Comme le Malheur ne vient jamais seul, nous tirâmes nos vieilles chaises de la poussière du grenier et nous priâmes les voisins d’en faire autant. Le chauffeur de la spacieuse automobile décapotable noire portait un complet de velours gris foncé, des gants et une casquette bleu Nattier, des souliers vernis. Les portières claquèrent. Il fit les présentations. Monsieur Malheur, sa dame Malchance et les deux sœurs, leurs filles, Mélancolie et Mistoufle. Les époux - costume et tailleur sobres et sombres - de prime abord cérémonieux se révélèrent avenants et joviaux. Les demoiselles en claire étamine serraient contre leur poitrine un faisceau de tiges pomponnées. Une guimbarde pétaradante se rangea à l’ombre des cyprès. Il en sortit une volée colorée d’enfants. Et voilà la Marmaille, les espiègles Chagrins, ajouta le conducteur. Le tacot reprit aussitôt le chemin dans un nuage de terre. Une immense nappe blanche brodée avait été jetée sur trois belles planches juxtaposées sous la fraîcheur frémissante des feuillages de la cour. Les tréteaux ne servaient que dans les grandes occasions. Après avoir fait longue table - apéritifs, sirops, amuse-gueule, charcuteries, fruits de la mer et de la terre, sucreries, café, liqueurs - l’accordéon du grand-père s’emberlificota dans des souvenirs de valses, de tangos et de javas. Mistoufle et Mélancolie s’endormirent dans les pâquerettes, les Chagrins farandolèrent et chantèrent des comptines. Le soir nous remîment le couvert. Nous finirons les restes, dit ma mère ! A la tombée de la nuit, nos convives s’entassèrent tant bien que mal dans la spacieuse automobile décapotable noire. Le chauffeur ajusta sa casquette et enfila ses gants. Que de paroles et de gestes sincères ! Des effusions de cœur. La troupe se mit en route jusqu’au passage à niveau.
2006