Entre deux vers, entre deux verres, je prose. Les gens prosent ? Qu’ils le veuillent ou non, ils prosent. Pas un mot à la reine mère. Elle aussi
Elle ne s’en doute pas ? Comme on dit, à chacun sa prose. Autant dire, sa merde ! Les proses de Proserpine ! Avec ou sans épines ? La prose de la Bastille ! Ma prose, c’est l’eau qui passe sous les ponts de la Seine, du canal de l’Ourcq, du canal Saint-Martin, c’est ma flâne le long du quai de Jemmapes. Je prends une chambre à l’hôtel du Nord. J’ai fait la connaissance d’un peintre. Un certain Sisley. Ma prose, c’est la vague qui caresse, qui roule ou qui se joue des galets, des rubis, des émeraudes. Ma prose, c’est les lames émoussées des plaisances, les lames tranchantes des tempêtes, les lames lascives des pleines lunes, les lames fringantes des galopades marémotrices. Ma prose, c’est les ressacs courroucés qui vident leurs sacs et rompent leurs cordes, Ma prose, c’est l’écriture cursive des jusants quand je plume des goélands abstraits, quand je sculpte des proues et des pipes d’écume, quand je tisse des amarres et des échelles de soie pour ma galère réale, quand je m’improvise armateur ou arpenteur-géomètre ou traminot sans cadences ni mesures, quand je remonte mes boulevards à la rame, quand je fends les foules migratrices, les flots de lavande de ma gueuse de Provence, la rafale de mon gueusard de sort, la blêmeur des blés
Ma prose, c’est les ahans des bûcherons, des colporteurs et des pagayeurs dans mes méridiennes. Ma prose, c’est des bufs et des charrues dans le plain-chant, sur mes microsillons et sur mes grèves. Ma prose, c’est des milliers d’attelages de mustangs sur l’autostrade du Sud quand j’appuie sur la chanterelle et que je descends vers mon odyssée, vers les bêtes de mon enfance, vers mes concessions à perpétuité, vers mes prosopopées
. Et ces marges de repos
Et ces chevaux de relais
Ma prose, c’est mes pas, mes peines, mes peurs dans les gravats, dans les photographies, dans les monologues d’une ville morte quand ma muse me taille des habits dans les vents, dans les nuages, dans les brumes, dans les soleillades, dans les voiles de Gama, dans les toiles de la manufacture d’Oberkampf, dans les décors de Baldassare Peruzi, dans les songes de Shakespeare, dans les silences de Mozart, dans les journaux endeuillés du soir, dans les berceuses de mes nourrices sèches, dans les décibels embrasés des cigales, dans l’éternité
Ma prose
Ma prose
Ma prose, c’est les grésillements de mon Teppaz 448 chargé de galettes, c’est les balbutiements et les rires de Lilian Sholes, ma première dactylographe des années 70, 1870, fille de l’un des inventeurs de la machine à écrire, c’est les crissements de mes calames mâchonnés à la tâche, c’est les roulis de cent pléiades de Bic qui placent leur bille dans mes phrases de trois bornes, c’est une voie ferrée
Tam-tam, tam-tam, tam-tam
Je rebrousse chemin le temps de prosaïser la ballade des dames du temps jadis de Villon ou l’épigramme des antiquités de Nîmes de Bérenger de La Tour, le temps de rimer les dires d’un camelot de la place San Marco, la patenôtre des pâtres, des loups et des brebis du parvis des Notre-Dame. On naît poète, on devient prosateur, on meurt
Chi lo sa ? Sous les pavots, sous les pavés, la page !
2006