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Livre deuxième
Chapitre XXXVI

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 Article publié le 6 mars 2006.

oOo

DIMANCHE

 

À Paris, une jeune fille en jupe écossaise, qui portait de grosses chaussettes de laine et un bonnet à pompon, perdit connaissance sur le parvis de l’église Saint-Benoît. Fred compta le monde qu’elle attirait, fit une soustraction et constata qu’il y avait plus de femmes que d’hommes. Comme il tentait d’affiner son calcul en excluant les enfants et les vieillards, un policier lui demanda gentiment de le suivre. Fred rendit son chapeau à un vieil homme qui le cherchait et suivit le policier qui lui parlait de la pluie et du beau temps. Le soleil éclairait une moitié du boulevard Saint-Germain, mais le policier traversa la rue et Fred trouva l’ombre aussi peu accueillante que possible. Il s’en plaignit sans parvenir à interrompre le policier qui savait où il allait, il l’avait affirmé en se grattant un menton lisse comme l’écorce d’un citron. Au bout de cinq minutes à peine, temps que Fred jugea incompatible avec son attente, ils entrèrent dans un poste de police et le policier parla de Fred à un autre policier qui parlait dans un téléphone en secouant nerveusement sa tête. Le poste était désert, à part cet homme qui travaillait debout et une femme en habit de lumière qui s’adressait à lui en termes peu amènes, voire vulgaires. Fred aimait les femmes à condition qu’elles n’allassent pas trop loin.

- Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda le policier.

Fred dit qu’il savait toujours ce qu’il voulait dire et qu’il ne s’adressait jamais qu’à lui-même.

- C’est ça ! dit la fille. Allez tous vous faire enculer.

Le policier qui téléphonait dit au policier qui ne téléphonait pas (une manière de les distinguer sans risquer l’erreur fatale qui met fin au jeu) qu’une voiture allait arriver et il posa le combiné du téléphone en s’asseyant. Il y avait donc un policier assis et un autre debout. La fille riait aux éclats.

- Pov’ type ! fit le policier assis.

Il devait être au courant. Il avait beaucoup de travail ce matin. Il secouait un crayon et le plantait de temps en temps dans une gomme. Le policier qui attendait debout que la voiture arrivât sifflotait en reluquant les jambes de la fille. Il devait s’imaginer qu’elle accepterait de se laisser caresser s’il faisait quelque chose pour elle. Fred demanda la permission de s’asseoir et elle lui fit une place sur la banquette trouée de brûlures de cigarette. Fred commença à raisonner.

- Je ne suis pas ici contre ma volonté, dit-il à la fille.

- C’est pas comme moi alors, dit-elle. On peut fumer ?

Le policier qui était assis dit non. Le policier qui était debout sortit fumer dehors et la fille bougonna en regardant les grosses chaussures de montagne de Fred. Il aimait les lacets rouges et la possibilité de rouler les chaussettes comme un alpiniste. La fille ne connaissait pas d’alpiniste, mais elle avait eu des rapports avec quelqu’un de haut placé.

- Tu raconteras ça au juge, dit le policier à la gomme.

Il travaillait sans arrêt, ce qui est rare pour un policier, remarqua l’autre policier qui se tenait sur le seuil, fumant sa cigarette à bout de liège. La fumée entrait.

- C’est mes clopes, fit la fille.

Elle ne se révoltait pas. Fred songea qu’il se serait révolté si on l’avait forcé à entrer dans cet endroit sans intérêt, mais il n’était pas une fille et encore moins une péripatéticienne essentialiste. La voiture arriva. C’était une ambulance.

- Il y a erreur, dit Fred en s’approchant du guichet derrière lequel le policier s’assit pour travailler avec sa gomme et son crayon.

- Ce s’ra pas la première ! gloussa la fille.

- Vous vous êtes trompé, continua Fred. Je ne porte pas de jupe écossaise !

Le policier qui fumait baissa ses gros yeux de batraciens. Fred se sentit abandonné. La fille croisa ses jambes et fit comme s’il n’existait pas. Deux types en blouse blanche attendaient sur le seuil.

- C’est le jeune homme dont je vous ai parlé, dit le policier à la gomme.

- Oui, admit Fred, mais vous vouliez parler de cette pauvre fille qui est tombée à Saint-Benoît. Je peux témoigner si vous voulez...

- On y va ? demanda une des blouses blanches.

Fred ne demanda pas où. La vie est simple à ce point. Si on ne vous dit pas où, c’est que vous le savez au moins un peu. Deux bras solides le contraignirent à quitter le sol.

- Ça t’apprendra à manger des enfants, dit la blouse.

Fred dit encore qu’il y avait erreur sur la personne. Il ne résista pas vraiment. La blouse n’utilisait pas le dixième de sa capacité à détruire toute velléité de résistance. Fred souhaita alors dormir. Quelque chose se finissait. Ce n’était pas la première fois. Sa vie n’était qu’une suite d’épisodes qui s’achevaient clairement sur une constatation. Elle était loin de ressembler à une odyssée. Ce n’était pas non plus une vie ordinaire, il en avait conscience. Il salua la fille qui fit vibrer ses lèvres peintes. Le policier qui ne fumait plus lui tapota le cou sans se soucier de la cassure. Fred éprouva aussitôt de la reconnaissance pour cet homme qui l’avait trahi. Il se demanda à quel signe il reconnaîtrait qu’il était en train de vivre le dernier épisode de sa vie. La voiture éclaboussa un passant et disparut dans la circulation, sous la neige.

- Je savais pas que les enfants, ça se mangeait, dit la fille.

Elle frissonnait. Le téléphone sonna.

- Pour toi, Leuvrier, dit le policier à la gomme.

Leuvrier écrasa son mégot sur le trottoir. Il se déplaçait si lentement que la fille émit l’hypothèse qu’il n’en pouvait plus. Il souleva le combiné et grogna.

- Ouais... Ouais... Ouais... Ouais... Compris.

De l’autre côté, c’était Frank Chercos qui avait passé la nuit dans un lit alors que Leuvrier s’était tapé le cul dans un compartiment qui sentait les pieds. Rose époussetait une lampe. Elle voulait en savoir plus. Frank considéra ces yeux profonds qui trahissaient une certaine dose d’hypocrisie. Rose vida un cendrier dans son carton à poussière.

- Il ne neige plus, dit-elle.

Frank regardait la rue grise qui s’enfonçait dans la pluie. Le pavé ruisselait. Façades imbibées, noires, aux volets clos. Pas une porte exhibant un paillasson. La chambre numéro 11 donnait sur un passé détruit que personne ne songerait plus à retaper pour redonner un peu de vie à cette existence oubliée. Le radiateur glougloutait.

- Si vous voulez déjeuner... dit Rose en sortant.

Elle referma la porte en douceur. Frank les fermait pour les fermer, jamais plus, jamais trop. Il se débarbouilla vaguement devant un miroir borgne ou qui clignait de l’oeil. L’eau était brûlante. Il manipula les deux robinets sans trouver la bonne température. Dehors, la pluie martelait le pavé avec un acharnement distinct de la morosité qu’elle pouvait inspirer. Frank enfila sa canadienne et descendit. À travers les rideaux de la salle à manger, on pouvait voir le carré de lumière jaune de l’église. Il s’y produisait des ombres. Un café le rendit amer ou nerveux. Il fuma plusieurs cigarettes avant de sortir sans avoir adressé la parole à la petite serveuse qui voulait en savoir davantage. Depuis que ce flic était apparu, trois personnes avaient disparu : Fred, le jeune homme au cou cassé qu’elle ne trahirait plus pour trois sous, Anaïs qui dormait et qui ne se réveillerait peut-être plus, et le baron Alberte von K. qu’une ambulance avait emporté au diable. Seule, la petite dame au sac à main vert était revenue. Elle était arrivée dans la nuit et n’avait pas voulu expliquer par quel moyen. Elle avait réveillé le policier. Ni l’un ni l’autre n’avait dormi. Ell ne trouva le sommeil qu’une demi-heure avant l’aube et il était déjà trop tard. Depuis, elle rattrapait le temps perdu et n’en pouvait plus de s’activer comme quatre. Rose était impitoyable question ouvrage. La petite dame au sac à main vert somnolait à une table devant un chocolat refroidi. L’odeur des croissants lui donna un air étonné ou émerveillé, Ell n’aurait su le dire.

- Mangez, disait Rose qui se sentait d’attaque ce matin, comme chaque fois qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.

- Vous ne croyez tout de même pas que Freddie est capable de manger des enfants, dit la petite dame au sac à main vert.

Ce que croyait Rose, personne n’aurait mis sa main au feu pour le répéter. On ne l’avait jamais entendue se confier. Ce qu’on savait d’elle reposait sur des faits, comme dans un procès. Elle déposa deux croissants tout chauds dans la corbeille et emporta la tasse de chocolat pour lui donner un coup de vapeur. Le sifflement du percolateur terrorisa la petite dame au sac à main vert. Ell avait pitié d’elle. La petite dame au sac à main vert trempa néanmoins ses lèvres rouges dans le chocolat, sans boire et sans tirer cette langue que Rose voulait délier pour la pendre à son tour.

- S’il se passe quelque chose au château, dit-elle, on finira par le savoir.

Voilà comment elle exprimait son impatience. La petite dame au sac à main vert reposa la tasse et entreprit de mordre un croissant qui se mit à neiger dans le chocolat. Rose était désespérée. Elle posa sa tête obstinée sur une tringle et colla son nez sur la vitre.

- Et Antoine ? demanda Ell sans cesser de travailler dans l’évier.

Elle en parlait comme si elle en savait déjà quelque chose. Rose se décolla de la vitre et pivota sur ses sabots feutrés.

- On ne l’a jamais vu, celui-là, dit-elle en fronçant les sourcils.

Et aussitôt elle se souvint de l’avoir vu au moins une fois dans la cour de l’école. Les enfants se ressemblent tellement ! On n’en distingue à peine les filles. La petite dame au sac à main vert toussa à cause d’une croûte. Elle tenait sa petite main fermée devant la bouche et ses épaules tressaillaient. Rose réfléchissait.

- On n’est pas de la partie. Qu’est-ce qu’on y peut ?

Renonçait-elle ? Ell guettait l’instant propice. L’évier était surmonté de vapeur tournoyante. Le visage de la petite serveuse paraissait dur. La petite dame au sac à main vert le regardait sans se soucier d’être surprise en flagrant délit de curiosité.

- Qu’est-ce que nous attendons ? dit Rose. Au travail !

Elle n’allait plus s’intéresser, du moins formellement, à ce qui se passait ou ne se passait pas. Elle entra dans la cuisine et on entendit le seau à charbon. Ell la voyait descendre à la cave, dans cette demi-obscurité qui sentait le cercueil et la terre. Ces confinements la désespéraient. Elle rêvait toujours d’un lit soyeux dans un air débarrassé des miasmes de la matière vivante en proie à des décompositions locales. La part d’elle-même qui avait commencé à mourir entrait toujours par inadvertance dans cette autre existence qui ne promettait rien au désir considéré comme l’actant d’une comédie de l’anéantissement. La petite dame au sac à main vert savait cela. Il lui suffisait de la voir.

- Vous me donnerez un autre croissant, dit-elle, la bouche pleine et agitée.

Ell admira cette mâchoire minuscule, devinant sa force secrète. Et la petite dame au sac à main vert savait ce qu’Ell était en train de penser. La petite serveuse se rinça longuement les mains, n’arrivant pas à ne plus y penser, puis elle les torchonna vigoureusement.

- Donnez-m’en deux, dit la petite dame au sac à main vert.

- Deux croissants, dit Ell.

Il n’y avait aucune inquiétude sur cette peau. Ell reconnaissait l’inquiétude à sa peau. C’était une question de perception de l’invisible. Elle n’expliquait pas autrement ces intrusions de la réalité dans sa conscience étroite des choses. Le baron de Hautetour entra au moment où les gris imperceptibles qui émergeaient des joues de la petite dame au sac à main vert commençaient à prendre un sens dont elle savait déjà que c’était le seul. Il salua la petite serveuse en bredouillant un compliment et s’assit à la table de la petite dame au sac à main vert. Il mordit mollement dans le croissant qu’elle lui tendait.

- Ce temps nous rend impropres à la réflexion, dit-il. Nous avons besoin de réfléchir sans nous laisser impressionner par ce déploiement de forces contraires. Le juge va débarquer d’un instant à l’autre. Vous savez pour Fred ?

La petite dame au sac à main vert opina de la tête. Sa petite bouche demeura close. On aurait dit une fleur dans la fraîcheur du matin, avec ses pétales repliés et ses gouttes de rosée. Le baron se mit à parler à voix basse. Ell voyait la silhouette de Frank Chercos qui lorgnait les paroissiennes sous le couvert. L’eau se rassemblait au milieu de la place.

- Il attend le juge, dit Rose.

Elle s’était renseignée dans la cave ! Ell déboucha l’évier et attendit qu’il se vidât entièrement avant de le frotter énergiquement. Rose dit "Bonjour !" et le baron se retourna pour lui répondre. Ell était d’avis qu’il ne se passerait plus rien. Elle avait une habitude sereine des croissances temporaires de la rumeur.

- Où couchent les oiseaux quand il pleut ? demanda la petite dame au sac à main vert.

Ell le savait. Elle savoura cette infime connaissance du dehors où elle ne mettait jamais ses pieds sans savoir ce qui pouvait alors arriver. Rien ne surgissait jamais. Tout arrivait en dessous et ce n’était pas toujours inexplicable. La vie n’a pas de sens sans ces petites sources de l’ennui qui dort et du désir qui ne le réveille pas. Elle ne s’ennuyait pas. Ce n’était pas le mot. L’évier reluisait maintenant.

- J’ai appris pour vous, dit la petite dame au sac à main vert.

Le baron leva une main et la reposa sur l’autre. Il mâchait encore sa bouchée de croissant. À moins que ce ne fût sa langue. Ell jouissait d’une minute d’ataraxie. Si ce n’était pas l’ennui, qu’est-ce que c’était ? Une nuance de l’ennui, comme l’insatisfaction ? Les jours de pluie, elle redoutait que le sommeil ne la surprît en pleine méditation, entre deux travaux exutoires. Il y avait aussi le dégoût, mais n’était-ce pas se raconter des histoires que de se croire dégoûtée ? La petite dame au sac à main vert et le baron formaient un couple. Rose et moi sommes seules. Il n’y avait pas d’autres nuances, peut-être une aberration chromatique quand elle s’attardait et que son visage semblait ne plus lui appartenir. Rose connaissait cette tendance à la disparition. Dématérialisation du plaisir, songea le baron. Il avait eu, disait-il, une peur bleue.

- Il ne le relâcheront plus, dit-il en serrant les poings. Je m’en charge !

- Vous avez deux heures, ma petite, dit Rose d’une voix enjouée.

Ell jeta son tablier sans se soucier de l’impression qu’elle donnait. Le dimanche, elle serait sortie toute nue pour aller à la messe.

- Toute nue ! s’étonna la petite dame au sac à main vert.

Rose répéta "toute nue" et retourna derrière le comptoir. Ell s’éloignait dans la direction opposée à l’église.

- Si je comprends bien, dit Rose en alignant des bouteilles sur le zinc, le Bois-Gentil est toujours à vendre.

- Vous êtes intéressée ? demanda le baron qui regardait la petite serveuse courir sous la pluie en faisant gicler l’eau des flaques.

- J’ai mon chez-moi, dit Rose.

- Un investissement, proposa le baron.

Rose haussa les épaules et Ell continua de traverser la pluie sans se soucier de son corps qui se donnait, le baron en était certain. Ce qui le convainquait, c’était l’apparente indifférence de Rose qui lui retournait son argument.

- Il y aura toujours du monde, dit-il.

- Oui, dit Rose, mais la question est de savoir si nous aurons toujours les moyens d’entretenir ces toitures qui menacent de s’effondrer et de donner un petit air de fête à nos jardins envahis de ronces et d’orties.

- De ronces et d’orties, chantonna le baron. Nos jardins envahis/de ronces et d’orties. Il y a un poète en vous, Rose. Vous le savez ?

Il lui avait déjà posé la question et elle n’y avait pas répondu, ce qui lui donnait une bonne raison de la laisser toujours sans réponse. Elle sourit néanmoins. Ell disparaissait dans la rue qui montait, montait. Où allait-elle ? demandait la petite dame au sac à main vert sans susciter la moindre attention de la part de ces deux personnages, Rose et le baron, qui semblaient communiquer par l’entremise de la petite jouisseuse qui s’en allait sous la pluie.

Ell allait au Bois-Gentil. Elle en possédait la clé. Elle avait décidé de se pendre par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Voilà où elle était, ta victoire ! Le baron réprima un frisson qui lui eût été désagréable de laisser percevoir.

- Qu’est-ce qu’il tombe ! cria Frank Chercos en entrant.

La porte demeura assez longtemps ouverte pour qu’on s’informât que celle de l’église était fermée. Rose tendit une oreille émue à un cantique qui subissait les distorsions de la pluie. Le policier serra la main du baron et déclina une invitation à participer à une relation qui lui paraissait sans doute peu engageante. Il commanda un café. Rose ne souhaitait plus le quitter. Elle se tint debout entre la table qu’il occupait et la vitrine dont elle releva le rideau en le nouant. C’était beau la pluie !

- La route est coupée, dit Frank Chercos. Préparez vos chandeliers.

- Nous finissons toujours par nous sentir seuls et mal-aimés, dit le baron.

Frank ignorait de quoi il parlait. Il s’intéressait rarement aux confidences si elles ne constituaient pas clairement des aveux et à la condition qu’il pût les considérer comme judiciaires. Sinon, il s’en foutait. Rose eût aimé posséder cette technique de l’autre. Elle ne connaissait que son commerce.

- Elle va prendre froid, dit le policier.

Ell marchait maintenant, et l’eau des flaques ne giclait plus sous ses pieds. Elle était engoncée dans son imperméable transparent, pliée comme une virgule au milieu d’une phrase. Frank décida de la rejoindre. Rose n’eut pas le temps de lui dire qu’il s’en allait en oubliant son briquet. Elle actionna plusieurs fois la pierre et la lueur se fixa un moment sur sa rétine, formant une tache dans la rue qui montait derrière Ell qui n’allait pas plus loin que la poterne du boucher. Frank mit longtemps à apparaître et la lueur bleue s’évanouit. Il était en train de parler à la vitre jaune d’une voiture arrêtée au milieu de la place. Il revint en courant et entra avec une femme à son bras. Elle était un peu échevelée. Elle se repompona devant un miroir, inclinant une tête qui surveillait au lieu de regarder. Frank tenait la chaise, prêt à la glisser sous ce popotin qui ne le laissait pas indifférent. Elle couina un bonjour et accepta l’élégance un peu contrainte du policier qui demanda la permission de s’asseoir. Elle ne lui fut pas refusée. Rose s’approcha, traînant sur ses sabots aux semelles de feutre. La femme demanda un thé et Frank fit non ou merci du regard.

- Imaginez que je ne puisse pas rentrer avant demain, dit la femme qui frissonnait en regardant le personnage immobilisé par la pluie.

Frank jeta un oeil sur la petite serveuse qui semblait plutôt avoir perdu une chaussure.

- De toute façon ! fit la femme en froissant son foulard.

Son immaturité fascinait Frank. Elle s’adressait à elle-même, peu soucieuse du jugement qui était en train de se former dans la tête du policier.

- J’ai cru y laisser la peau ! continua-t-elle.

Elle accueillit le café avec un grand sourire qui découvrit une langue si rouge que Rose crut la voir saigner, mais la femme était si consciente de cette couleur qu’elle en expliqua immédiatement la raison. Frank observa d’un oeil passif la boîte de pastilles au jus de betterave et emboucha une cigarette pour ne pas y goûter.

- Vous n’arrivez pas au bon moment, dit Rose qui voulait se montrer sympathique.

- Ah ! Ah ! Ah ! rit la femme. Je ne suis jamais la bienvenue !

Elle montrait une gorge de poulette qu’on va égorger.

- Merde ! dit-elle dans sa main. J’ai oublié ma serviette dans la voiture.

 Rose observa Frank qui ouvrit la portière. La pluie le harcelait, martelant son dos imperméable. Il revint avec la serviette et la femme la posa contre le pied de la table, pour qu’elle s’égouttât, expliqua-t-elle. Le baron se décida enfin à présenter ses salutations à la dame.

- Vous remplacez Qand, si j’ai bien compris, dit-il en retenant la main qui se tortillait.

Il ne produisait pas d’autre impression sur les femmes.

- Oui mais, dit.elle, je m’appelle Alice.

Il parut suffoqué.

- Vous ne ferez pas grand-chose aujourd’hui, dit-il d’un air étrangement amusé.

- Pardi ! s’exclama Rose. Un dimanche !

Alice plongea une main experte dans la serviette et en sortit un dossier bleu. Le baron se pencha pour en lire l’intitulé.

- Vous savez ce que je penserai de vous si vous m’avez dérangée pour rien, dit-elle au policier.

- Oh ! Oh ! fit le baron.

Il l’agaçait, mais elle semblait décidée à le supporter. Dans la rue, le personnage luttait contre une difficulté impossible à deviner à cette distance. La pluie battante ajoutait encore à l’incompréhension.

- L’enfant est mort d’un arrêt cardiaque provoqué par une température élevée, dit Alice qui lisait dans le dossier.

- Chaise électrique ? demanda le baron.

- Four à micro-ondes, dit-elle. Vous voulez voir ?

Le baron examina longuement le dossier. Frank ne voyait plus la petite serveuse.

- Et vous croyez que Fred possède un four à micro-ondes ? demanda-t-il comme si rien ne pouvait plus arriver à la pluie.

- Madame nous le dira, siffla Alice.

La petite dame au sac à main vert grimaça de douleur.

- Je me demande où elle va, dit Frank.

Alice regarda la rue qui s’achevait dans la brume.

- Chef, dit Frank en tapotant l’épaule du baron, je vais faire un tour, si vous le permettez.

Il sortit. Et Rose monta dans le grenier. Les tourterelles l’accueillirent par des battements d’ailes. Elle marcha à croupetons jusqu’à l’oeil de boeuf qui était son observatoire. La pluie rageait sur l’avant-toit. Frank courait sous la pluie. Ell attendait sous le linteau de la poterne du boucher. Il ne mit pas longtemps à la rejoindre. Ils semblèrent se disputer. Ell agitait un foulard. Puis ils se mirent en route et atteignirent le réservoir d’eau dont la coupole rutilait. Ils allaient disparaître ! Rose dévala l’escalier et traversa la salle du restaurant. Elle marcha résolument contre la pluie. Elle n’avait jamais enquêté aussi délibérément. Il lui était arrivé de se renseigner, quelquefois au prix d’une indiscrétion qui lui valait des reproches agacés, mais cette fois, elle allait trop loin et redoutait d’y perdre la face, ce qui l’eût détruite à jamais. Arrivée au réservoir, elle hésita entre le chemin de terre et le sentier dont l’asphalte se boursouflait lamentablement sous les poussées agissantes des ruissellements. Le jour était enfoui dans la tourmente. Du haut du réservoir, elle ne verrait pas plus loin que le calvaire, du côté du sentier, et de la clôture, côté chemin. Elle les vit cependant, courant l’un derrière l’autre dans le chemin, ayant tout juste dépassé la clôture que Frank écrasait encore du pied tandis qu’Ell était absorbée par la brume. Rose courut sur le talus. Ils allaient au Bois-Gentil. Ell savait quelque chose et le policier le savait aussi. Rose fut prise de vertige à l’idée de savoir. Elle s’égratigna sous des arbres lourds de pluie et de vent. Elles les voyaient, avançant moins vite qu’elle, l’un derrière l’autre, continuant de se disputer à propos de quelque chose qu’il était maintenant nécessaire de savoir. Rose luttait à la fois contre le vertige et la pluie. Elle craignait seulement qu’ils entendissent les crépitations stridentes de la pluie sur son imperméable, mais entendait-elle elle-même le bruit qu’ils produisaient en se chamaillant comme deux gosses qui ne veulent pas partager le même secret ? Le portail du Bois-Gentil gisait dans une flaque immonde. Ils sautèrent dans l’eau jusqu’à atteindre l’allée ruisselante. Rose les vit allumer la lampe du perron, puis tout s’éteignit pour elle.

 

 

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