Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
N - [in "N, roman bourgeois"]
Nurdakj - Un jeu républicain, démocratique et complètement con

[E-mail]
 Article publié le 7 mai 2017.

oOo

J’ai reçu hier le nouveau jeu inventé par l’Intelligence du système. Je dispose d’un mois pour en devenir le maître, sinon on me ferme la boutique et je me retrouve sur la plage à ramasser des coquillages. Vous pensez si j’ai tout de suite ouvert la boîte ! Une angoisse noire m’étreignait déjà. Je n’ai même pas pris le temps d’en fumer une ou deux comme je le fais toujours quand l’air se raréfie. Le facteur des Postes est passé juste avant midi. Il souriait en me remettant le colis. Il savait ce que ça voulait dire. Ce genre de type est formaté une bonne fois pour toutes. Ce qui ne l’empêche pas de penser. Il sait ce qui m’attend. Il jouera lui aussi. Il trouvera son personnage. Et il s’efforcera de trouver Dieu et le Bonheur. Tous les jeux se ressemblent. On change de décor, mais pas de voyage. On se nourrit de costumes et d’histoire. On traverse des paysages, des villes, des intérieurs et même quelquefois des enfers. Le facteur pense que plus rien ne changera : on a trouvé notre voie.

Je le croyais aussi, bien que depuis quelque temps des signes traversent l’espace télévisuel. Je ne devrais pas en parler. Surtout ne pas l’écrire. Pas en présence des murs. Ah ! donnez-moi une femme et je ne reviens plus !

La bicyclette s’est éloignée en grinçant. Je sais une chose (vingt et un an d’expérience) : quand ils changent le format de la boîte, je risque de passer le reste de mon existence à ramasser des coquillages sur la plage. Se nourrir de coquillages, vendre leurs coquilles à l’industrie, recommencer sans espoir de trouver autre chose dans le sable… voilà ce qui m’attend si je ne trouve pas maintenant le moyen de m’adapter aux nouvelles exigences du système. Car si notre esprit se nourrit de simplicité, les moteurs de l’existence sont de plus en plus complexes et nous ne sommes pas ceux qui en conçoivent les évolutions constantes.

N (c’était le titre de ce jeu) ne présentait pas de changements apparents : tous les ustensiles de la simplicité amour/haine étaient rangés dans les petites cases veloutées. J’ai caressé d’un doigt expert ces bordures encore soyeuses. Mais je savais que quelque chose avait changé. Et il n’était pas question de dés pipés ou d’un de ces vieux trucs de magicien. J’ai manipulé tous les objets un à un. Je les connaissais déjà. Tout le monde les connaissait. Tout le monde savait jouer. Pourtant, l’odeur n’était pas celle du bonheur. Ça ne sentait pas le bouquet fleuri ni le sang en coagulation. Et ça ne se compliquait pas non plus. Ce n’était ni simple ni complexe. On allait jouer avec le feu. Cela s’appelait : Choisissez votre mode de vie. Ce qui n’est pas nouveau. Mais il était écrit : Vous n’en changerez plus jamais !

Le coup du Dé !

Je suis remonté avec la boîte et le bouquin qui refusait de rentrer dans sa case veloutée. Il avait grossi ! Il ne rentrerait plus jamais dans la case d’où je l’avais sorti sans penser une seule seconde qu’il avait le pouvoir de grossir. Les autres pièces retournèrent dans leurs cases respectives sans difficulté. J’ai allumé la télé.

Comment la regarder sans penser à ce livre qui grossissait à vue d’œil ? Je n’avais jamais autant bu de ma vie. De l’alcool de coquillages. Et j’entendais Clarissa qui s’entraînait de l’autre côté du mur. Les balles frappent ce mur sans le traverser. La cible a ce pouvoir. Jamais une balle ne traversera ce mur. Voilà comment on devient fou. Et les fous ne deviennent pas ramasseurs de coquillages.

[…]

On a tout ce qu’il faut pour consulter Google. Malheureusement, ça ne compte pas pour la télévision. Vous pouvez passer dix heures par jour à consulter Google, la télévision s’en fout. C’est la télévision qu’il faut regarder. En ce moment, tout le monde est branché sur Un chien d’enfer. Votre compteur témoigne de votre assiduité. Ils le relèvent en temps réel. Je ne suis pas fou. Je calcule moi aussi. Entre le temps passé à la boutique, chez Google, au lit et ailleurs, je manque de temps pour tester les nouveaux jeux et m’intéresser à mon futur (avec Clarissa). Et le livre continuait de grossir. Il y avait une limite. Je le savais. Je le sais. Sinon on ne joue pas. La télé couinait en noir. Je fumais mon cigare du dimanche. Je perdais encore mon temps à penser à ce que j’allais répondre au questionnaire Qualité du produit. J’ai vidé la boîte sur la table. Et c’est là que j’ai remarqué le double fond.

Il n’était pas verrouillé. Avant, on verrouillait nos cachettes, à cause de l’ennemi qui avait aussi les siennes. On s’entretuait. Je suis revenu de la guerre avec quelques trophées. Clarissa ne les regarde jamais. Ces têtes coupées semblent vivantes. J’avais rencontré le type qu’il faut dans ce genre de situation : un taxidermiste qui haïssait les musulmans. Il n’en restait pas beaucoup. Et j’en ai déniché un. C’était un chien. Il ne parlait plus. Je lui ai montré les têtes. Il en a jeté deux d’un air dégoûté. Et je suis revenu chercher les autres deux semaines plus tard. Du travail d’artiste. Je voulais raconter ça à Clarissa. Elle était venue chercher une boîte de cartouches. Avec des balles équilibrées pour le tir de précision. Ces types, je les avais tués de mes propres mains. On ne pouvait pas raconter ça à la télé, mais c’était chez Google. Alors des gens entraient dans la boutique avec un air de tout savoir sur moi et je les renseignais. C’est comme ça que je fais rentrer le fric.

J’ai retiré le double fond. Il ne cachait pas grand-chose : le plan du jeu. Une sorte de tapis pour les dés et les pions. Avec amortisseurs statistiques et couloirs de la mort. J’en ai bavé de joie. J’étais le seul à le savoir. Qui d’autre que moi aurait l’idée d’un double fond ? À part Clarissa que j’aimais parce que je la désirais.

Le plan était le suivant :

[…]

Ben Balada était déjà au travail. Assis sous une toile, il écrivait. Il me vit arriver et cessa d’écrire. Il n’écrivait peut-être pas. Il n’écrivait certainement pas. Il m’aurait envoyé balader. Il me dit :

« On dort bien ici, hein ? Mais les tourterelles ne vont pas tarder à exprimer leur désir de continuer d’exister. Qu’est-ce qui vous a réveillé ? Pas moi, j’espère ?

— Un mauvais rêve…

— Racontez-moi ça ! »

Je lui racontai pendant qu’il préparait mes tartines. Le pot se miel embaumait l’ombre. Le soleil, rasant les toitures voisines, projetait d’étonnantes figures de lumières. Ben Balada les connaissait toutes. Il leur avait même donné un nom.

« Je peux vous transformer ça en personnages en moins d’une page, » dit-il.

Je venais d’achever le récit de mon dernier cauchemar. Parlait-il de la lumière dans l’herbe et les feuillages ou de ce que je lui avais raconté ? Je n’en saurai sans doute jamais rien.

« Vous avez fait une partie en solo comme je vous l’ai recommandé ? Il est nécessaire de savoir d’abord jouer seul avant de se mêler aux autres et à leurs prétentions au récit. Je l’ai trouvé chez Capolar… Vous savez…

— Je connais Capolar.

— Mouais… sans doute aussi bien que moi. Mais il ne vous a pas proposé ce jeu, le dernier cri du hasard politique. Il faut posséder tous les objets. Si un seul vous manque, vous ne jouez plus. Et vous disparaissez dans la tourmente.

— Quelle tourmente, s’il vous plaît ?

— Le vent pataphysique qui souffle en ce moment sur notre monde emporte les esprits les moins disposés à l’énigme des contraires et des ressemblances.

— Je ne comprends pas…

— Vous décidez, mettons, de devenir terroriste…

— Ce qui n’a aucune chance d’arriver…

— Et bien si ça ne vous réussit pas, vous décidez de devenir victime…

— La probabilité est plus…

— Mais ça ne vous réussit pas non plus. »

Ben Balada dépiauta un caramel mou et le déposa cérémonieusement sur sa langue. Je dus attendre avec lui l’afflux de salive. Il reprit :

« Ce qui nous condamne à la mélancolie, c’est que nous n’avons plus de solution à proposer à nos semblables ni à nos contraires. Nous allons sombrer dans les pratiques commerciales. Et dans peu de temps, nous ne saurons plus faire que cela. Voilà où nous aura menés toute cette industrie.

— Seuls ceux qui haïssent peuvent surmonter la mélancolie…

— Je l’ai écrit quelque part, mais je ne me souviens plus où.

— Vous oublierez tout.

— Mais nous n’oublierons jamais. »

Nous goûtâmes silencieusement un long moment de tristesse, sirotant le café froid de nos tasses. Ben Balada se crut autorisé à mettre fin à cette attente :

« Est-ce que vous avez prévu de faire de notre rencontre la continuité de votre roman ?

— Pour raconter quoi ? Quelque chose comme : (récit + conversation + poésie) * N ? Il me semble que vous vous êtes servi le premier…

— Vous pouvez non pas réécrire N, mais en concevoir un autre…

— Deux N ! Vous n’y pensez pas !

— Et bien oui justement j’y pense ! Mais la question d’une continuité demeure. Vous ne pouvez tout de même pas balader votre miroir dans tous les coins de la maison sans enfiler ces perles sur quelque chose qui ressemble à du temps… Une intrigue serait la bienvenue… ou n’importe quoi d’autre qui serve de fil. Si nous regardions ensemble un nouvel épisode d’Un chien d’enfer ? Je l’ai téléchargé cette nuit pendant que vous cauchemardiez. Si ! Si ! Ne dites pas le contraire, vous avez crié toute la nuit.

— Regardons plutôt cet épisode encore inédit chez nous ! »

[…]

« Je pourrais vous en apprendre beaucoup sur mes personnages.

— Pourtant… je ne sais rien de vous… À part ce que Google prétend déclarer dans ses bagages.

— Reprenez un peu de pastèque… »

Ben Balada souleva le rideau. L’intense lumière du dehors se répandit sur la table. La pastèque ouverte en était presque transparente. Étions-nous encore à Castelpu ? Ou bien l’Andalousie venait-elle de nous emporter sur son tapis ?

« Nous faisons bien de rester à l’intérieur, déclara mon hôte. Nous aurions vite fait de cuire. Attendons la fraîche. »

Il consulta sa montre.

« Encore trois heures à mon avis. »

Il sourit en me regardant.

« J’ai l’habitude, » dit-il.

Tout bien pesé, j’étais plus à mon aise dans cette maison que chez Google. Ici, Ben Balada ne m’empêchait pas d’exister. Je dirais même qu’au contraire il s’appliquait à me rendre la place qui me revenait… de droit. Le citoyen ne prime-t-il pas sur l’écrivain ? Après tout, cette invention possède-t-elle les papiers qui l’identifient formellement auprès des autorités ? Voilà en quoi Google abuse de sa position dominante sur le marché de l’information personnelle.

« Ben Balada ?

— Oui ?

— Vous rêviez, semble-t-il… tout seul.

— Vous voulez dire sans vous.

— Cela ne me regarde pas, bien sûr. Mais n’oubliez pas que vous êtes chez moi ici. Pas chez Google. Mais si vous souhaitez vous connecter…

— Diable non ! Je suis en vacances.

— Pour dire toute la vérité, vous vous êtes enfui…

— Pensez-vous qu’on me recherche… ? »

Ma question fit sourire Ben Balada. Il arracha un morceau de pastèque, négligeant le couteau qu’il jugea trop… français. Nous n’étions plus de ce côté des Pyrénées. Et même très loin des Pyrénées. Ben Balada me montra le sable du désert sur les carreaux.

« J’ai toujours voyagé, dit-il sans nostalgie. Pourquoi ce diable de Capolar n’a-t-il pas emporté ma carte plutôt que ce schéma ? Je m’étonne toujours que les gens pensent à secouer leur cornet au-dessus de ces considérations idéologiques au lieu de se laisser aller à suivre mon Télévision. Aiment-ils la guerre à ce point ? « La religión es guerrera ; la metafísica es erótica o voluptuosa. » Je choisis la poésie.

— En voilà une énigme ! »

Comment diable Ben Balada s’était-il procuré le tapis du nouveau jeu dont Capolar devait se rendre maître avant de la mettre en vitrine ? Il l’étala sur la table et en lissa soigneusement la surface.

« Je n’en possède pas les personnages, avoua-t-il.

— Capolar est-il tombé de sa moto ? Je vous soupçonne d’avoir profité de l’absence de témoins pour lui faire les poches. Et vous n’avez trouvé que ce tapis.

— Nous n’y jetterons pas les dés. Je ne veux pas jouer à ce jeu-là. Et puis d’abord il n’y a pas eu d’accident de moto !

— Vous tenez trop aux belles gambettes de Clarissa…

— Si don Benito vous entendait ! Jouons plutôt à mon jeu.

— Il y a longtemps que je n’ai pas joué… Je ne sais pas si je me rappelle…

— Nous traverserons avec Télévision la rivière Noire, puis nous chevaucherons la Mancha, moi sur mon étalon, vous sur un âne…

— Je ne tiens pas à finir dans l’estomac d’un cannibale !

— Comme cette pastèque ! »

[…]

(Un peu plus tard dans la soirée. Le tapis est sur la table. Ben Balada joue.)

« Comment franchir cette limite ? En jetant les dés sur ce maudit tapis ?

— Il n’y a pas de dés dans ce jeu…

— Et Capolar qui fait de la moto ! Ah ! J’ai beau jouer, je me heurte à cette limite ! Est-ce que je dois choisir ? Voter ? Me laisser conduire ?

— L’anarchie ! Et qui obéira si personne ne commande ?

— C’est dans Unamuno. Niebla. Je suis en train de le relire. Et les personnages ? Où sont les personnages ?

— Vous auriez pu voler toute la boîte…

— C’est à cause de ce satané double fond ! S’il n’y avait pas eu un double fond exposé à ma vue, j’aurais emporté les personnages, le livre et sans doute les dés.

— Il n’y en a pas…

— D’ailleurs, si j’avais emporté toute la boîte, nous n’aurions peut-être pas trouvé le double fond. Ni imaginé qu’il y en eût un.

— Nous n’avons que la carte. Nous ne jouons pas. Mais nous voyons qu’il y a une limite à ce jeu. La zone en gris est interdite…

— Vous voulez dire interdite à l’esprit… parce que mon imagination…

— Ce n’est pas un jeu d’imagination. Ni surtout de fantaisie.

— Ah bon sang ! Qu’est-ce qu’on peut bien faire de ce tapis ?

— Comme vous disiez : voter. À droite. À gauche. Selon l’instant. Pris entre le passé et l’avenir. Dans cette tranche de temps qui est notre vie. Ce que nous avons déjà vécu et ce que nous voulons vivre.

— Voilà qui explique l’absence de dés…

— Que ferions-nous des personnages ? À mon avis, ce n’est pas un jeu de rôles.

— Ce n’est peut-être pas un jeu du tout.

— Si vous aviez volé toute la boîte, nous saurions si ce tapis fait partie du jeu. Il n’est pas impossible qu’il s’agisse d’un document secret…

— En ce moment, Capolar transporte la boîte en direction de Grand-Parc où il doit la remettre à un mystérieux correspondant…

— Avec Clarissa à cheval derrière lui…

— Il ne se doute pas que le tapis ne se trouve plus dans la boîte…

— Il s’y trouve forcément… Réfléchissez.

— Pourtant, je me souviens très bien de l’avoir volé.

— Si vous aviez agi ainsi, Capolar se serait rendu compte de la disparition…

— Il s’en est rendu compte. Il a refermé le double fond. Il est inquiet. Car : qui a volé ce tapis ? Et surtout : que va-t-il arriver maintenant ? Le mystérieux correspondant, agent d’on ne sait quelle puissance terrestre ou extraterrestre, attend cette boîte uniquement pour en ouvrir le double fond.

— Ce n’est pas un joueur. C’est un agent ennemi. Capolar, sur sa moto, pense à ce qui va lui arriver. Que fait Clarissa sur sa moto ?

— Elle a accepté de l’accompagner à Grand-Parc alors que ce n’est pas sur sa route. De qui est-elle complice, la championne de tir au pigeon ?

— Le cerveau de Capolar est en ébullition. Devant lui, la voiture conduite par Frank Chercos. Il peut voir les nuques obstinées du policier et de Jim Ocaze qui n’est pas mécontent de rentrer chez lui.

— Il ne sait pas qu’en fait, Frank Chercos a décidé d’aller jeter un œil à Grand-Parc. Il va s’en apercevoir à la prochaine bifurcation.

— Par contre, Capolar sait ce que Frank Chercos a dans la tête.

— Comment le savez-vous vous-même ? Vous venez de commettre, si je ne m’abuse, une possibilité d’incohérence.

— Vous oubliez que Capolar est le maître du jeu.

— J’oublie toujours quelque chose. Je ne suis vraiment pas fait pour jouer.

— Voilà qui expliquerait pourquoi Google s’intéresse à votre personnage au détriment de votre personne. »

Cette réflexion, que Ben Balada prononça sans me regarder, me réduisit au silence. Les mains de mon amphitryon parcouraient la zone « possible » du tapis et sa voix décrivait des dystopies. Ses doigts s’approchaient des limites imposées par la nature même de l’utopie.

« Ah ! si je fumais, je fumerais ! s’écria-t-il. Et si je buvais, je boirais ! Ce jeu va me rendre fou avant la fin de la nuit.

— Mais vous qui avez pu voir le contenu de la boîte, vous souvenez-vous d’un objet qu’on n’a pas l’habitude de trouver dans ce genre de jeu ?

— Il y avait des personnages… un cornet… des dés…

— Dédé ?

— Un livre qui, je me souviens, était plus grand que son emplacement dans la boîte.

— C’est un indice !

— Il faudrait se répéter ce prédicat logique : le livre ne rentre pas chez lui.

— Mais y était-il avant l’ouverture de la boîte ?

— Était-ce le livre de la boîte ? Ah… ! Il ne sert à rien de jouer à deviner. Nous ne connaissons pas les variables de cette proposition.

— Pouvons-nous nous contenter de rêver ?

— Ne rêvons surtout pas ! Cette réalité à trous n’en est pas moins une réalité. Elle est comme un homme amputé congénitalement. Nous lui donnons un nom, mais il a besoin de prothèses pour avancer dans la vie. Franchit-il les limites pour autant ?

— Avec un peu de fantaisie…

— Au diable ces hochets de l’attente ! Seule l’imagination ouvre les portes du réel. Le cornet à dés abolit toute magie. Mais ce maudit jeu ne se joue pas avec des dés !

— Encore Dédé ! Allez-vous vous expliquer ? Je ne comprends plus rien. J’étais venu à cause… à cause de Google… de vous… »

Je frappais un coup sur la table, ce qui plia le tapis dans un angle. Ben Balada observa ce changement. Quelle importance lui accordait-il ? C’était un habitué de la spéculation sémantique. Comment se forme un système ? Autrement dit : Qui suis-je ? Il devina ma question :

« Un homme à trous. L’ennui, c’est que nous avons tous les mêmes trous.

— Je n’apprécie pas toujours votre humour…

— Nous sommes la même proie d’un autre système. Poupées russes. Je ne vois que ça.

— Nous n’avons guère avancé…

— Vous voulez savoir qui a gagné… de vous ou de moi ?

— Ma foi… si ce jeu n’est pas complet… comment peut-on penser qu’on y a joué ?

— Capolar doit se faire un sacré mauvais sang. Il sait que la boîte, et peut-être même le jeu, ne sont pas complet sans ce tapis. Son mystérieux correspondant s’en apercevra tôt ou tard. Qu’arrivera-t-il alors ? Clarissa est-elle au courant de ce qui se trame ? Dans ce monde imaginaire (ce n’est qu’un roman), les plantes qui étaient vertes ne sont pas devenues rouges. On ne peut même pas se poser la question de savoir ce qui se passerait si les plantes étaient devenues rouges. Elles sont vertes. Rien n’a changé. Aucun signe de mutation. Pourtant, le mot-clé engendre une série d’informations imaginaires, voire magiques. Vous avez bien fait de venir me voir. »

[…]

Ben Balada n’aimait pas qu’on le dérange. Le visiteur qui était venu frapper à sa porte était dans sa chambre au rez-de-chaussée. La nuit était bien avancée. Noire. Parfaitement noire. Ben Balada avait abandonné son visiteur en pleine partie. Il avait ressenti une subite envie d’écrire. Ces jeux s’achevaient toujours ainsi chez lui. Le visiteur ne pouvait pas le savoir. Alors il l’avait laissé seul dans le salon, assis devant la table où le tapis de jeu proposait ses défis. Et quand Ben Balada eut fini d’écrire dans son journal et qu’il fut revenu dans le salon, le visiteur n’y était plus. Il ouvrit une fenêtre pour regarder en bas sur le gazon qui jouxtait la maison. Il y avait de la lumière. C’était celle de la fenêtre de la chambre occupée par le visiteur. Il ne l’avait pas encore éteinte. Il n’avait peut-être pas sommeil lui non plus. Qui sait ? pensa Ben Balada. Et à peine l’avait-il pensé que la lumière disparut. Le visiteur avait éteint la lampe de chevet. L’obscurité se réinstalla sur le gazon et dans les hibiscus. Ben Balada s’apprêta à refermer la fenêtre. Mais une ombre fila dans l’allée. Ce n’était pas un chat. Ni le chien qui couchait au garage. Ben Balada ferma la fenêtre, éteignit et revint vers la fenêtre pour en entrecroiser les battants. Il y avait quelqu’un dans le jardin !

Ben Balada aimait les combats. Il ne possédait pas d’armes cependant. Comme il connaissait très bien la maison (c’était la sienne et il l’occupait depuis toujours), il se proposa de surprendre celui (ou celle) qu’il considérait déjà comme un ennemi. Une victoire serait la bienvenue en ces temps de disette intellectuelle. Il traversa l’appartement et, au lieu de descendre au garage, il emprunta l’escalier de la cuisine qui donnait de l’autre côté de la maison. L’intrus avait progressé entre-temps. Il fallait en tenir compte. Ben Balada descendit l’escalier, entra dans l’ombre épaisse des hibiscus et se posta pour habituer ses yeux à l’obscurité. Bientôt, il distingua nettement les objets familiers parfaitement immobiles dans le noir. Il attendit encore, cette fois pour écouter. La brise était légère cette nuit. Son cerveau s’appliqua à mesurer ces froissements de feuilles, ces dérangements distincts, toute la gamme du silence. Il n’en était pas à sa première expérience de la nuit. Non pas qu’il y eût eu d’autres intrusions, à part celles des animaux toujours plus rapides et prudents. Mais avec les années, l’angoisse s’était affinée au point de rendre possible les identifications les plus improbables.

Et en effet, il le vit. C’était un homme. Qui était-il ? Peu importait pour l’instant. Appelons-le l’intrus. Il n’a pas encore d’âme, pensa Ben Balada, mais cela viendra en son temps. Cette pensée le ravit. Il se promit de provoquer le moins de bruit possible, car il n’était pas souhaitable, dans ces circonstances, de réveiller son invité. Il frapperait le premier, certes, mais sans bruit. En principe, la perte de la conscience précède le cri, se dit-il. Puis il sourit et affina son regard. L’intrus gravissait en ce moment les escaliers de la terrasse. On aurait dit un animal, mais son souffle était celui d’un homme. Il était impossible de résister à l’envie de savoir le plus vite possible ce que cherchait cet inconnu. Et le cerveau de Ben Balada s’emplissait en même temps de réminiscences relatives à des actes dont il savait qu’ils pouvaient être la source d’ennuis. Mais tout aussi bien s’agissait-il d’un vulgaire cambrioleur ? Ben Balada empoigna le manche d’un outil de jardinage. Il en caressa la patine jusqu’à rencontrer le fer. C’était une binette qu’il jugea sur le coup un peu trop agressive. Continuant de fouiller l’obscurité du mur, il trouva enfin ce qu’il cherchait et reprit sa progression vers l’intrus qui était sur la terrasse maintenant. Comment grimper ces escaliers sans se faire remarquer ? pensa soudain Ben Balada. Et si cet homme était costaud ? S’il avait plus l’habitude que moi de ce genre de situation ?

L’enthousiasme des premiers instants s’était subitement refroidi. Ben Balada retourna à l’escalier de la cuisine qu’il remonta sans se soucier du bruit que produisaient ses semelles ou sa respiration, il eût été bien incapable de le dire. Était-il d’ailleurs question de parler à quelqu’un ? Il retourna dans son bureau et remis en route le magnétophone de son PC. Sa voix reprit le cours de son journal :

[…]

Trouvé chez Google (tapez Capolar)

Maître Capolar a présenté Nurdakj, le nouveau jeu de la SAM & KOK, dans les locaux de l’Association Des Écrivains Reconnus Par Le Gouvernement (ADERPLG) en ce samedi d’été qui est aussi le Jour De La Fête Nationale À La Portée De Tous (JDLFNLADT).

Sur le podium, les personnages se sont fait un devoir de ne rien révéler des innombrables possibilités de fictions que ce jeu met à la portée de tout le monde, y compris des autres. Gilles Rencaux, Marc Cortal, Natacha Ollaff, maître Capolar lui-même, Jim Ocaze, John Stentorio, Clarissa del Mono, Ben Balada (2), Gérôme Flax, Michou Stor, Scipin, Bergar, Mescal, Matorral, Don Benito de la Oca, Ben Balada, Uadí et Misti la Cyprine ont revêtu leurs plus beaux atours pour égailler la rencontre de l’Invention avec son public. Nombreux ont été les cris de joie. Il fallait vite en profiter, car le tirage est limité. Inévitablement, il y eut quelques déçus. Ils étaient arrivés trop tard, mais une compensation, dont la nature est tenue secrète par le SO, leur fut offerte dans les coulisses. D’autres cris de joie le prouvèrent aussitôt. Ainsi, les spectateurs de cette représentation exceptionnelle du pouvoir de l’Imagination sur le Néant purent rentrer chez eux le cœur en fête et le cerveau enfin prêt à vivre toutes les aventures possibles dans le meilleur des jeux possibles.

Notons que le tapis nécessaire à Nurdakj a été retrouvé par le célèbre et compétent limier de l’Intérieur, le lieutenant Frank Chercos élevé aussitôt au grade de Grand Officier. Les citoyens qui souhaitent revivre cette enquête passionnante peuvent adresser une demande en trois exemplaires à l’Administration Du Bien Et De Sa Chronique (ADBEDSC). Le prix TTC est de 670 nurds.

Votre correspondant sur zone : Jo.Manna.


Fragments extraits de N2 - publié chez Le chasseur abtstrait.

   

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -