages, la femme
De face et Ochoa de profil, l’homme reviendrait avec un pain
Et le donnerait à Ochoa qui se fendrait d’une révérence
En reculant dans l’étroit sentier qui sépare le moulin de la berge.
Doña Pilar ferma les yeux. Rien ne pouvait plus se passer autrement.
Elle pensa même sentir l’odeur du pain chaud qui changeait de mains.
La femme s’apaisait. Ochoa avait maintenant une odeur.
À quel moment ouvrirai-je mes yeux ? pensa doña Pilar.