La perte des chaussettes est un phénomène de nature sérielle (au sens du « crime sériel » ou du « sinistre sériel ») qui objective ce que de nombreux auteurs ont identifier, même de manière intuitive, comme des « trous de réalité ». En effet, il apparaît constant que la disparition de chaussettes répond à des lois de régularité dont le principe reste aussi opaque que l’inconscient humain. La proportion des disparitions de chaussettes qui s’explique rationnellement ne dépasse pas les 62% de la totalité des chaussettes disparues. Ce sont des chaussettes jetées par mégarde, par exemple, ou englouties sous d’autres affaires (ce qui pose la question des « déplacements inopinés de chaussettes », DIC en langage technique). Pour le reste, on peut imaginer une forme de perversion qui consisterait à cambrioler l’appartement de son voisin pour lui subtiliser certaines chaussettes, jamais la paire entière. L’hypothèse est troublante car la littérature recense peu de cas de méfaits de ce type qui aient été élucidés. Le vol unitaire de chaussette est donc, s’il est avéré, le crime parfait. Il ne peut être que l’œuvre de virtuoses du cambriolage. L’autre hypothèse, moins appuyée encore sur des indices matériels ou des témoignages directs, concerne la possibilité d’une invasion extraterrestre. Mais quel message codé ou iodé, qu’on suppose se répandre à travers le cosmos en constante expansion, peut être transmis à travers cette chaîne de chaussettes disparues qui entraînent sans doute des comportements stéréotypés de la part des humains qui en sont victimes (fébrilité, agacement, rachat de paires de chaussettes...) ? Cette question ne trouve pas non plus de réponse. Pourtant, quand nous faisons le choix de renouveler notre stock de chaussettes en les achetant dans des boutiques spécialisées ou, à plus forte raison, sur internet, que faisons-nous d’autre que de perpétuer un système sémiotique qui, jusqu’ici, n’a pas même été envisagée sous l’angle structural, en dépit même des remarquables avancées des « disciplines du sens » après Saussure ?

J’en déduis une chose. La perte de chaussettes est à la linguistique structurale ce que la physique quantique a représenté pour la physique classique. Ce n’est qu’une hypothèse, bien sûr. Mais que chacun s’interroge sincèrement en se rappelant les nombreuses fois où une seule des deux chaussettes qui forment normalement une paire, dans l’ordre standardisé de la réalité. On comprendra alors qu’il y a là une faille dans l’espace temps qu’aucune explication normative ne saurait résorber.