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Dictionnaire Leray
PANSÉRIALISME

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 Article publié le 19 février 2017.

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Est-il un mot qui nous aura plus joués ?

Le sérialisme aligne les zéros. Comme si chacune de ces expressions nulles était la somme d’une série néante – et pourtant grossissante. Si je veux exprimer le sérialisme comme je l’entends, je devrai d’abord prendre en compte cette masse compacte comme de la poussière de plomb, verbale et même oratoire ! A la limite, mieux vaudrait que je ne considère qu’elle, elle seule indépendamment de toute notion de sens. Le sens viendra ensuite.

J’ai commencé à travailler sur la série en 1991, à partir du moment où j’ai su qu’il existait une musique dite « sérielle ». Il a fallu quelques années pour que je comprenne que la série était avant tout un mot, alors que ça sautait aux yeux tout de même. Dans le livre de Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, c’est éclatant, la série prolifère de partout.

Penser la musique aujourd’hui est en soi une composition sérielle. La série y est sérialisée dans le discours à travers, en particulier, un incroyable arsenal adjectival. Le sérialisme, comme courant musical, est un phénomène discursif en propre.

Le mot « série » et l’adjectif « sériel(-le) » qui jusqu’ici ne s’était pas imposé dans le vocabulaire courant, ont pris une place exorbitante dans le débat musicologique des années 1960 et 1970. La série a fait l’objet d’un « -isme » comme le futur, l’expression, l’impression, dada, le cube ou la lettre...

Le courant musical sériel reposait sur une triade de compositeurs – Schoenberg, Berg, Webern – artisans d’une méthode de composition dodécaphonique. Mais sa doctrine était surtout le fait d’un petit groupe de compositeurs qui sont apparus après-guerre en Europe : Boulez, Stockhausen, Maderna, Nono, Berio... La plupart d’entre eux étaient des élèves d’Olivier Messaien.

Pourtant, le maître était assez critique vis-à-vis de la méthode sérielle.

 

L’accord parfait, l’accord de dominante, l’accord de neuvième ne sont pas des théories, ce sont des phénomènes qui se manifestent spontanément autour de nous et que nous ne pouvons pas récuser. La résonance existera tant que nous aurons des oreilles pour écouter ce qui nous entoure. En revanche, le système sériel a surgi d’un cerveau humain : c’est pour cela que ses meilleurs serviteurs ont été ceux qui l’ont transgressé, comme Boulez

 

O. Messian, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, 1, p.55

 

Les jeunes gens se sont engouffrés dans la brèche, transgressant avant tout les prescriptions de leur professeur commun.

En France, Pierre Boulez dominait ce paysage musical et intellectuel. Henri Pousseur n’était pas en reste cependant. Iannis Xenakis avait tourné le dos au sérialisme, Jean Barraqué était mort. Le sérialisme a acquis une emprise non seulement esthétique mais aussi institutionnelle. Quand la notion en a été épuisée, par saturation, différents courants ont émergé : le spectralisme d’un côté ; le minimalisme, qui est cependant resté une spécificité américaine.

La question de la « validité du système sériel » a tôt été posée. Elle sera reprise avec insistance bien au-delà du cercle restreint des mélomanes spécialisés. On cite souvent les propos « acerbes » de Claude Levi-Strauss dans Le cru et le cuit ou la démonstration de Nicolas Ruwet qui comparait le langage musical à la langue elle-même. Un autre linguiste, Emile Benveniste, fournissait de son côté une distinction entre ces modes de communication qui met à égalité dodécaphonie et système tonal.

 

la combinatoire musicale qui relève de l’harmonie et du contrepoint n’a pas d’équivalent dans la langue, où tant le paradigme que le syntagme sont soumis à des dispositions spécifiques : règles de compatibilité, de sélectivité, de récurrence, etc. d’où dépendent la fréquence et la prévisibilité statistique d’une part, et la possibilité de construire des énoncés intelligibles de l’autre. Cette différence ne dépend pas d’un système musical particulier ni de l’échelle sonore choisie ; la dodécaphonie sérielle y est astreinte aussi bien que la diatonie.

 

E. Benveniste, PLG 2, p.56

 

On ne saurait conclure grand-chose sur le plan strictement scientifique. Les arguments de Benveniste d’un côté, de Levi-Strauss ou de Ruwet de l’autre, n’ont qu’un impact indirect sur l’adhésion – ou non – de l’auditeur de musique sérielle. Ils ne peuvent se substituer à son cheminement esthétique, un parcours fait d’absorption et de rejet.

En outre, la notion même de « musique sérielle » est assez vague, quand on y regarde de près. On pourrait tout simplement dire qu’elle n’existe pas. Entre la série de Schoenberg et celle de Webern, il y a un abîme. Entre ces deux séries-là et celle que formule Pierre Boulez quelques années plus tard, il y a un océan. Ce sont non seulement des techniques très différentes mais aussi des champs de réflexion qui sont sans commune mesure. Qu’on soit du côté de Shoenberg ou de celui de Webern, la série est vécue comme un aboutissement de l’esthétique musicale. Chez Boulez et ses camarades de classe, la série est assumée comme un élément de discontinuité et de rupture vis-à-vis de l’héritage historique. Elle n’ouvre pas seulement un horizon musical mais également et peut-être avant tout un champ discursif.

Qu’il y ait eu un effet de discours qui a opéré à partir du mot « série » lui-même, c’est une évidence On peut dire que le mot « série » a joué un rôle moteur dans sa propre expansion.

Il faut rechercher une pulsation interne au mot.

On connaît, a priori, sa dynamique. Au moins la dynamique lexicale qui est somme toute impressionnante. « Série » a produit trois adjectifs « sérial, sériel, sériaire » et une quantité de dérivés issus de toutes les spécialisations du terme : « sérialité, sériation, sérialiseur, sérialisme, bisérié, présérie... »

Emile Littré notait dès le milieu du XIXe siècle combien l’usage du mot « série » s’était diversifié. Il aurait pu ajouter quelque chose sur l’ampleur du phénomène chez les philosophes, tant la série a été perçu comme clef de voûte de l’univers et de la pensée aussi bien chez Auguste Comte que chez Fourier et Proudhon.

Il y a là un parallélisme remarquable. Le sérialisme musical a soulevé le même enthousiasme et le même rejet qu’en leur temps, les théories de Fourier et de Proudhon dans le domaine, cette fois, de la philosophie politique. L’adjectif « sériel » qu’on a associé très tôt à la musique de douze sons (R. Leibowitz, 1946) est avant tout une création de Pierre-Joseph Proudhon, théoricien et promoteur de la « doctrine sérielle ».

Pour les musiciens de l’après-guerre, la série est une tabula rasa. Dans le projet boulézien, la césure est marquée par une approche relativiste.

 

L’univers de la musique, aujourd’hui, est un univers relatif ; j’entends : où les relations structurelles ne sont pas définies une fois pour toutes selon des critères absolus ; elles s’organisent, au contraire, selon des schémas variants.

 

P. Boulez, PMA, p.35

 

La méthode sérielle est une analyse cartésienne du fait musical à partir de ses « propriétés psycho-physiologiques acoustiques ». En ce sens, elle est conforme aux usages dominants du XIXe siècle. La méthode cartésienne était alors elle-même décrite comme une série.

L’analyse, à partir de la série de 12 sons, progresse niveau par niveau comme le linguiste va du phonème à la phrase et de la phrase au discours. Il y a dans le sérialisme de Boulez une inspiration structuraliste très sensible qui l’inscrit dans une dynamique plus large. Le sérialisme devient un emblème du renouveau de la connaissance. Il le sera, implicitement, pour Michel Foucault. Il l’est de façon à la fois plus manifeste et moins assumée pour Gilles Deleuze.

Le point où s’affaiblit l’aura du sérialisme coïncide avec l’émergence de la critique du structuralisme, à partir du milieu des années 1970. Même chez les partisans de l’atonalité, l’importance de la notion de série est relativisée, au bénéfice d’autres modèles structurels où l’informatique musicale joue un rôle de premier plan.

Si l’on analyse le pansérialisme sur un plan philologique, on a dans l’épisode de la « série généralisée » un phénomène qui peut s’apparenter à un phénomène de mode, marqué par l’ascendant qu’exerce un mot:le mot « série ». Un ascendant qui se vérifie à la fois par la fréquence du vocable dans les discours concernés, par la place qui lui est faite – une place centrale, on le voit chez Boulez – et par l’impact social du terme qui se décline à la fois de façon directe, comme « générateur de discours » (on se sent obligé de parler de la série) et de façon indirecte par les phénomènes de contamination dans des secteurs voisins : arts plastique, littérature et même sciences humaines.

Un marqueur de cet ascendant, c’est la contestation du mot. Une contestation qui a commencé très tôt au XVIIIe siècle mais qui, au sortir de la Seconde guerre mondiale, est principalement lié à la musique sérielle, dont le principe est contesté à travers le mot tout d’abord, parce que le mot est le principal vecteur de son signifié, ce qu’on pourrait appeler « l’idée sérielle ».

On peut comparer ce moment de l’histoire du mot « série » à la dynamique qui fut la sienne au XIXe siècle, sous l’impulsion de Charles Fourier, puis de Pierre-Joseph Proudon.

Pour Fourier comme pour Proudhon, la série est apte à décrire l’univers entier. Elle en est le principe, même. Chez Fourier, le principe de série régit toute la structure sociale à travers les « séries passionnées » qui répondent à une harmonie naturelle et permettent de développer, sans contrainte, des groupes d’activités divers..

 

Une série passionnée est une ligue de divers groupes échelonnés en ordre ascen­dant et descendant, réunis passionnément par identité de goût pour quelque fonction, comme la culture d’un fruit, et affectant un groupe spécial à chaque variété de travail que renferme l’objet dont elle s’occupe. Si elle cultive les hyacinthes ou les pommes de terre, elle doit former autant de groupes qu’il y a de variétés en hyacinthes culti­vables sur son terrain, et de même pour les variétés de pommes de terre.

Ces distributions doivent être réglées par l’attraction ; chaque groupe ne doit se composer que de sectaires engagés passionnément, sans recourir aux véhicules de besoin, morale, raison, devoir et contrainte.

Si la série n’était pas passionnée et méthodiquement distribuée, elle n’atteindrait pas aux propriétés géométriques en répartition ; elle manquerait de la propriété pri­mordiale, influence des groupes extrêmes, égale à la double influence du groupe moyen ; elle ne pourrait pas figurer dans une phalange sociétaire.

 

Ch. Furier, MSI,

 

Ainsi voit-on se dessiner une parenté intellectuelle d’un genre inédit, née de quelque propriété lexicale diffuse. On appellera omnisériels les auteurs qui, quelque soit leur domaine d’intervention, placent la série au centre d’une théorie plus ou moins aboutie (omnisériels centripètes) ou chez qui la notion exerce un ascendant exorbitant, indépendamment de toute centralité logique.. 

Fourier, Proudhon ou Boulez appartiennent assurément à la première catégorie. Non seulement le mot « série » et ses dérivés sont-ils omniprésents mais la série y est vraiment la base de la théorie qu’ils exposent. Dans la seconde catégorie, on peut mentionner Gilles Deleuze. La série n’est pas chez lui un concept central (il n’y a pas de concept véritablement central dans la philosophie de Deleuze) mais il apparaît omniprésent dans Différence et répétition comme dans Logique du sens.

Quand on lui demande de définir le structuralisme, Gilles Deleuze pose un « critère sériel » qui fait, de la série, le nécessaire complément de la structure.

 

. Une structure ne se met à bouger, ne s’anime, que si nous lui restituons son autre moitié. En effet les éléments symboliques que nous avons précédemment définis, pris dans leurs rapports différentiels, s’organisent nécessairement en série. Mais comme tels, ils se rapportent à une autre série, constituée par d’autres éléments symboliques et d’autres rapports : cette référence à une seconde série s’explique facilement si l’on se rappelle que les singularités dérivent des termes et rapports de la première, mais ne se contentent pas de les reproduire ou de les réfléchir. Ils s’organisent donc eux-mêmes en une autre série capable d’un développement autonome, ou du moins rapportent nécessairement la première à une telle autre série.

 

G. Deleuze, « A quoi reconnaît-on le structuralisme »

 

Le philosophe décrit là une tendance générale. L’élément sériel, il le décèle dans toute la littérature structuraliste (ou fondatrice pour le structuralisme), obéissant à ce même dédoublement de la série.

 

Pour la lettre volée, le ministre dans la seconde série vient à la place que la reine avait dans la première. Dans la série filiale de L’Homme aux rats, c’est la femme pauvre qui vient à la place de l’ami par rapport à la dette. Ou bien dans une double série d’oiseaux et de jumeaux, citée par Lévi-Strauss, les jumeaux qui sont les « personnes d’en haut », par rapport à des personnes d’en-bas, viennent nécessairement à la place des « oiseaux d’en-bas », non pas des oiseaux d’en haut.

 

G. Deleuze, ibid

 

Les séries que décrit ici Deleuze – chez Lacan, chez Freud, chez Levi-Strauss – appartiennent à sa lecture de ces œuvres. Lacan a travaillé sur la notion de série mais son analyse de « La lettre volée » ne s’appuie pas sur cette notion. Chez Levi-Strauss, la série a une vocation classificatoire des plus traditionnelles. Ces trois exemples illustrent non le fonctionnement d’un concept ou d’une notion mais le mouvement qu’essaie de saisir Gilles Deleuze dont la « structure » seule ne peut rendre compte.

Dans son cas comme pour Proudhon, la postérité semble s’attacher à d’autres aspects de la pensée du philosophe, qui suscite de nombreuses exégèses depuis sa mort. La « série » n’apparaît pas vraiment aujourd’hui comme un maître mot du structuralisme. Tout au plus, le sérialisme fait-il figure de cas particulier de ce grand mouvement de la pensée.

Restent des questions.

Comment un mot en vient-il à vouloir absorber l’univers ? Et plusieurs fois de suite encore ?

On a recherché dans les plis de son histoire le mécanisme original de ce phénomène discursif éruptif. On l’a appelé « tentation omnisérielle » pour indiquer qu’il y a, de façon sporadique à travers des domaines distincts, une concentration de forces autour du mot « série » dont la trace pérenne demeure le plus souvent sous forme de constellation de dérivés.

Toute série ne conduit pas à l’omnisérie mais toute série recèle un potentiel omnisériel.

Or, il y a un nombre inquantifiable de séries aujourd’hui.

 

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