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Fruit trop mûr pour être mordu par de belles dents

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 Article publié le 27 avril 2014.

oOo

Je n’avais jamais tué. C’est fait. Une première fois pour soulager ma colère. La seconde par plaisir. Et la troisième par nécessité.

Je voudrais vous parler de la mort, mais je ne trouve pas les mots, monsieur.

Je vais donc vous narrer les trois actes de ma descente aux Enfers.

Comme vous vous en doutez, ceci est une tragédie.

Je peux faire preuve d’humour quelquefois, souvent involontairement, comme cela arrive aux âmes mal nées.

Parlant de ma naissance, c’est sur une autre terre que j’ai vu le jour pour la première fois, mais cela ne vous intéressera pas de savoir que ma famille connaît la terre comme on sait ce qu’on cultive depuis longtemps pour survivre. Je suis un émigré.

Là-bas, il faisait chaud et froid à la fois.

Je pourrais vous expliquer ce phénomène en vous parlant de la mer et de la montagne, du sable et de la neige, des touristes et des derniers bergers qui descendent pour fréquenter les bordels au lieu de se mélanger avec les autres au bord des plages.

Je n’ai jamais été malade.

La nature, et un sang éprouvé au contact des réalités de la terre et des saisons, ont fait de moi un homme solide sur ses jambes.

Mes mains empoignent ce qu’elles touchent.

Mes yeux, bleus comme le vert des algues, ne savent pas regarder dans les yeux, mais je vois venir le temps et je sais me servir de ces outils.

Nous n’allions jamais loin, pas au-delà de cette avancée qui partage le vent quand il vient de la mer et qui rassemble tous les autres quand c’est la montagne qui rejoint la mer.

Le toit de ma maison, je devrais dire de notre maison, souffre tous les jours de ces luttes incessantes.

Je me suis marié à dix-sept ans.

Je n’ai jamais aimé personne.

Tout le monde le savait.

Je savais ce qui pouvait m’arriver.

Les nuits de noces plient l’existence comme un morceau de papier. Je n’oublierai jamais que nous n’étions pas seuls. Le bruit des verres nous parvenait à travers le rideau. Pas une mouche ne tournoyait. Pas de lumière non plus.

La vie m’étreignait comme je m’accroche à elle.

Pour la première fois, j’écartais les deux pans du rideau sur le jour.

Ma mère était à la fontaine avec une autre femme. Elles riaient l’une dans l’autre.

Les cruches suintaient tandis que mon ordinateur signalait d’autres messages.

Elle dormait ou feignait un rêve doucement agréable.

Je sortis.

Dans la cuisine, mon père alimentait les chiens. Mauvaise habitude de laisser entrer les chiens dans la maison. Ils apportaient l’odeur des chemins. Ils avaient couru toute la nuit.

Je sortis encore.

Je ne pouvais pas être chez moi. Je leur appartenais. Un âne recevait une première offrande à travers une grille.

Le matin, le bleu des murs, sous la couche de chaux blanche, renvoyait des auras oranges.

Les arbres frémissaient avec les oiseaux.

Le beuglement d’un taureau de combat acheva ma rêverie.

Je croisais leurs regards, souriant à leurs paroles de bienvenue.

Qu’est-ce qu’une journée quand elle commence à peine ? Ces tours !

Voici la femme qui me fait rêver. Celle d’un autre. Bras chargés de linges. Elle sent ce qu’elle sent et je m’éloigne pour ne plus la voir.

J’ai tout désiré ici.

Ma connaissance des lieux est infinie. Je peux parler de tout. Mais je me tais. Mes paroles trahissent souvent mes véritables intentions. J’ai la réputation d’être un faux cul.

Je n’ai pas vraiment besoin de vous parler, monsieur.

Je pourrais me taire à jamais.

Vous ne sauriez rien de mon existence ni de celles de ceux que j’ai influencés.

Vous vous porteriez peut-être mieux.

Mais vous souhaitez me juger. Je ne sais pas pourquoi. Et je ne vous ai pas entendu une seule fois vous justifier. C’est ainsi.

Recommençons.

Oui, marié.

Associé à la douceur pour commencer.

Curieuse fréquentation pour la douceur, vous savez ? ces convulsions dues à l’éjaculation.

Elle ne disait rien pour m’encourager ni pour m’aider à entrevoir la vérité. Elle glissait comme je déchirais. Pauvres draps que ma mère observait dans les transparences d’un soleil si blanc qu’elle avouait se perdre au moins une fois par jour. Il fait si beau dans ce pays !

Nous eûmes un enfant.

Puis deux.

Un troisième tomba sous les roues d’un camion. Son cri de bête est gravé dans ma mémoire. La poussière d’or aussi, soulevée entre les murs, et lentement déposée sur la pierre dure des seuils que des femmes balaient en me regardant comme si j’avais tout perdu.

Je travaillais.

Je me connectais.

Je n’avais pas d’aventures, mais je chassais.

J’ai toujours aimé la chasse. Je me présente : Ovidio Galvez Cintas, pauvre marchand de rien et acheteur de tout ce qui ne sert à rien. Même ce cheval qui ne demandait qu’à mourir et que je soignais pour qu’il continuât de souffrir.

— Tue-le, fils ! Il ne vaut pas la peine que tu te donnes.

Il valait ce que j’en faisais.

— Il mourra entre tes jambes !

Ah ! ces coups de fusils dans l’immobilité du désert ! Les petits animaux sortaient de terre, s’éparpillant comme des morceaux de papier dans le vent. Je pourchassais après des heures de surveillance crispée. Vous ne connaissez rien à cette attente, monsieur.

Mais comme je vous trouve curieux. Nous en sommes aux présentations. Voici ce qui se passe quand l’existence ne vous apporte rien de bon et que vous êtes incapable de la changer par vos propres moyens.

Plus que deux enfants.

Puis un.

Puis plus rien.

Elle mourut aussi.

Et personne ne m’accusa. Au contraire. On me plaignit. Et c’était vrai que je n’y étais pour rien. Comme d’habitude, je n’avais pas agi. Je m’étais peut-être posté dans l’attente, mais je n’avais rien fait qui pût m’être reproché devant la justice des hommes.

Seul.

Il ne restait plus rien.

Père et mère morts.

La maison.

Les meubles que j’avais toujours connus.

Le jardin sous les treilles.

Les pentes argentées par les oliviers.

Les animaux patients.

Et cette femme que j’aimais.

Vous ne savez pas ce que c’est d’aimer.

Aimer de l’intérieur.

L’imagination dicte sa loi aux sens et même à l’esprit.

Tout peut arriver.

Je le lui dis un soir de pleine lune.

Elle m’écouta.

Dans la fontaine, l’eau giclait des mains d’enfants.

Un moteur retrouvait son rythme.

Nous n’étions pas seuls.

Sa peau suait légèrement.

Pourquoi ne pas essayer ?

— Je le tuerai !

Pourquoi le dire ? Elle ne me croira pas. Vous me croyez, vous, monsieur ?

Une première fois pour soulager ma colère. La seconde par plaisir. Et la troisième par nécessité.

Je ne savais pas encore que cela arriverait.

Je ne voyais rien.

Je devinais des seins de statue.

Je n’avais jamais touché les seins des femmes, pas même ceux de celle qui avait été mienne, soi disant !

Ma queue pénétrait en elle comme le plantoir dans la terre préparée pour la vie. Rien de plus.

Mais là, monsieur, je voyais à travers ses vêtements et surtout je traversais les murs de leurs regards pour l’atteindre comme jamais je n’avais touché quelqu’un !

Vous ne pouvez pas savoir.

Pas avant d’avoir tué pour elle.

Pour moi aussi.

Pour la posséder.

Et être possédé par elle.

Moi de l’extérieur étreignant son corps.

Et elle en moi agitant ma carcasse de damné !

Peut-être nous aimions-nous…

Fusil, couteau, mes propres mains !

Le nœud d’une longe.

La branche d’un arbre ou l’eau de la rivière en été, à la fin de l’été, quand la pluie se met à tomber à verse.

Je ne savais pas. Je cherchais sur Internet. Je n’étais pas le seul !

Le Monde grouille d’assassins, monsieur. Vous en savez quelque chose, vous qui jugez les hommes pour les condamner.

J’en assassine d’autres pour changer ma vie.

Vous savez, et je sais, ce qui arrive alors.

On me dit que je n’ai pas eu de chance. Une femme, épousée selon la Loi, et trois enfants de votre sang ! m’écrivait-on pour en savoir plus.

Mais à l’époque, il n’y avait rien de plus.

Je demeurais dans ma maison, dans la maison qui m’appartenait désormais, de droit, comme vous le savez, monsieur.

J’avais ce projet de changer la vie d’une femme.

Je songeais à une espèce de paradis.

Elle me parlait de l’Enfer comme si elle savait déjà !

Sa bouche reflétait la nuit.

La nuit se craquelait sous le vernis des vents.

Nous n’étions pas seuls.

Je lui montrai l’écran de mon ordinateur à travers la fenêtre.

J’avais tellement cherché !

Elle comprenait. Oui, monsieur, je peux dire que j’étais compris pour la première fois de ma vie.

Quand je me plaignais d’une douleur, mon père examinait le manche des outils, ce qui pouvait prêter à confusion, mais ces gens-là ne sont pas mal intentionnés comme nous le sommes vous et moi.

Ma mère remplissait mon assiette si j’avais déclaré une seconde de bonheur.

Ma sœur… je n’ai jamais eu de sœur vivante, vous comprenez ? Juste une morte dont le portrait au pastel me semblait imaginaire, là, sur le mur, entre le mien et celui de Franco.

N’en parlons plus.

J’ai toujours souri dans les cadres. Voyez la pauvreté de mes dents à l’âge où les enfants mordent passionnément dans les fruits.

Quel malheur sur cet homme ! Pourquoi Dieu et lui ?

Quelle question, en effet !

Nous descendions à la Messe chaque dimanche, dans la poussière qui nourrit nos pensées comme le sel l’aliment de notre quotidien laborieux.

Je priais, monsieur. Je priais pour trouver le courage de tuer un homme. Il en faut, monsieur, ne riez pas ! Surtout quand le mobile est aussi clair.

Mais je n’en parlais à personne.

Elle était comme ma sœur aux yeux de tout le monde.

Je giclais sur les murs.

Lui me paraissait étranger. Il n’existait déjà plus.

Je cherchais la colère sans la trouver.

Je ne savais pas qu’on finit toujours par la trouver et que c’est comme ça qu’on commet les erreurs qui mettent la justice sur votre chemin.

Je ne savais rien de ce qui est écrit d’avance.

Maintenant que tout est fini et que plus rien n’arrivera que ce qui arrive par ennui, je connais les règles qu’on ne devrait jamais ignorer quand on a l’intention de tuer quelqu’un.

Pourquoi ne tuez-vous pas, monsieur, vous qui n’ignorez rien du crime parfait ?

Il faut toujours que ce soit les pauvres bougres comme moi qui deviennent des assassins.

Alors je sortais le soir sur le seuil de ma maison et je la regardais.

Je la regardais jusqu’à ce qu’on lui dise de me rejoindre.

Elle disait ce qu’elle avait à dire.

Un mot pour mon ancienne femme et trois mots pour les enfants morts.

Rien sur mes parents qui étaient morts de mort naturelle.

Je piaffais.

Le plaisir m’envahissait.

Elle ne voyait pas ce que je faisais.

Eux non plus ne voyaient rien.

Ils s’apitoyaient.

Puis elle m’entraînait vers eux et nous buvions du vin.

Ce vin qui nourrit ma colère…

Je paraissais malheureux, mais en réalité je sombrais dans une colère noire et rouge.

De quoi pouvions-nous parler sans me faire mal ?

Du pays. Parlez-lui du pays. Il aime son pays. Vieilles racines que personne n’arrachera jamais à cette terre faite pour le temps et les souvenirs.

Ils parlaient du pays.

J’aurais parlé de la femme si j’avais bu autant qu’eux.

Et je le voyais travailler à ses études derrière le rideau qu’il avait un peu tiré pour nous voir.

C’était un homme ordinaire, ce que je ne suis pas.

Jamais il se serait avisé de se confronter à moi dans un de ces injustes combats dont je sors toujours vainqueur.

Mais je ne voulais pas le voir.

Je voyais son écran.

Elle ne voyait pas non plus.

Elle posait des questions qui me semblaient destinées, mais je n’y répondais pas, laissant ce soin aux vieux qui en savaient plus que moi sur ces sujets d’un autre temps.

Ma main interdisait gentiment le vin.

Encore un regard de toi, et je le tue devant ces témoins inaltérables !

Mais il ne se passait rien.

Je parlais de mon travail, de cette attente dans laquelle me plongeait les particularités de mon travail.

Qui comprenait ?

Puis la nuit se refermait sur nous.

J’ai toujours craint cette étreinte.

Fermer les yeux à ce moment-là m’a toujours semblé imprudent.

J’allais au lit en riant, mais j’avais peur de ne pas me réveiller ou de me réveiller dans un monde pas fait pour moi. C’est peut-être ce qui est finalement arrivé. Ce monde n’est pas le mien et j’y tue jusqu’à ce qu’on m’arrête comme vous le faites, monsieur.

Car il ne s’agit pas d’humaniser le meurtrier en lui donnant la possibilité de chanter ce qu’il a fait de mal au milieu d’un tas d’autres choses qui n’étaient pas bien c’est vrai, mais pas trop mal non plus.

La vie est tellement morose quand ce qui prête à rire ne vous concerne pas.

Ils riaient pour me dire que j’avais encore un avenir, mais je n’en avais pas et je le savais encore mieux qu’eux qui n’en avaient pas non plus.

Elle riait.

Femme qui rit ou qui pleure, dans ces moments extrêmes elle devenait accessible.

Je l’approchais pour le lui dire et je ne disais rien parce que quelque chose me mentait.

J’ai toujours vécu ce mensonge dans les moments d’angoisse.

Ce n’est pas moi qui ment, monsieur. Mais ne craignez pas un plaidoyer de psychotique. Je suis seul. Je n’ai jamais parlé qu’à moi-même et si je me suis entendu, et peut-être même écouté, c’était toujours ma voix et je la reconnaissais.

Vous savez comme j’aime la poésie.

Comme j’aime que la voix se distingue des chants habituels.

Elle aimait ça aussi, mais avec plus de guitare et moins de profondeur.

Cela arrive, monsieur, avec les femmes qu’on aime et qui ne sont pas exactement à la hauteur de votre amour.

Vous ne le savez pas parce que vous ne tuez pas ce que vous aimez, monsieur.

Vous chérissez ou vous demeurez indifférent, comme il convient à un bourgeois.

Ce n’est pas la terre qui vous motive. C’est la propriété. Les murs.

Vous ne reconnaissez pas les lieux, vous les investissez.

La Loi vous donne raison.

Elle me donne tort.

Je n’ai pas le choix.

Je travaillais dur à cette époque la plus sombre de mon existence.

L’ombre était peuplée de cadavres que je n’avais pas voulus, mais je n’aurais rien fait pour empêcher la mort.

Le cimetière est derrière la maison. Des ifs se dressent comme aux quatre angles d’une mosquée. On y entre par une petite ouverture creusée dans le mur. On s’y sent bien.

Les niches forment une figure géométrique que je n’ai toujours pas identifiée. Que de morts et un seul homme pour les pleurer. Peut-être d’autres aussi, car je ne suis pas le seul membre de cette famille. Qui sont-ils ?

J’attendis le prochain mariage.

Pas le mien, monsieur !

Mais celui d’une de leurs filles qui aurait pu être mienne, ils le disaient, je les ai entendus.

Tout se passa exactement comme cela s’était passé pour moi.

Il n’y eut aucun défaut.

La même journée terriblement ensoleillée qui sentait le vin et la chair brûlée.

J’ai mangé comme j’avais mangé.

J’ai dansé avec toutes les femmes qui me le demandaient, mais elle ne me demanda rien d’autre que de me taire, car je buvais trop et j’avais la langue facile, elle le savait.

— Tu voudrais profiter d’un tel jour pour le tuer ! La pauvre !

Tuer l’homme qui me la volait tous les jours et rendre malheureuse une jeune épousée qui s’en souviendrait toute sa vie.

Ce n’est pas ce que je souhaitais, ni pour elle, la jeune épousée, ni pour cet ennemi qui tomberait un jour entre mes jambes, face contre terre.

J’attendis le prochain mariage pour lui en parler, monsieur.

Quelle idée saugrenue ! Mauvaise peut-être.

Elle ne m’écouta pas. Sa gorge s’emplissait de chants traditionnels. Elle les connaissait tous. Elle avait eu une bonne mère et une grand-mère tout aussi fidèle.

Je ne me souvenais pas de ma grand-mère.

Je les avais oubliées.

Ou elles n’avaient pas existé en même temps que moi.

Ma mère m’enseignait la terre, ce qu’on en fait quand on a le sens du devoir et comment on en conserve les droits pour être aimé de ses enfants.

J’ai étudié le Droit.

Pas mal pour un fils de cul-terreux !

Je suis, comme vous le savez, le notaire de Polopos.

Je détiens la documentation la plus complète de la vie réduite à l’existence d’un village pas plus grand que votre pâté de maison à New York, monsieur.

Mais le vol, le dol, toutes ces malversations ne sont pas mon fort.

Je ne dis pas que l’idée ne m’est pas venue de commettre quelques larcins pour améliorer mon pain quotidien. J’y ai pensé. Je l’avoue. Mais je ne suis pas doué pour les calculs compliqués qui conduisent un homme à s’enrichir de ce qui appartient de droit aux autres hommes.

Et je ne dis pas que je préfère tuer.

Trois fois j’ai tué. Une première fois pour soulager ma colère. La seconde par plaisir. Et la troisième par nécessité.

Vous ne savez rien d’autre. Et on m’en veut. Comme je les comprends, moi qui ai tout perdu.

Mais elle ne m’a pas écouté. Je le désignais pourtant clairement, entre deux verres bien pétillants. Je ne voyais que lui.

Le poison avait ma préférence.

Le seul pari est d’échapper à l’analyse et à la torture.

— On t’accusera et ils ne trouveront rien.

Mais elle dansait avec les hommes. Les enfants la sollicitaient. Elle arrangeait les cheveux des petites filles.

Et moi ?

Je buvais sans me griser au point de perdre la tête.

Un seul coup de fusil m’aurait libéré de mes tourments.

Et envoyé en prison, laissant mon héritage sans héritiers.

Cette terre que je n’ai pas voulu posséder comme ils l’ont aimée.

J’en concevais, monsieur, une douleur que vous ne pouvez pas imaginer.

Je tournoyais moi aussi, mais sans la musique.

On me rencontrait à l’ombre des figuiers.

Je dissimulais les spectres de mon cri.

— Tu ne t’amuses pas, Ovidio ! Viens avec nous !

Farandole de drogués !

Je trébuchais avec eux, hilare pour la circonstance.

— Tu aurais pu l’épouser, Ovidio. Avec toute ta fortune ! N’a-t-elle pas espéré te prendre à celle que tu finiras par posséder ?

Qui parlait ? Pas moi en tout cas.

Passant par la cuisine, je vis le fusil pendu par le pontet à un clou aussi rouillé que son canon. Non ! Pas celui-là !

Pas le couteau non plus ! Pas une mort d’homme à homme. Quelque chose d’encore indéfinissable qui me conseillait d’éviter le combat frontal. Pas de sang !

Une femme que je connaissais me chargea les bras d’un panier que j’étais censé emporter pour le déposer sur une table. Une autre femme me poussa. Dans le panier, un enfant.

Je sortis dans la lumière. On me poussa encore, mais dans l’ombre cette fois. L’enfant brailla. J’approchai mes lèvres de son front. Il suait.

— Déposez-le là, Ovidio. Et donnez-lui quelque chose pour qu’il ne s’ennuie pas. Il n’y a rien de plus bruyant qu’un enfant qui se sent seul.

Tel était mon bruit.

Je m’assis, les coudes de chaque côté d’une assiette souillée.

— Ce n’est pas mon verre, dis-je, mais le verre s’offrait. Je le vidai.

L’enfant se taisait, peut-être pour mieux observer mes ressemblances.

Une femme me transmettait sa douce chaleur. Elle aussi aimait cet enfant.

Je ne l’aimais pas.

— Nous jouions ensemble, là !

Elle se souvenait. Moi pas.

— Nous nous tutoyions.

Elle et moi ? Ou une autre. Mais toujours moi.

L’enfant s’endormit. Plus loin, la musique s’apaisait. Je ne la voyais plus. Puis je la vis avec la mariée. Elles riaient en me regardant. Comme j’étais beau avant de devenir l’assassin de leurs hommes !

La colère montait en moi. J’avais l’impression de tout expliquer. La colère s’associait à la tranquillité. Et la tranquillité me conseillait le combat plutôt que la lâcheté. Tout plutôt que ce poison dont j’ignorais même le nom.

Mais pas le couteau, ni le fusil. Pas de traces après mon acte. Rien pour me désigner.

Je leur renverrais un silence total, impossible à définir, et sans signaux annonciateurs de confession.

Je serais la tombe de mon crime.

Après le deuil, jolie voisine, nous nous épouserons.

— Et vous aurez beaucoup d’enfants !

Comme j’en avais eu. Sans commettre un seul acte illégal. Toute la chance de mon côté. J’en étais encore stupéfait. Cela arriverait encore. Mais cette fois après le crime.

Pouvais-je m’imaginer que le crime est abominable par définition ? Je n’avais entendu parler que de vol, d’escroquerie, de… jamais on n’avait tué personne ici pour lui prendre son bien. On s’était défendu quelquefois, mais le mort venait d’ailleurs, on ne le connaissait pas aussi bien qu’on se connaissait.

Tuer cet homme pour lui prendre son bien le plus précieux, une femme délicieuse qui sentait la lessive et le piment.

— Ovidio ! Qui es-tu ?

Je suis cet homme que vous vilipendez.

Mépris sur la place publique. Voilà, monsieur, ce que vous encouragez.

Mais je ne vous en veux pas. Après le procès, nous ne nous reverrons plus. Vous jugerez encore et je disparaîtrais dans le silence qu’on impose aux assassins sous le prétexte qu’ils n’ont plus rien à dire une fois qu’ils ont agi.

Mais je ne suis pas muet, monsieur.

Et je ne suis pas vide.

Je ne suis pas un monstre.

Je suis cet homme, ce cas particulier de votre conscience.

Vous donnez la parole à un poète, sachez-le.

Donc, ce jour-là, jour heureux d’un mariage que j’ai détruit plus tard, je n’ai rien fait pour entrer dans le cercle suivant de mon enfer.

Je n’ai pas avancé d’un pouce sur le terrain de la reconnaissance.

Je suis rentré chez moi pour me dégriser.

Puis j’ai dormi en étreignant ma queue d’homme.

Au matin, je reconnus le soleil de ma fenêtre.

J’ouvris toute grande cette ouverture sur l’existence de la rue.

On passait comme on passe depuis toujours, le doigt sur le bord du chapeau et la langue sur les dents.

Je parlais pour ne rien dire ou pour donner des nouvelles, écoutant à mon tour ce qui n’avait aucun sens si on en cherchait un.

Bonne fenêtre de la maison, il y en avait de moins propice à l’enchantement social.

Puis je franchis la porte. J’avais rendez-vous avec une femme, mais pour décider des termes de son testament sur lequel elle me couchait.

Nous irions voir la maisonnette au bord de l’orangeraie.

Elle adorait ma conversation.

J’imaginais qu’on pouvait aussi tuer par pur plaisir.

Nous nous arrêtâmes sur le pont romain qui fait notre fierté d’historiens amateurs.

Elle me parla de l’eau qui coulait dans sa jeunesse.

Le barrage n’existait pas encore.

J’étais jeune et j’avais de la chance.

Oh ! ce n’était ce qu’elle voulait dire… la chance.

Elle voulait dire qu’elle était seule comme moi, mais sans la jeunesse qui est une sacrée chance.

Pour le reste, elle ne s’excusait pas, mais bafouillait quelque chose que je ne comprenais pas.

La maisonnette était fleurie.

Les orangers aussi étaient en fleur.

Elle me montra l’ancien puits où était tombée sa cousine.

Je n’étais jamais tombé plus bas que la terre où j’exprimais quelquefois de violents caprices.

— Vous, Ovidio ? Des caprices ? Je vous crois à peine !

Pourtant…

Au lieu de la lessive et du piment, qui forment le parfum des femmes encore désirables, elle sentait comme les fleurs des murs, la pierre et l’encens, je crois.

— Je suis maladroite, dit-elle. Je l’ai toujours été.

Elle sembla s’enfuir, mais n’alla pas plus loin que les premiers arbres.

— J’ai toujours pensé à vous… je veux dire que dans mon esprit, cette maison vous appartient. Vous y avez tellement joué !

Avec qui ?

Je rentrais avant midi, sans elle.

Je l’avais abandonnée sur le chemin.

Elle m’avait appelé, mais je ne m’étais même pas retourné.

Il m’arrivait souvent de disparaître ainsi.

Chaque fois, pour de bonnes raisons.

Je me plongeai dans l’obscurité de mon bureau. L’écran était noir.

Haletant.

Sans rythme.

En colère.

Elle n’avait pas voulu me provoquer.

Elle ne savait pas que j’aimais une femme et que cette femme était celle de mon ennemi.

Elle ne savait pas non plus que mon ennemi avait été mon ami.

Elle ne savait rien en dehors de ce qu’on peut savoir d’un lointain cousin qui vous a fait rêver du temps d’une jeunesse que les hommes n’appréciaient pas comme elle l’avait follement désiré.

— Je ne veux pas de cette maison si…

Le voilà, monsieur, le seul vrai mobile du crime que j’ai commis, non plus pour devenir le seul propriétaire de cette femme, mais pour déposséder mon ennemi d’un bien qui revenait dans l’existence des Galvez pour l’empoisonner encore une fois.

Vous ne pouvez pas comprendre !

Mon père m’avait caché ce détail.

Il estimait peut-être que le passé n’avait plus de sens.

Il m’avait même affirmé que nous n’avions jamais eu d’ennemis autres que ceux qui venaient d’ailleurs quand les temps l’exigeaient.

Mon père m’avait toujours menti !

Et ma mère ne l’avait pas trahi !

J’ai bien fait de ne pas les aimer !

Vous trouverez les détails de ce différend dans les annales de Polopos, le village où je suis né et où j’ai exercé, avant ma chute, le noble métier de notaire.

J’ai passé une nuit atroce, vous vous l’imaginez.

On frappa à ma porte toute la soirée, par intermittence.

Je ne répondis pas.

Je me montrai toutefois à la fenêtre. Pas un mot. Rien sur ce visage de tueur. Comme au procès où j’inspirerais les commentaires stéréotypés des chroniqueurs.

Je m’évadai un moment dans les réseaux.

Mon écran illuminait les murs.

Pourquoi cette colère ?

Je m’étais levé ce matin sans elle.

Elle m’avait nourri toute la journée.

Et maintenant, elle m’apaisait, car je savais qu’elle ne me quitterait pas.

Je n’avais eu que le tort de ne pas la dissimuler.

Une bonne nuit de sommeil me porterait conseil.

Demain, je saurais comment remettre les pendules à l’heure.

Un crime sans mobile est un crime à moitié parfait.

Or, j’en avais un.

Zut !

Mais au matin suivant, ma colère avait disparu comme elle était venue, sans raisons claires.

Je m’étonnais à peine.

Je retrouvais mon ancien rythme, celui des paperasses qu’on amasse.

Mon écran se géométrisait. Quelle tranquillité ! Avais-je rêvé ?

J’étais seul, comme d’habitude, un peu désorienté chaque fois que je m’approchais de la fenêtre.

Je n’étais plus capable de comprendre ma colère d’hier.

Ses raisons échappaient maintenant à ma conscience, comme si je n’avais pas eu de raisons ou comme si celles-ci n’avaient pas eu lieu d’être comme elles avaient pourtant été, convulsives comme des animaux emportés par les tourments de la mort ou du plaisir.

Je travaillai toute la matinée, répondant au téléphone avec entrain.

La joie avait remplacé la douleur.

Je buvais à même la bouteille.

Je descendais dans la cuisine pour découper le jambon, cisaillant dans la chair au fil de l’acier qui me parut facile. Pas de sang !

À midi, je sortis déjeuner. Journée ordinaire d’un homme qui a changé de statut et de fortune. Je n’aurais pas supporté de servir l’Allemagne ou la France. Pas dans les conditions d’une soumission totale aux projets politiques des nouveaux maîtres de l’Europe.

J’y pensais en marchant, grognant comme une bête.

Je la vis descendre au lavoir, ou j’en rêvais. Panière d’osier sur la tête et bras à l’équerre de la hanche. D’autres femmes battaient le linge. Qui êtes-vous ?

Vous n’avez jamais rêvé, monsieur ?

Moi, je rêve même quand je ne rêve pas. C’est compliqué.

Il y a en moi un rêve perpétuel. Je ne le reconnais jamais. Complexité des fous, monsieur, mais l’homme que vous allez juger n’est pas fou, monsieur. Un seul homme se confie à vous, entier et conscient d’avoir agi en dépit du bon sens.

Ce jour-là, jour de mon premier crime de sang, moi qui n’avais jamais volé personne, je déjeunais sous la treille avec les abeilles.

Chevreau à l’ail. Vin rosé et frais. Du miel que les abeilles viennent visiter, emportant leur bien dans le soleil ou je ne sais où.

Tout était tranquille. J’étais tranquille moi aussi. Je ne comprenais plus ma colère d’hier. Ma cousine en pensait quelque chose. Un petit caillou était entré dans sa chaussure.

— Ovidio ! Vous si attentif d’habitude !

Elle me parlait sans entrer sous la tonnelle, demeurant en plein soleil, les yeux presque fermés, agitant son petit éventail d’ivoire et de lapis-lazuli. Une dent clignotait. Peut-être l’or.

— Je ne sais pas ce qui m’a pris… expliquai-je entre deux bouchées (je ne me souviens plus si j’en étais au déssert ou si elle avait interrompu l’ingurgitation du chevreau).

— Je n’aurais pas dû vous parler de ça. C’était si… anodin.

Je chassais une abeille pour la première fois.

— Cela n’avait plus d’importance, continua-t-elle. Enfin, avant que vous ne vous mettiez en colère.

Il s’agissait donc bien de colère. Je ne m’étais pas trompé de mot pour désigner mon angoisse.

— Je n’étais pas en colère, dis-je. Je…

Je rien.

— Nous en reparlerons, dit-elle en s’éloignant. Ne tuez personne avant d’avoir tous les détails. Bon appétit, Ovidio !

— Bon appétit !

Bon appétit ou autre chose, je m’en fiche ! Maintenant que mon plaisir est gâché.

J’entrai dans la salle toute baignée d’ombres.

— Quelle colère, don Ovidio ! Je ne vous ai jamais vu…

Pourquoi écouter ces commentaires qui ne donnent aucun sens à ce que j’ai réellement dit et fait depuis hier ?

Voilà comment cela s’est passé pour moi, monsieur.

Vous croirez ou pas, qu’y puis-je ?

Je ne suis pas fou comme vous l’avez dit à votre collègue.

Si, si… je vous ai entendu dans le couloir où j’attendais, lié à ce gendarme qui se taisait en vous écoutant aussi.

Il avait l’air effrayé par cette perspective, alors qu’elle me sauvait de la guillotine.

On ne guillotine plus, dites-vous ?

L’attente n’en est pas moins horriblement vécue.

La mort du prisonnier n’est pas celle de l’homme libre.

Celui-ci attend alors qu’il a autre chose à faire.

Mais moi, pauvre bougre de crétin, que ferais-je si je n’ai rien à faire, en prison ou ailleurs ?

On me surveilla. C’était discret, mais je savais. Je savais qu’ils se doutaient que quelque chose allait arriver pour changer au moins deux fois la vie.

Changeant la mienne pour commencer.

Puis celle de l’homme à qui il n’arriverait plus rien.

Et enfin la femme que je n’épouserais pas à cause de la justice !

Dans le miroir, j’ai vu mon cou écrasé dans le garrot, ma pauvre langue tirée sous mon nez et l’agitation de mon corps qui inspirera le mépris plutôt que la haine ou la pitié.

Tout cela à cause de l’amour !

Enfin, de ce que je prenais pour de l’amour et qui n’était que désir inassouvi. Quelle honte de mourir ainsi !

À vrai dire (car il faut bien que je dise la vérité), je perdais la tête.

Un seul regard dans le miroir me renseignait sur l’état de mes facultés.

Je n’avais encore tué personne.

Ma future victime était désignée.

Je savais pourquoi.

Il ne manquait plus que la colère.

Il faut une grande colère pour tuer. Lisez les journaux. Une grande colère ou l’espoir d’une vie meilleure. Les deux.

Je venais d’expérimenter une colère comme je n’en avais jamais connue.

Elle était passée sans explication.

Restait l’amour.

Et ça ne suffisait pas pour susciter le geste qui tue.

J’aurais pu apprendre la cruauté, mais je ne suis pas cruel.

Je déteste le spectacle de la souffrance.

J’avais besoin, monsieur, d’une colère monumentale et je n’en trouvais pas les raisons, malgré une annonce provoquée par les révélations de ma vieille cousine.

Je lui rendis visite pour expérimenter encore les effets de ses connaissances généalogiques sur mon cerveau peut-être malade, monsieur, mais pas déréglé.

Je ne souffre que de migraines et encore, pas tous les jours.

Elle me parla encore des conflits qui changèrent le destin de deux familles qui toutefois ne firent pas usage de leurs armes.

Il y eut des procès, certaines injustices, des disparitions de biens, jamais de personnes.

Jamais de menaces comme celles que j’aurais pu proférer si j’avais été fou d’avance.

Mais je ne l’étais pas.

Je l’écoutais tandis qu’elle ne cachait pas qu’elle était encore en train de rêver de moi, de mon corps, de son corps à elle.

Je n’aime pas les parfums fruités des vieilles femmes.

J’aime leurs mains qui semblent résister à la laideur par je ne sais quel miracle de la forme devenue impérative et croissante.

Je ne peux pas expliquer cette sensation.

Elle est d’ailleurs étrangère à notre propos qui relève de l’examen psychologique et non pas de la destruction du beau par la poésie elle-même.

N’en parlons pas.

Mais la colère ne revint pas me tourmenter pour me préparer au crime.

Nous nous quittâmes en silence, car nous nous étions tus après épuisement du sujet d’une conversation qui m’avait presque endormi.

Je le vis se coucher à travers les rideaux de sa chambre. Plouf ! Plus de lumière. Je rentrais.

Comme je vous l’ai dit, ou plus précisément, pour ne pas quitter le champ de vos investigations, j’ai tué une première fois sous l’effet de la colère, sinon il ne serait rien arrivé et je ne serais pas là à me lamenter sur le sort que vous me réservez.

Il ne serait rien passé ensuite.

Je serais toujours le notaire de Polopos. Célibataire et malheureux.

Comme vous, monsieur, je veux dire sans femme et sous l’emprise de dérivatifs inavouables quand on est un notable respecté.

Mais le destin, ou le malheur, me donna finalement toutes les raisons de sombrer dans la folie meurtrière que je préfère appeler colère pour ne pas vous donner des raisons de m’enfermer ailleurs que dans une prison où je ferais enfin de mauvaises rencontres.

(Je ne manque pas d’humour, monsieur.)

Qu’est-ce que je dis ! C’EST de la colère. Pas autre chose.

Brûlante après-midi d’été, les vagues se formaient au loin.

Quelqu’un jetait de l’eau sur les dalles brunes.

La terre cuite des pots rendait un son de cloche entre les exhalaisons.

Qui êtes-vous, glissante comme une ombre et fidèle comme un jet de lumière ?

Je m’assoupissais, comme tous les jours d’été à cette heure, peu avant que la cuisine s’ouvre, laissant courir les odeurs de la friture et du poivre.

Un livre refermé m’attendait encore, mais mon esprit était ailleurs que dans la fiction ou l’exercice de l’idée au frottement des réalités souterraines de ce monde de surfaces et d’apparences.

Je n’attendais rien, sinon que ma colère s’éteignît dans un rêve.

Les muscles de mon cou se détendaient lentement sous la pression de mes propres mains, rêvant qu’il s’agissait d’une autre… Que dis-je ? Que vous dis-je, monsieur ? Vous allez penser que je ne suis plus moi quand je suis une autre !

Mais la colère est définitive.

Nous autres coléreux, nous savons cela d’instinct, bien avant de grandir pour se mesurer aux autres sur le terrain des activités sociales.

Nous savons où cela nous conduira quand le temps s’arrêtera et qu’il ne sera plus question de se donner au silence.

Ce vacarme intérieur vous rend bruyant comme un insecte.

Vous vous associez à d’autres rumeurs, abaissant le rideau qui tombe à l’oblique sur le fer des balcons, derrière la grille qui servit autrefois à protéger les filles destinées à la procréation alors que d’autres n’enfantaient que dans les marges du travail de force.

Pas de cri, pas même un filet de voix, rien d’obscur ni de douloureux.

Le silence et l’insecte qui bat contre lui comme à fleur d’un autre cœur.

La femme que je ne connaissais pas filait entre les colonnes, jetant l’eau autour d’elle, aspergeant les murs comme à l’office, et je pouvais voir la pierre réduire cette eau aux spectres de mes passions inavouées.

— Un petit alcool, don Ovidio ?

Anis sanglant, disque fuyant entre mes doigts, revenant de la lumière qu’elle répandait par coulures en secouant les rideaux de la scène où je jouais un personnage de ma connaissance.

Vous ne pouvez pas savoir, monsieur, comme il est difficile de raisonner dans ces moments de fugue de l’esprit.

Une douleur s’annonçait sans me relier à la réalité.

— Je veux bien une copita.

— Cela vous aidera à patienter, don Ovidio.

De quelle patience parlait-elle ?

Elle ne m’inspirait rien de charnel, peut-être à cause de la distance qu’elle maintenait par l’intermédiaire de ses voiles.

— Cela vous fera du bien, don Ovidio. Vous travaillez tellement !

— Oui, je travaille, nana, mais du chapeau seulement !

Rire qui fuit et ne laisse pas de traces !

J’étais seul de nouveau, colère rentrée comme le linge dans les tiroirs.

L’eau filait vers les rigoles, vernissant les briques entre les feuilles, une fleur ponctuant un angle.

J’avais déjà vécu cela plus d’une fois.

Mais il n’était jamais rien arrivé qui méritât une intervention des autorités !

Je cédai à l’angoisse.

Il s’ensuivit un cri relatif.

Par relatif, monsieur, j’entends que ce n’était pas le mien.

Elle se tenait la bouche, soulevant de son avant-bras des seins d’ivoire et de cendres.

— Don Ovidio !

— Je ne sais pas ce que je fais, nana !

Je m’étais promis de ne pas faire couler le sang, ni le mien ni celui des autres.

Pas de couteau, pas de balle, pas d’écrasement entre deux pierres. Le poison avait pourtant séduit mon esprit, monsieur.

Sur la table, un verre renversé et le sang de l’animal que je venais de blesser à mort.

Un couteau planté dans son cœur encore battant.

Dents d’une espèce de férocité qui m’épouvanta car je savais qu’elle m’était destinée par cette bête réduite à l’impuissance.

— Je me suis défendu ! criai-je.

— Cette pauvre bête !

Elle voulait dire : « Cette pauvre bête qui ne vous a rien fait ! »

Et que je ne connaissais même pas !

Elle gisait en travers de la table à l’endroit où j’avais écrasé les mouches qui m’empêchaient de trouver le sommeil.

Qui m’avait mis ce couteau dans la main ? Pas moi, monsieur. Ni elle. La colère expliquait bien mieux la chose.

Je tirai sur la queue de l’animal pour le jeter par-dessus le mur.

Il laissa une trace tellement rouge que je ne pus achever mon geste.

Seules les dents avaient produit un bruit, rayant l’acier de la table.

— C’est idiot, dis-je, il a dû se passer quelque chose qui m’a poussé à le poignarder… Comment expliquer autrement ce geste fou ?

L’animal était suspendu à mon bras, lequel s’élevait aussi verticalement que mes forces me le permettaient.

— C’est la première fois que cela m’arrive ! dis-je en riant.

— Je sais, don Ovidio, je sais !

Elle épongeait le sang, tordant le linge rougeoyant au-dessus d’un seau.

— Vous avez l’habitude, vous ! dis-je pour expliquer encore.

Elle ne disait rien et continuait d’effacer les traces dont j’étais l’inventeur éberlué.

— Ça va être bientôt l’heure de manger, dit-elle sans me regarder.

Je me dirigeai vers la cuisine, haletant comme si je revenais d’une course de l’autre côté de ce petit monde circulaire où je n’avais pas encore trouvé ma voie.

La table était mise. Les jours passaient.

— Un autre jour, don Ovidio, éloignez-vous des couteaux quand vous voyez rouge !

Ces enfants ! Moqueurs comme des clowns. Disparaissant à la première volute de fumée envoyée à travers la grille. Je les rattrapais dans la rue pour caresser leurs chevelures soyeuses comme des fils d’Ariane.

Vous connaissez la suite…

La nuit tombait, comme on dit.

Elle passa au bras de l’homme qui l’avait épousée.

Elle avait l’air heureux.

Il paraissait satisfait.

Ils répondirent à plusieurs saluts des fenêtres, dont le mien.

J’attendis qu’ils disparaissent dans le crépuscule avant de me livrer à une masturbation qui se solda par un déchirement du prépuce.

Ce sang !

Il me sembla qu’elle (ou il) venait de me blesser.

Comment accepter une pareille leçon de choses à un moment où le plaisir prenait la tangente ?

J’éjaculais dans le sang et la douleur, une douleur aiguë comme celles que je m’inflige à la pointe du couteau si le temps est à la pluie et au vent.

Mais l’été ravissait le monde et je n’étais pas le premier à en dire du bien, monsieur, ni le dernier.

Je ne souhaite à personne de souffrir à ce point.

La rue se peupla de promeneurs furtifs, mais indiscrets.

Des dialogues s’enchaînaient sans que je comprisse une seule fois de quoi il était question.

Je voulais sortir moi aussi et participer à la curée de la nuit !

Mon sang parlerait pour moi.

— Vous avez du sang sur les mains, don Ovidio !

J’étais sorti, n’allant pas plus loin que le seuil de ma maison qui est bordé par un arrangement singulier de plantes vertes et de pierres arrachées au temps passé sans moi.

— Laissez-moi ! dis-je fermement, bousculant cet importun qui me renvoya un juron ou une insulte.

— Où allez-vous, don Ovidio ! Ne le laissez pas s’enfuir !

Vous ne pouvez pas savoir l’effet que peuvent produire de pareils propos au moment où le monde s’est retourné contre vous parce que vous n’êtes plus ce qu’il faudrait que vous soyez à ce moment-là précisément !

Je me mis à courir.

Mon instinct m’orientait dans la direction de la lumière.

— Giselle ! Isabela ! Agnes ! Dolores ! Il s’est échappé !

Je croisais des visages coupés d’ombres.

La colère ne m’avait pas quitté, mais elle avait changé de nature.

Elle ne me harcelait plus.

Au contraire, j’eus l’impression qu’elle donnait un sens à ce que je venais de subir.

Comment on perd la tête, monsieur ! On ne devient pas fou, on s’égare.

Je me réfugiai chez elle.

Elle m’accueillit comme si rien ne s’était passé, ni chat ni enfants, rien d’aussi important que ces petits êtres sans défense, vous pensez !

— Je suis fou amoureux de toi ! criai-je dans sa poitrine. Et je ne trouve pas la force de le tuer !

— Pauvre fou !

Voulait-elle dire que personne ne tue pour un motif aussi… futile ?

Une larme coula sur sa joue, puis suivit l’interstice de ses lèvres.

— C’est salé, les larmes, dis-je.

— Tu n’en sais rien, Ovidio !

Elle avait raison, comme vous dites, monsieur. Je n’en savais rien. Comme vous dites en français : si je l’usseçu !

Ne riez pas, monsieur. Vous ignorez à quel point ce moment me rendit heureux. Vous ne savez rien du bonheur des malheureux.

Je caressais sa joue mouillée. Elle me rendit plusieurs fois ces caresses, empoignant mes cheveux pour me regarder dans les yeux.

— Tu ne sais pas ce que tu dis, fit-elle. C’est lui qui va nous tuer.

Nos corps dans la même tombe, j’en rêvais depuis des nuits ! À défaut du lit et de nos sécrétions de vivants.

Il entra.

— Il est pas bien, dit-elle.

— Je vois, fit-il.

Il ne me restait plus qu’à partir, bien que l’idée de les laisser seul à seul, vous vous en doutez, monsieur, ne m’enchantait pas.

Je sortis.

Que de témoins !

Ils regardaient mes pieds pour ne pas voir mes yeux.

— Vous ne les ferez pas revenir de cette manière, don Ovidio.

Que comprenaient-ils ? Ou plutôt, que ne comprenaient-ils pas ?

Cette colère qui me fait du bien, qui me rend fort !

Un autre chat croisa mon regard.

D’autres enfants avaient l’air doux et faciles.

Le petit air du large frémissait avec moi et les orangers de la rue.

— Vous savez quoi, don Ovidio ? Je vous paye un verre.

Main chaleureuse qui a déjà soupesé les doses de malheur qui affectent l’existence des malchanceux.

Quelqu’un me raconta qu’il connaissait quelqu’un qui avait souffert plus que moi.

— Ce ne sont pas des choses qu’on raconte à quelqu’un qui a souffert, conseilla quelqu’un.

— C’est ça. Parlons d’autre chose.

Nous pouvions parler de la même chose si rien n’était dit sur ce qui arrive toujours à ceux à qui la chance ne sourit pas.

— Ce n’est pas la femme qui vous rend malheureux, dit quelqu’un. Ce qui vous tue, hombre, c’est autre chose. On n’en dit jamais rien, mais tout le monde sait bien ce que c’est.

Il dressa son membre.

— Dieu veut qu’on se reproduise, pas qu’on s’entretue.

La leçon était terminée.

Ne disposant pas moi-même d’un membre aussi flatteur, je renonçai à la cuite et sortis du tripot où m’avait jeté mon inconstance en matière d’abus.

Je me sentais presque tranquille.

Pourtant, la colère me parlait à l’oreille.

J’écoutais religieusement ces nouvelles leçons de choses, assis dans la lumière d’un seuil qui venait de se refermer comme la coquille dans l’écume.

Il faut dire, monsieur, que je ne suis jamais monté plus haut que ma charge de notaire.

Je suis monté très haut depuis ma condition première, mais jamais plus haut que la situation où vous me voyez maintenant — je veux dire : avant de tomber aussi bas que le crime le veut.

Je n’ai jamais rêvé d’une femme, et encore moins de ses enfants.

Je les aurais tués si le sort ne s’était pas acharné sur eux, comme vous savez.

Quel coquin de sort m’a libéré de la prison où je m’étais jeté moi-même corps et âme ?

Mais à quoi bon retrouver son intégrité si le rêve ne devient pas réalité à force d’amour ?

Je n’ai pas de chance, voilà comment j’explique cette existence qui ne se terminera pas avant de m’avoir réduit à ce que je suis au fond, c’est-à-dire à rien de bon, monsieur.

Les nuits se suivent, se ressemblent peut-être, mais à une nuance près, pas exactement. Et l’accumulation de ces nuances finit par prendre un sens qui n’a rien à voir avec ce qu’on attend de la nuit.

On n’exprime pas les nuances.

Elles se laissent deviner, au détour des paroles et des actes qui fondent la nuit.

Je ne sais pas ce que vous en pensez, monsieur, mais cela n’a rien à voir avec la Loi qui conditionne nos comportements.

Il n’y a aucun mal à tuer.

Ce qui est mal, c’est de perdre quelque chose qui ne se gagnera plus.

Donc, ce qui est bien, c’est de gagner ce qui a été perdu.

J’ai perdu mon âme d’enfant.

Que savez-vous, monsieur, du moyen de la retrouver sans s’attirer les foudres de la société que vous défendez avec vos grands airs de notable ?

À quoi sert la justice des hommes si elle ne sert à rien, monsieur ?

La vie ne m’ayant pas verni comme vous pensez l’être vous-même, monsieur, pourquoi ne pas tenter le diable qui n’existe que parce que Dieu n’existe pas ?

J’y ai pensé toute la nuit.

Au matin, je n’avais encore tué personne, mais j’étais parfaitement préparé pour passer à l’acte sans me poser VOS questions et non pas les miennes.

J’avais sacrément avancé.

Je ne pouvais plus reculer.

J’attendis l’heure, c’est-à-dire le moment qu’il choisissait chaque matin pour se rendre à son travail.

J’étais donc assis sous un olivier.

Je mangeais des olives et ce qui restait d’une omelette conçue la veille par celle qui me servait avec parcimonie.

Pas de couteau, ni de fusil, mais une pierre que je pouvais soulever au-dessus de ma tête sans grogner comme un forçat.

Un chien me regardait de loin, assis lui aussi sous un olivier.

Il attendait un signe. Nous ne partagions pas la même attente, mais nous attendions. Mon geste le ferait fuir à toutes pattes !

Un homme passa. Ce n’était pas lui.

Un autre homme, puis une femme, plusieurs enfants qui lisaient dans un livre, et un chien qui reluqua l’autre chien sans le déranger.

Le matin, l’esprit est clair comme de l’eau qui dort.

Je voyais la suite.

La comédie que je jouerais devant les autres pour m’épouvanter avec eux.

Cette duplicité qui était ma seule vraie nature.

Condamnez-moi pour elle, monsieur, si vous voulez m’enfermer avec la lie de l’humanité.

C’est comme un venin.

Je ne sais même pas qui me l’a inoculé.

Peut-être moi, à cause d’un mot que je n’ai pas prononcé pour ne pas me trahir. Qui sait ?

Enfin, il arriva.

Il ne trouva pas étrange de me voir, moi, don Ovidio Galvez Cintas, notaire de Polopos, assis en habit d’ouvrier sous un olivier qui ne me ressemblait pas.

Je le laissai passer, idiot que je suis !

Plus personne sur ce chemin maudit. La rage me fit baver. Aimer une femme n’est pas à la portée de tous les hommes.

Je courus.

Je dus enjamber les figuiers de Barbarie.

Descendre pour le rejoindre sur un autre chemin que je connaissais aussi bien.

J’aperçus sa chemise, le dos à peine voûté, les boucles de cheveux rouges dans le cou. Voilà l’homme qu’elle prétendait aimer si on le lui demandait !

Monsieur, j’ai frappé sans ménager mon effort.

C’était si facile que je crus m’être frappé moi-même.

Le corps roulait dans la poussière, agité comme un linge dans le vent, se couvrant petit à petit de ce sang que je m’étais promis de ne pas faire couler. J’écrasai le visage sans le regarder.

Il cessa de geindre, puis de bouger.

Quel silence ! Et quel calme ! Quelle soif de nouveauté ! J’avais atteint mon but, en ce jour qui aurait pu ressembler à tous ceux que j’avais connus pour mon malheur.

Je détruisis la tête.

J’avais commencé par la tête, je m’en étais tenu à elle et j’achevais de la détruire avec une rage qui fit trembler la terre sous mes pieds.

Et personne sur le chemin, pas même sous les arbres, ni sur les crêtes grises où des oiseaux se chamaillaient pour une autre raison.

J’emportais la pierre avec moi.

En ces temps de police scientifique, il faut une grande présence d’esprit avant de quitter les lieux qu’ils appelleraient une scène du crime.

Mais avant de m’enfuir, je plongeais ma main dans la poitrine ouverte pour saisir le cœur et le presser comme un citron. Il couina.

— Tu es mort ! jubilai-je.

Il devait l’être. Le moindre souffle de vie m’eût humilié. Je courus me mettre à l’abri.

L’inconvénient de ce mode opératoire, comme ils disent, c’est que le sang vous gicle partout. Des milliers de taches qu’il vaut mieux tenir secrètes maintenant qu’elles existent définitivement.

Puis le doute…

Et si ce n’était pas lui ?

Quelle idée ? C’était lui.

J’allais revenir sur mes pas quand un cri m’en dissuada heureusement.

Une femme se dressait sur la pointe de ses pieds en criant un nom qui m’était étranger.

Belle femme que je ne connaissais pas. Qui était-elle ?

Des bergers rappliquèrent, suivis de leurs chiens. Des touristes se relevaient derrière les buissons. Des enfants tombaient des arbres. D’autres femmes laissaient tomber leur linge et arrivaient en s’arrachant les cheveux. J’avais commis mon forfait en présence de toute l’Andalousie !

Quelle peur alors !

Ils prononçaient un autre nom, comme si le mien leur était inconnu.

Doigts pointés dans la direction des pins sous lesquels je me livrais à la peur, une peur noire comme le crime que je venais d’ajouter à la noirceur de l’humanité.

Des hommes arrivaient de toute part. Mon refuge d’ombres et de sève était cerné. Je me jetais sur cette terre qui avait été mienne.

Leurs mains me firent mal. Je ne résistais pourtant pas. J’étais comme un enfant qui renonce à avoir raison parce que les coups lui font mal.

On me traîna, je crois. En pleine lumière.

— Je l’ai vu, je vous dis !

— Non ! Pas don Ovidio !

— Vous savez bien que c’est lui !

— Nous en parlons depuis longtemps. Ça devait arriver.

— Mais cette femme n’est pas…

— Qui êtes-vous, malheureuse ?

La même chemise, les mêmes boucles rouges dans le cou, cette manière de se voûter pour arpenter le chemin… Je m’étais trompé de victime !

— Il lui a arraché le cœur ! Comme ses ancêtres mayas !

Mes genoux saignaient dans les cailloux. Quelqu’un riait, s’excusant sans cesser de rire, flûtant dans l’air chaud qui empoissonnait les esprits.

Le visage de la femme m’apparut alors. Je ne la connaissais pas. Elle ne parlait même pas notre langue, mais la vôtre, monsieur. Et je venais d’envoyer son homme ad patres. De plus, j’étais prisonnier.

Une voiture cala sur le chemin, envoyant des cailloux dans les visages. Je voulais secouer mes cheveux à cause de la poussière. Je voulais boire !

Une main déchira la chair sur mon épaule. Je criais pour ne plus les entendre. Puis mes dents mordirent le cuir d’un siège. Il me sembla que la terre se soulevait. Le moteur hurlait. J’étais soumis à la force centrifuge impliquée par les virages que je connaissais bien. On entra dans Polopos dans un concert de cris.

Puis la voix tranquille d’un homme.

— Asseyez-vous là, don Ovidio. Vous êtes sous ma protection. Vous me connaissez. Ne craignez rien. Un peu d’eau vous fera du bien.

C’était de l’eau fraîche. Je reconnus la saveur de nos sources. Ma vie venait de basculer dans un vide étrange. Je n’étais plus moi-même. Quel homme avais-je massacré ? Quelqu’un m’avait arraché la pierre des mains. Je pris un air malheureux comme tout pour dire que j’avais mal.

— Ce n’est rien, don Ovidio. Des égratignures. La peur.

Mon premier crime. La première fois que je tue et sans doute la dernière.

— Arrêtez, don Ovidio ! Ce n’est pas le moment !

Pas le moment de se caresser en pensant à elle. Voilà ce que voulait dire ce gardien de la paix. Et je lui obéis comme s’il venait de dire ce qui convenait à la situation.

J’entrai dans une pièce sans fenêtre. La porte se referma, allumant du même coup une petite lumière dans le plafond, petite et inaccessible dans son étui de verre dépoli.

De l’autre côté, une femme pleurait et criait vengeance.

On lui donnait de l’eau, faute de mieux.

On lui demandait si elle avait assisté à la tragédie.

Je ne comprenais pas sa réponse. C’était un mystère pour moi. Je m’immobilisai pour ne rien perdre de la scène qui se jouait derrière la porte.

Ils parlaient peu. La femme reniflait. En tendant un peu l’oreille, je pouvais entendre le ventilateur. Couvert de mouches mortes qu’il était ! Et depuis longtemps. Je connaissais les lieux. Qui ne les connaît pas ?

Tout devint presque silencieux. Le trou de la serrure se fermait et s’ouvrait.

— Comment voulez-vous que je l’empêche de se branler !

Femme réduite au silence, qui es-tu ? Et qui est cet homme que j’ai tué à ta place ?

Il n’y a pas d’autre réponse dans ce monde qui n’est pas le mien.

J’avais la force de tout imaginer pour me sauver.

Je m’endormis.

L’homme qui me réveilla ne le fit pas sans douceur. Il avait pitié de moi.

— C’est l’heure, don Ovidio. On va vous conduire à El Acebuche. Comme vous n’avez pas de famille, j’ai pris la liberté de prévenir votre cousine. Elle a finit de pleurer. Elle ne pleurera plus.

À quel dialogue songeait-il ? Je me tus et le suivis. La nuit était tombée depuis longtemps. Personne sur la place. Les fenêtres n’éclairaient plus les rues. Mais quel vent !

Plus loin, tandis que la voiture traversait une infinité d’aloès, je me mis à pleurer, mais comme un enfant qui ne sait pas ce qui va lui arriver maintenant que les hommes sont en colère après lui.

On me laissa pleurer.

Un avion répandit ses feux avant de se poser.

La grande statue de l’Indalo projeta son ombre sur le capot, puis à l’intérieur de la voiture, et je la regardai se fondre lentement dans la nuit qui s’éloignait avec elle.

L’accident eut lieu peu après, au détour d’un rond-point que le chauffeur négocia à trop grande vitesse.

Il arrive ce genre de chose même aux plus guignards, monsieur.

Je m’attendis à une mort par écrasement, sans doute parce que je venais d’écraser une tête et que je trouvais parfaitement juste de subir le même sort. Il n’en fut rien.

Projeté à l’extérieur du véhicule, comme le précise le rapport que vous avez entre les mains, je m’enfonçai dans une autre nuit, plus douloureuse que prévue, mais sans la mort que je ne pouvais pas confondre avec les pierres du désert et les pointes acérées des aloès.

Étendu sous la lune, j’attendis de mourir dans la plus atroce des souffrances.

Il me sembla qu’une jambe manquait à mon agonie. Membre fantôme que je voyais, en imagination, s’agiter comme la queue d’un lézard. Mais je ne sauvais pas ma peau. Je profitais d’une dernière douleur plus inhumaine que celles, nombreuses et reconnaissables, que j’avais subies durant mon existence de minus habens.

Je l’ai déjà dit, et vous le constatez, monsieur, je suis un homme fort, bien bâti par la nature à défaut de l’être par moi-même comme cela aurait dû m’arriver si je n’avais pas été, comme dit le poète, foutu d’avance.

Mes jambes sont solides, mes bras supportent des efforts que vous n’imaginez pas et ma tête est plus dure que toutes celles que j’ai rêvé d’écraser après les diverses et nombreuses humiliations que le destin ne m’a pas épargnées.

Je parvins à me relever.

Debout, j’étais en face d’un aloès plus grand que moi. Il me faisait de l’ombre, ce qui me dissimulait, car plus loin, on geignait, peut-être à l’agonie, ce qui ne me concernait pas.

Je considérai alors les montagnes. Elles se dressaient dans un ciel clair et noir, comme dans un tableau de peinture.

Je fis ce pari fou (encore un signe) de les atteindre avant d’être rattrapé par la justice.

Qu’y recommencerais-je, je ne le savais pas.

Ce n’était pas le moment d’y penser. Je courus, ayant cette force.

J’ignore comment le jour m’a retrouvé sur ce chemin étrangement libre de toute contrainte.

Au matin, je grimpais déjà, en parfaite condition physique.

Je bus à une fontaine et trouvais même à cet endroit une de ces bouteilles de plastique qui polluent nos environnements ancestraux à la fois de leur matière imputrescible et de leurs reflets inaltérables.

Un gaillard de mon espèce peut survivre à la faim. Mes mains sont capables du pire, comme vous le savez. Les animaux libres de cette terre me serviraient comme leur maître.

De plus, je n’ai pas peur de l’homme, que je sais pouvoir tuer.

Et pour la première fois de mon existence, j’avais eu de la chance.

L’avenir m’appartenait !

J’escaladais toutes les pentes sans ressentir aucune fatigue.

Il ne manquait qu’une femme à ces exploits.

J’en trouverais peut-être une.

Je ne ferais pas le difficile.

Je ne me fabriquerais aucun problème pour compliquer ce qui m’apparaissait maintenant comme la simplicité même.

À midi au soleil, j’atteignis les deux mille mètres d’altitude.

La lumière m’envahissait. J’offris ma semence à ces pierres.

Je ne redescendrais jamais ! me dis-je.

Arrivé au sommet de je ne savais quelle montagne, je pourrais peut-être me jeter dans le vide pour en finir avec cette souffrance.

Pas d’autre perspective mentale, monsieur !

Je pouvais rêver, mais aussi mettre fin à mon rêve.

Pourquoi avais-je tendance à oublier la femme qui m’avait inspiré le pire des tourments qu’un homme puisse affronter au seuil de la vieillesse ?

Et qui était cet homme que j’avais assassiné à la place de celui dont la mort m’aurait sauvé de la décrépitude ?

Sous les amandiers, je pensais à cette femme que j’avais trouvé belle.

Jadis, on s’aventurait dans le monde suite à des distorsions de la réalité, volant seulement le bien d’autrui et se retrouvant sur les grands chemins qui mènent quelque part où tout se met à exister de nouveau avec d’autres peuples et d’autres raisons d’exister.

Aujourd’hui, on monte le plus haut possible et on finit par se jeter dans le vide pour toute aventure.

Ce n’est guère réjouissant, monsieur. C’est même triste.

Mais je suis lâche, monsieur, vous le savez.

Et si j’ai survécu à cette ascension vertigineuse, vous vous doutez bien que ce n’est pas grâce à mon courage.

Alors les questions du genre Qui était cet homme ? Qui était cette femme ? Pourquoi me suis-je trompé de victime ? Pourquoi ai-je eu la chance de ne pas mourir comme j’aurais dû mourir dans un accident de voiture ? Etc. Je ne me les pose pas, monsieur. Mais je vous les pose pour que vous y répondiez dans la solitude de la réflexion qui vous conduira à me condamner ou au contraire (je ne me fais aucune illusion) à me pardonner comme vous le conseille votre religion.

Vous savez que je ne me suis pas jeté dans le vide (d’ailleurs, quel vide ?) puisque je suis là devant vous, moi l’auteur de trois crimes dont le premier vous est maintenant connu dans les moindres détails.

Ce que vous devez savoir maintenant que vous êtes bien informé de mes débuts dans ce qui est peut-être une science, c’est que la colère m’a quitté au contact de ces montagnes franchies à la force de mon corps.

Parvenu à ce que je considérais comme le sommet de mon ascension, j’ai respiré pour la première fois de ma vie une véritable tranquillité et non plus les relents d’un simple intervalle de repos.

Je n’avais plus rien à faire dans ce monde et toutes les raisons de me jeter dans ce vide qui ne m’apparaissait pas aussi clairement que je l’avais pensé en montant.

Trouver une raison de survivre à une pareille angoisse n’est jamais une mince affaire.

Je suis un homme simple. Rien ne peut compliquer mon existence comme ces instants de privation. J’ai alors envisagé le plaisir sous les espèces d’un dernier trait à tirer sur mes raisons de vivre.

Mais n’anticipons pas.

Là-haut, le ciel ne contenait plus rien.

Les bords, roche dure et froide, se diluaient dans des perspectives hallucinantes.

Jamais je n’étais monté si haut.

Jamais avec autant de rage.

Mes mains saignaient et je les léchais, goûtant à ma propre chair alors que le vent parcourait l’ombre où je n’osais pénétrer de peur d’y retrouver des raisons de m’en prendre à mon instinct de survie.

Je savais où j’allais. C’était peut-être une erreur de retourner sur les lieux d’un autre sacrilège. Comment ne pas se souvenir de ces moments d’errance ?

Des chiens étaient sur ma trace. Je les entendais. Ils me retrouveraient plus loin, à l’endroit où un chemin est arrêté par la roche.

Car il fallait maintenant que je redescende si je voulais survivre.

De l’autre côté de la Sierra, le désert n’est que plaies grises et éruptions de basalte. Des bouquets d’arbres signalent la présence des hommes.

Pas une maison dont le blanc cisaille l’ombre, pas à cet endroit qui glisse vers le fleuve noir qui n’est qu’un lit de roches et de broussailles.

La maison d’Ochoa n’était qu’une moitié de maison. Une moitié à lui, qu’il tenait de son propre travail, et l’autre moitié à moi, car cette terre m’appartient depuis que je l’ai achetée.

Le troupeau m’appartient aussi, et les oliviers des adrets, la source qui alimente plus d’un village et ces coteaux où le gibier se chasse avec ma permission.

J’ai beaucoup changé depuis mon enfance, monsieur.

Je n’ai pas vécu l’émigration comme tous les gens que vous avez rencontrés en venant me chercher pour me livrer au deuil d’une fillette.

N’anticipons pas, il vaut mieux.

Ochoa me vit le premier. Il aurait pu me tuer d’un jet de pierre. Ces bergers savent viser. Il me héla, grosse voix que la fumée du tabac travaille dans le sens du silence.

Puis nous nous enfermâmes dans sa maison qui est aussi la mienne, bien que je n’y sois pas chez moi. Il savait déjà tout. Télévision !

— Ils viendront ici, don Ovidio. Ils cherchent partout où on a l’habitude de vous trouver, ici et ailleurs.

Je bus. Pas de vin à cette altitude. Le petit lait d’une existence consacrée à un travail qui ne rapporte rien, mais qui nourrit. Et la paix surtout !

Ochoa rit. Il connaissait cette paix, et la misère qui la crée.

— Je ne sais pas ce qui m’a pris.

— Personne ne sait ce genre de chose, don Ovidio.

Je ne pouvais pas m’éterniser dans cet endroit de rêve.

Pas même dormir pour retrouver mes esprits et me consacrer à ma survie. car il ne s’agirait désormais que de ça : survivre malgré les poursuites et les tentatives d’emprisonnement et peut-être même d’assassinat.

Ochoa demeurait distant. Il ne parlerait pas, mais son silence en dirait long. De toute façon, un seul chemin était possible et il descendait vers le fleuve où plus rien n’existait.

— Ils seront là avant midi, dit Ochoa.

Il le savait. Il avait dû apercevoir leur caravane punitive à travers les premiers brouillards, avant que le vent éclaircisse l’horizon sur la mer.

J’étais cuit.

Pas d’arme non plus, car Ochoa ne chassait pas. Il piégeait.

Un homme seul n’a jamais vaincu un troupeau de magistrats.

— Ne vous rendez pas, dit Ochoa. La prison est un enfer. Mieux vaut crever dans un combat.

Je voyais son œil qui me verrait succomber. Il y avait tant de violence dans ses souvenirs ! Ses mains en témoignaient. Elles s’étaient si souvent accrochées à la réalité pour ne pas suivre le corps dans l’enfer des illusions et peut-être même des hallucinations.

Je ne passerais pas le reste de mon existence en supplications. Pas au fond d’un trou alors que mes acquisitions m’avaient sauvé du peu d’héritage auquel la lignée m’avait pourtant condamné d’office.

Comprendre ce simple fait, monsieur, c’est me donner une chance de sauver ma peau. Oublions le deuil.

Mon corps était entré dans un carcan alors même que mon esprit s’adonnait à ces calculs improbables.

Le corps sait d’avance ce que l’esprit découvre quand il est trop tard.

J’ai appris au moins ça, monsieur. Le corps est le premier enjeu et la dernière solution.

Alors Ochoa fit lentement pivoter sa grosse tête d’homme sans foi ni loi, n’ayant pas un seul instant cessé de tendre l’oreille au diapason des chiens qui bifurquaient sur la roche à proximité des pans d’herbe verte.

Ils arrivaient. Ils seraient bientôt là avec leurs questions et leur manière de douter de tout ce que vous leur dites, cherchant l’incohérence et les traces de fiction.

Ochoa redoutait ces rencontres. Il y avait longtemps qu’il avait renoncé à se sortir indemne de ces dialogues qui tournaient mal quelquefois.

Il ne proposa aucune solution. Il ne parut même pas désolé de n’en avoir pas trouvé alors qu’il y réfléchissait intensément.

Dans son esprit, je devais me soumettre sans le contraindre à participer à ma capture d’une manière ou d’une autre, qu’il se mît de mon côté ou au contraire du leur.

Me battre seul était pure folie. Je devais encore compter avec la chance. Je n’avais eu qu’une seule chance ces derniers temps et je ne l’avais pas laissé échapper. Je priais maintenant. Les mains jointes.

Les chiens entamèrent un concert assourdissant. Ochoa grogna pour les calmer, puis il sortit. Non, il n’avait rien vu. Don Ovidio ne venait jamais par ici, parce qu’il n’avait rien à y faire. Il préférait passer son temps libre sur la Côte avec des filles.

— Il n’y a pas de filles ici, conclut Ochoa.

— Pas de filles ? dit un garde en secouant sa poussière.

— Le vendredi seulement, dit Ochoa. Il y en a une qui monte. C’est dans mon contrat. Je ne descends pas à cause de ma jambe.

— C’est bon, fit le garde.

Il tourna le dos et rejoignit la troupe qui attendait sur le chemin, surveillée par les chiens d’Ochoa et trop occupée à retenir leurs propres chiens.

Ochoa avait laissé paraître sa déception, ce qui n’avait peut-être pas échappé au garde. Pas de trace de ruse de sa part, rien d’ingénieux dans ses questions, et Ochoa avait donné des signes de méfiance.

Je suais, froid et ignoble.

Ochoa dit encore quelque chose à propos des filles et le garde secoua la main en riant. Il s’en fichait. Il n’avait pas besoin de payer pour prendre ce genre de plaisir. Il payait un tas de choses, mais pas ça.

Ochoa grogna, ce qui inquiéta les chiens.

Puis la troupe redescendit, emmenant sa poussière et son odeur acide et sucrée, suivie par tous les chiens, y compris ceux d’Ochoa qui ne les rappela pas.

J’étais si froid que je crus à un cauchemar dont je ne pouvais plus m’éveiller.

— Ils ne m’ont pas cru, dit Ochoa. Ils vont se diviser pour nous faire croire qu’ils s’en vont, à cause de la poussière. Mais la moitié d’entre eux est déjà en train d’escalader les hauteurs.

— Les chiens les trahiront !

— Les chiens ne vous connaissent pas. Vous sentez la peur d’être pris et d’avoir à expliquer ce que vous avez fait à cet homme qui ne vous avait rien fait de mal. Pauvre femme. Elle est sortie du poste de police une cigarette aux lèvres, marmonnant on ne savait quelles paroles qui semblaient la faire souffrir. Personne ne peut souffrir à sa place maintenant, don Ovidio.

— Je l’ai tué parce que… J’ai mes raisons !

— Vous n’en avez pas, don Ovidio. Elle voudrait comprendre et vous n’êtes pas là pour lui expliquer. Je connais cette femme. Quelqu’un est venu chercher son enfant pour l’éloigner de ce sang. Il faut lui expliquer ce que vous avez fait, don Ovidio. Elle a besoin de comprendre. Pas moi.

— Vous songez à un procès ?

Je devais avoir l’air furieux, une fois de plus. Mais on ne tue pas Ochoa.

— J’irais lui parler !

— Vous ne pouvez pas faire ça non plus, don Ovidio. Il faut partir maintenant. Ils vont arriver dans moins d’une heure. Il faudra se montrer discret. De là haut, ils peuvent voir à peu près tout ce qui se passe ici. Ils ne veulent pas se battre, juste vous prendre et ensuite rentrer chez eux sans une égratignure.

— C’est ce qui se passera, mais je ne serai pas pris ! Pas de sitôt en tout cas ! Montrez-moi le chemin.

Nous nous postâmes derrière la fenêtre, soulevant à peine le rideau. Pas de reflets, car pas de vitres. Deux barreaux projetaient leurs ombres sur le visage crispé d’Ochoa.

— Ils vont se douter de quelque chose s’ils me voient comme ça, dit-il, rectifiant l’expression qui devint presque joviale. C’est par ici qu’elle arrive chaque vendredi.

— Je vois…

— On est vendredi, don Ovidio. Elle ne va pas tarder. À mon avis, ils la retiennent pour lui poser des questions, mais quelles questions pourraient lui faire dire ce qu’elle ne sait pas…

Nous attendîmes. Ochoa se mit à rêver, exactement comme il le faisait chaque vendredi à cette heure. Là-haut, ils surveillaient ses moindres gestes, mais ne devaient pas percevoir cette lubricité, laquelle n’était pas jouée pour la circonstance, mais parce qu’Ochoa ne cachait pas son désir.

Moi aussi je bandais. C’était nouveau pour moi. Non pas l’érection, mais les circonstances qui la justifiait.

Elle arriva enfin. Ochoa estima que j’avais une minute pour prendre la tangente de cette scène d’amour. Je filai exactement comme il me l’avait dit. Ils n’y virent que du feu.

J’entendis la porte se refermer alors que j’avais pris soin de ne faire aucun bruit en l’ouvrant. Il manquait un bruit à leur observation, mais ils ne s’en inquiétèrent pas le moins du monde. Le rideau retomba. J’étais loin.

Quelle confusion ! Ma queue avait appris à bander pour d’autres raisons que celles que je connaissais par habitude du spectacle de la femme.

N’ayant aucune chance de trouver un endroit tranquille, j’imaginais que j’étais en train de vivre les derniers moments d’une existence conclue assez bêtement par un crime de sang et la fuite qui s’ensuivait au fil d’une espèce de redécouverte du plaisir d’éjaculer, si tant est que l’érection inspirée par tout autre chose que la femme annonçait des heures, voire des jours d’une nature insoupçonnée.

Je ne devenais pas fou, ni même idiot.

J’étais encerclé, sur le point de devenir prisonnier, mais les mains libres et l’esprit assez vif pour inventer de nouvelles raison de prendre plaisir.

Le vieillard qui arrive au bout du rouleau n’a pas ce choix. Il s’abandonne au gré d’un désespoir que seule la foi peut adoucir, si la douceur a quelque chose à voir avec l’angoisse.

Moi, je vivais peut-être mes derniers instants de liberté, mais j’en connaissais maintenant les raisons et je ne doutais pas d’avoir la force d’en finir avec la vie dès que cette liberté d’action me serait interdite.

La vie, si elle vaut le coup d’être vécue (comme je le crois), se termine toujours mieux dans l’action que dans la connaissance.

Mais je conçois que les idées de morale avec lesquelles on termine le plus souvent son séjour dans le monde ont tout de même plus de pertinence sociale que toutes les érections prenant la forme d’œuvres d’art, lesquelles sont difficilement à conseiller aux enfants qui posséderont finalement tout ce qui nous appartient aujourd’hui. Je parle comme un notaire.

Mais dès qu’il s’agit de sauver sa peau le plus longtemps possible et avec un maximum de jouissance, tous ces discours ne valent plus rien et c’est alors le corps qui prend toute la place.

À condition d’avoir un corps à la hauteur des circonstances, ce qui, je l’ai déjà dit, est mon cas.

Fort de mon héritage physique et de mes acquisitions vénales, j’aurais pu continuer de croître sans me soucier des autres.

Mais après ce qui m’arrivait relativement à la justice des hommes et au deuil des victimes, il ne me restait plus que mon corps, nouveau et fidèle à la fois, et quelques secrètes réserves financières qui augmentaient sensiblement mes chances de m’en sortir.

En fait, j’étais sûr de m’en sortir finalement.

Je retournais à Polopos dans cet état d’esprit.

Télévision !

Personne n’avait pensé que je pourrais revenir chez moi le lendemain du jour où ma colère avait était apaisée par l’expérience du meurtre.

Ils regardaient la télévision au lieu de bavarder comme d’habitude sous les porches ou aux alentours de la fontaine que des enfants troublaient de leurs jeux équivoques.

Je vis que la façade de ma maison était éclairée par un projecteur accroché de l’autre côté de la rue, comme pendant les jours de fête où j’apparais au balcon pour saluer une copla.

Ce silence de mort me parut comique.

Je n’ai pas le sens de la tragédie, même si je suis censé avoir vécu le massacre prodigieux de tout ce que j’avais créé de mes propres mains pour exister à bonne distance du bas de l’échelle sociale.

Nous ne rions jamais assez de ce qui nous arrive pour peut-être témoigner qu’autrement il ne nous arrive rien.

Sous les toits, les tourterelles secouaient leurs ailes.

L’eau formait un arc d’argent sous la lumière oblique, forcément oblique et comme figée par la nuit environnante.

Je suis resté là une bonne heure, non pas à me lamenter comme j’aurais mérité de le faire, mais à repenser le déroulement des faits tels qu’ils s’étaient produits en dehors de ceux que j’avais moi-même perpétrés.

L’homme que j’avais « sauvagement » assassiné venait de loin, d’aussi loin que j’étais moi-même capable de concevoir les lointains horizons de cette Andalousie engloutie.

On les voyait, lui et sa femme, chaque été à la même époque, au plus fort de la canicule.

Ils possédaient une maison qui avait appartenu à quelqu’un d’important qui n’a plus aucun pouvoir ici-bas maintenant que sa descendance s’est éteinte. Autre histoire, mais ce n’est pas la mienne.

L’homme et la femme avait un ou deux enfants. Deux, je crois, mais n’était-ce pas plutôt un ? Je ne saurais dire pourquoi.

Ils ouvraient toutes les fenêtres, laissant la lumière et la poussière les envahir le jour comme la nuit.

Mais d’ici, on ne voit pas cette maison. On ne voit pas même les arbres qui la bornent, couleur de cendres et oiseaux immobiles.

Pourquoi portait-il la même chemise, pourquoi les mêmes cheveux rouges et ces boucles que je reconnaissais toujours ? Je n’en sais rien.

Elle portait des robes blanches, jaunes vues de près, d’un jaune qui contenait le vert de son pays de fleuves et de montagnes peuplées d’autres oiseaux moins ostensibles.

Jamais je ne l’avais regardée comme on s’intéresse à une femme pour peut-être s’imaginer que son corps est une offrande facile.

Jamais on ne me vit lui parler pour lui dire autre chose que le bonjour ou pour la renseigner vaguement sur les mœurs et les pratiques locales.

Je traversai la nuit.

On arrive au-dessus de la maison, au milieu de la hauteur des arbres.

Les oiseaux se ressemblent.

Elles lisait, assise sur une marche de l’escalier qui monte vers l’entrée, une lampe éclairant le livre et une moitié de son visage.

J’ai tout de suite pensé à la faire souffrir.

Puis elle est rentrée, laissant la lampe s’éteindre. Cette fois, pas d’enfant pour s’attarder encore un peu au bord de la nuit.

Tout est devenu noir et transparent. Je ne pouvais pas rester là à attendre qu’on vienne me cueillir comme un fruit trop mûr pour être mordu par de belles dents.

Extrait de MARVEL

 

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