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 Article publié le 24 mai 2015.

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La matière n’est jamais inerte puisqu’elle subit ou accueille la matérialisation des intentions humaines, c’est-à-dire les gestes, les mouvements, les regards, qu’ils soient mécaniques, détachés, attentifs, en un mot subjectifs.
 La narration et son immense flux, et ses canaux multidirectionnels sont non pas frappés de suspicion, mais profondément remis en question, ici, pour décrire ce qui est, là, maintenant, devant mes yeux, devant mes sens ...
Tout est à l’arrêt, donc, en ce moment, dans ce silence seulement empli par la matière, par ce décor qui n’a pas encore été retranscrit. Tout n’est que silence ou presque, le bruit interne de mes mâchoires en mouvement résonnant dans mon crâne, un bruit provoqué par le déchiquetage et le broyage d’une pièce de protéines, d’une pièce rouge foncé, d’une pièce de viande ... Et je suis seul, là, assis sur le rocher, assis sur mon rocher, je suis seul en pleine manducation, avec le bruit de mes mâchoires, seul devant cet horizon plus ou moins dessiné, modelé par des formes urbaines.
Au loin, c’est donc une ville qui occupe l’espace, avec sans doute des temples, au loin c’est une architecture urbaine qui domine, sans qu’il soit possible, pour l’instant, de la nommer ou caractériser, de voir le résultat de la narration sur sa surface, de là où je suis, sur le rocher, sur mon rocher.
La pièce de viande désormais achevée, désormais engloutie, je n’entends plus alors le moindre bruit, qu’il s’agisse d’une brise intermittente passagère, du roulement d’un caillou ou du bruissement d’une herbe, encore moins d’une présence humaine ou animale.
A peine viens-je de prononcer ce dernier adjectif que sa matérialisation ne tarde pas à surgir, avec cette longue envergure ailée en face de moi, dans l’azur, une longue envergure aux mouvements ascendants et descendants - aux mouvements de battements - , une longue envergure dont la ligne horizontale s’épaissit inexorablement, dont les caractéristiques inhérentes au genre et à l’espèce se dévoilent maintenant, avec l’apparition d’un plumage sombre, d’un bec, avec aussi l’acération d’un regard qui me scrute tel un scanner ainsi que des serres qui s’ouvrent avant de se refermer fermement - fermement et sans heurt - sur mon avant-bras et son épaisseur, sur ma tenue ou combinaison, sur le revêtement qui m’enveloppe, un revêtement synonyme d’armure.
Presque dans le même temps, dans le même mouvement, je me redresse, je quitte le rocher et me mets en marche, vers ce qui est sans doute la seule direction existante et esquissée plus haut, c’est-à-dire vers ce qui s’apparente à la Ville. La buse désormais sur mon épaule, j’avance tout droit, donc, les yeux dirigés vers cet ensemble à la fois massif, indistinct et lumineux, tandis que de l’arrière du rocher - sinon d’où ? ... - vient de surgir une forme imposante et souple, une forme sur laquelle mon regard se pose maintenant, sur cette longue robe tachetée de noir et de jaune et terminée, devant, par deux crocs puissants de forme oblongue. Ce félin, le félin a semble-t-il décidé de me suivre, de nous suivre, son allure ou son pas s’adaptant au mien, un félin dont la musculature sous l’épaisse couverture se laisse amplement deviner. Me voici escorté, me voici accompagné par deux espèces distinctes, par deux créatures apparues comme miraculeusement, deux créatures, déjà, familiarisées avec ma haute stature en mouvement, une stature qui progresse dans ce décor inconnu.
Le rocher est loin, maintenant, le rocher est relégué à une distance non négligeable, à une certaine distance, et devant moi, devant nous, s’élargit le sol ou la route, s’élargit la voie, et devant nous s’agrandit ce qui ressemble à la Ville ou du moins une forme d’agglomérat urbain, ce qui, plus certainement, représente de la matière diversement façonnée, diversement étalée, une matière sur laquelle - et peut-être à l’intérieur de laquelle - la narration va devoir, en quelque sorte, se greffer.
Et là, maintenant, la Ville apparaît, une ville en train de se faire, en train aussi de charrier la narration. Des pans de lumière crus, des pans de lumière drus qui se croisent et s’entrecroisent frappent plusieurs des façades, ainsi que notre revêtement extérieur - bec, plumage, armure ou combinaison, robe, crocs - , sans oublier le sol qui devient tout à coup égal, plat, qui devient, en un mot, urbain. Puis, à gauche, une habitation cossue se détache, une grande maison précédée d’une entrée et d’un jardin, une maison dont la grille est ouverte. A l’intérieur c’est-à-dire à l’extérieur, une jeune femme vient de quitter le jardin où grandissent les plantes pour rejoindre l’habitation, une jeune femme dont le regard est tourné vers moi, tourné vers nous. Et maintenant, nous sommes en vis­à-vis, sa longue silhouette toujours dressée dans l’espace domestique ou privé, cependant que nous restons, nous demeurons dehors, devant la grille.
Le silence, pendant un moment, fait office de salut, de salut courtois, de salut mutuel.

- Bonjour, monsieur, me dit-elle après cette longue pause. Vous n’êtes pas d’ici, cela se voit. Dites-moi, d’où êtes-vous ?
D’où je suis ? Voilà une très bonne, une excellente question. Et comme pour l’instant il m’est impossible d’y répondre, que pourrais-je lui dire ?
Les pans de lumière crus se sont dissous, maintenant, et la maison ou villa apparaît de manière nette, oui, particulièrement nette. Et la porte de l’escalier est ouverte, oui, entièrement ouverte.
 - Vous êtes seule dans cette grande maison ?

Dans la salle de séjour ou d’étude, divers documents sont disposés sur le secrétaire principal, une grande pièce traversée des deux côtés par la lumière du jour. Le mobilier est relativement sommaire ou sobre, la présence de la matière exprimant essentiellement sa fonctionnalité, une matière divisée en sièges ou bibliothèques de rangement. Pendant ce temps, la buse et le félin sont dehors, dans le jardin, perchée et allongé. Puis, la jeune femme s’excuse un instant et se dirige vers le secrétaire où elle s’assied, afin de ranger divers documents sur lesquels elle était en train de travailler. Après avoir glissé un regard panoramique sur la netteté, sur la virginité des murs, je reviens sur elle qui répond à ma question concernant la nature de ses études.

- Une école de design. Ou un institut de sage-femme.

- Et donc, vous menez les deux de front lui dis-je en m’approchant d’elle.

- Oui, de front ... me répond-elle en me regardant, la tête relevée en arrière, cependant que la masse des documents reste bloquée par ses deux longues mains.
D’abord pénétrée par mon regard, elle est ensuite abordée par le mouvement lent, inexorable et descendant de mon crâne qui s’abaisse jusqu’à elle, tandis que tournent les astres, tandis que s’écoule ou s’étire le temps, tandis que s’étend la matière, partout, tout autour, dans la Ville ou l’Urbs et au-dessus ... avant la jonction de nos bouches, avant le rapprochement de nos parties intimes, tandis que l’une de ses longues mains se lève et se pose sur l’une de mes joues hirsutes ... Je suis debout et penché, elle est assise et offerte, la nuque toujours basculée en arrière et la gorge dans les étoiles, et le visage donné ou abandonné ...
 L’indécence, oui, l’indécence dans toute sa splendeur ...
 - Restez, monsieur. Encore.
 - Encore ? dis-je en la regardant droit dans les yeux.
 - Oui. Encore ... réplique-t-elle en posant sa main sur ma nuque ...
Et dans sa bouche, c’est aussi, c’est égaiement la rotation de nos muscles, c’est le mélange à la fois hasardeux et déterminé des mouvements, des intentions subjectives ... Des langues profondément dénouées qui ont depuis longtemps, oui, très longtemps, repoussé les limites de l’indécence ... Et pendant ce temps, l’astre continue de tourner sur lui-même, il continue d’opérer sa révolution ... Tout n’est que cercle, tout n’est que mouvement ... Un mouvement circulaire ...
C’est la Ville ou l’Urbs, là, maintenant, qui se forme, c’est la Ville ou l’Urbs qui se reforme et se transforme, là, sous mes yeux, sous nos yeux. Des pans de lumière crus, des pans de lumière drus se croisent et s’entrecroisent dans cette matière architecturale sur laquelle la narration va devoir apposer son glissement, sa couverture, va devoir se familiariser. Et soudain, dans cet espace immense, surgissent des thermes, des lieux de détente publique qui semblent issus de temps anciens, de temps passés, de temps, aussi, qui signifient l’écoulement, un écoulement se prolongeant, un écoulement allant ainsi au-delà de toute fixation, au-delà de toute datation. Ces thermes, ils s’apparentent à la cathédrale du temps, des thermes dont les plans sont de plus en plus précis, maintenant, avec la présence d’un grand, d’un très grand bassin central, flanqué de colonnes toutes identiques, avec la marque au sol de formes géométriques marbrées - rosaces, carrés, losanges, rectangles, rosaces - , avec aussi, plus avant et sur les côtés en profondeur, des entrées vitrées de lumière. Et la température est monté d’un cran, est monté si haut qu’à travers le revêtement de ma combinaison ainsi que la pilosité de mort visage - barbe, sourcils, cheveux - je sens la sudation s’extraire de mes pores, ce que doivent également ressentir les bêtes, à travers la robe et le plumage. Puis, c’est l’irruption latérale d’un homme tout de blanc vêtu, un homme dont l’allure et l’approche concentrent à elles seules la question de la légalité, la question de la validité, la question de l’autorisation.
 - Tout est néo ici, n’est-ce pas ? lui dis-je alors qu’il est statique, devant moi.
 - Vous voulez dire : nouveau.
 - C’est bien ce que je viens de dire, lui dis-je en levant la tête vers la grande inscription générique inscrite dans la pierre.
Pendant ce temps, il croise le regard des bêtes et se demande sans doute s’il est suffisamment prudent de les laisser entrer. Puis, dans un mouvement tacite - un léger écart - il désoccupe l’espace devant moi, un espace devenu vacant et que nous pouvons emprunter, un espace, aussi, devenu changé. En effet, aux repères orthonormés jusque là présents, la verticalité et l’horizontalité dialoguant dans un ordre strict, un ordre franc, un ordre rigoureux, a succédé une sorte d’arène ou d’amphithéâtre, constitué de balcons, de parterres circulaires, et caractérisés, sur les murs ou parois blanches, par la représentation de félins et d’animaux polymorphes - d’une espèce nouvelle ? - , sans oublier des hommes et des femmes presque nus, des hommes et des femmes allongés dont le regard est comme dirigé vers nous.
 " Moi, je n’ai pas de doute sur vous, jeune femme. Pas le moindre " , disais-je encore, tout à l’heure, à mon hôtesse.
 " Pourquoi m’aidez-vous, monsieur ? " m’avait-elle ensuite demandé.
" Qu’en sais-je ... " m’étais-je dit à moi-même, tout en opérant le demi­tour qui signifiait mon départ ...
La lumière est toujours drue, et la pierre est blanche, oui, très blanche. Et tandis que j’entends, de loin, un chant primitif ou grégorien - celui d’un homme d’un certain âge qui doit être ou résider dans une pièce, un homme dont la voix est ample, grave, posée, mélodieuse, une voix qui emplit l’espace, qui glisse sur les parois et résonne ou se répand à partir de l’encadrement - , je sens la matière cognitive envahir l’espace, envahir le temps, je sens sa force et sa forme autonomes à travers mon métabolisme, à travers mon enveloppe, ma constitution physiologique, à travers mon mental ...
Et je fais moi-même partie de cette matière en question, une matière traversée maintenant par de puissants pans de lumière dont les multiples - innombrables ? - entrecroisements participent de l’effacement du cadre, du moins, et plus certainement de l’illusion de son effacement. Et conjointement, le mot ou préfixe néo revient dans ma tête, trois lettres qui se désunissent pour devenir interdépendantes, trois lettres qui se décomposent pour se reformer, pour s’agréger dans un ordre nouveau, pour peut-être signifier la décomposition d’une énigme, ou qui sait d’une fausse énigme ... Et le flux s’accentue, le flux m’irradie, maintenant, dans toute sa monumentalité, dans toute sa néo-orthodoxie ...
 Dans tout l’étalement .,. de son ... monumentalisme ...
Et je ne regarde plus les bêtes, je ne regarde plus ni la buse ni le félin, soumis eux aussi au même phénomène, deux animaux qui sont, j’en suis persuadé, à la même place, c’est-à-dire à mes côtés ...
Et ce que j’ai ressenti tout à l’heure et qui s’affranchit maintenant, c’est aussi, c’est également de la matière, une matière identifiée sous le nom amour …
 Oui, l’amour, cette matière …
Tout semble à l’arrêt, désormais, tout semble suspendu, alors que je n’ai pas encore rouvert les yeux.
 Quant à la narration, n’aura-t-elle pas profondément changé ?
..................

 

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