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À propos du « MIROIR » d'Andreï Tarkovski
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 Article publié le 14 janvier 2018.

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Les films de Tarkovski révèlent la matérialisation du spirituel, qui en fait, n’est qu’un vocable pour nommer en nous la permanence de ce mouvement des choses de ce monde en nous, et de nous dans les choses. Contempler la rivière c’est voir s’écouler le temps qui est cette rivière, ou la pluie qui adoube un arbre qui fait bouger ses feuilles où s’agitent nos vies. Tarkovski se dit un cinéaste matérialiste, et plus loin il affirme : « toujours les choses sont là ». Ce mystique nous fait sentir dans ses films, l’agencement des choses matérielles et visibles qui sont l’agencement de ce que certains appellent notre âme et d’autres, notre esprit. Y aurait-il chez lui un certain spinosisme ou même panthéisme ? Ce grand poète vient de la culture où la croyance en un autre monde s’exprime par les icones. N’affirme-t-il pas que : (je cite) : « ce sont les images de là haut qui nous libèrent. Ce qui est certain, c’est que là-haut le temps est réversible. Ce qui me prouve que le temps et l‘espace n’existent que dans leur incarnation matérielle. Le temps n’est pas objectif ».

Que l’on croie ou non à un Là-haut, avec ses images Platoniciennes qui seraient libératrices, comme le dit Tarkovski, tous les films du réalisateur, nous montrent la beauté du monde, même dans sa tourmente (après tout la pluie, récurrente dans ses images, n’est réjouissante que si nous la sentons ou l’écoutons, comme l’indice que le monde qui nous entoure, est tout aussi en nous que dans notre regard de spectateur d’un film). Le cinéaste nous fait voir le ruissellement de l’eau, mais aussi, nous en fait entendre le son, et percevoir les odeurs de la boue qui l’accueille, des herbes, des chemins, et sentir le soleil chauffer les huisseries des fenêtres qui percent vers un extérieur qui s’installe dans les intérieurs qui sont filmés. Chaque film est une icône d’un Roublev moderne qui filme non une maternité symbolique, mais le matériel engendrement de notre nature par la nature même des choses dont nous sommes. Le temps n’est pas objectif, mais l’objectif de la caméra poétique du réalisateur, fixe un instant bref de sa propre mémoire, pour le faire durer sur le miroir-écran qui est celui du film intitulé ici et pour en confirmer l’objectif : « le Miroir ». Ce n’est jamais du dieu silencieux, si dieu il y a, que se fait le film, mais du dieu qui se voit, s’entend et se sent dans le bois, le fer et la rouille des jours. Le miroir est l’avant dernier film de Tarkovski, lequel pressent l’exil, dans un temps où le stalinisme commence à se méfier de cet artiste qui devient trop encombrant, car il prône notre humanité, laquelle est incompatible avec un régime où l’individu ne compte que dans des fichiers. La terreur pèse aussi sur ceux qui font métier d’exprimer le réel, soit par les mots, soit par les images. Il y a dans le miroir une séquence qui montre la peur d’avoir commis une erreur, laquelle pourrait s’avérer fatale. Une journaliste se réveille en pleine nuit, soupçonnant que dans son dernier article, elle a commis la faute irréparable. Elle file à sa rédaction afin de vérifier son article prêt à être imprimé. Elle se rend compte qu’elle n’a commis aucune erreur, et repart rassurée. On sent que cette crainte est permanente et qu’elle empoisonne la vie de cette femme et de tous ses semblables chargés d’informer ou de s’exprimer de toutes les façons. L’évocation d’exilés espagnols exprime chez Tarkovski dans « Le miroir », l’éventualité de son propre exil.

Le sujet-cœur du film est la crise d’un couple, comme chez Bergman, qui admirait Tarkovski. Dès le tournage d’Andreï Roublev, le cinéaste écrivait le scénario du « Miroir », en collaboration avec son ami et scénariste Alexandre Micharine. Mais il en retardait sans cesse le tournage. C’est grâce à une ruse de cet ami, qui lui fit lire un chapitre d’un roman qui l’avait passionné, que Tarkovski décida (en pleurant, raconte le scénariste) de tourner le film, dont il avait trouvé qu’il ne fonctionnait pas. En effet les deux amis avaient rangé les séquences de leur scénario dans les compartiments d’une sorte de classeurs, et en intervertissaient l’ordre pour chaque fois décider qu’en effet ce n’était pas possible. Jusqu’au jour, où les déplaçant un peu au hasard, ils décidèrent que là, ça y était. Tarkovski s’en explique dans une interview : « Le montage du Miroir fut un travail colossal. Il y eut plus de vingt versions différentes. Et par version, je n’entends pas quelques modifications dans l’ordre de succession de certains plans, mais des changements fondamentaux dans la construction et l’enchainement des scènes. J’avais l’impression que le film ne pourrait jamais être monté, il ne tenait pas debout, il s’éparpillait sous nos yeux, n’avait pas d’unité, pas de lien intérieur, pas de logique. Puis un beau jour, alors que j’avais désespérément imaginé une dernière variante, le film apparut, le matériau se mit à vivre, les différentes parties du film à fonctionner ensemble, comme si quelque système sanguin les réunissait. Et quand cette dernière tentative fut projetée, le film naquit sous mes yeux. Le film cette fois tenait debout ». Il est vrai, néanmoins, que le spectateur semble se trouver devant un puzzle dont il ne sait pas comment reconstituer le sens. D’autant que les éléments du film, qui semblent se télescoper, ne sont pas ceux d’une simple évocation du parcours d’une vie, mais leur simultanéité dans l’espace et le temps dont le film rend compte. Comme le dit le critique Jean Gravil Sluka : « Si le souvenir ne peut se raconter linéairement dans un langage, il peut être projeté aux quatre coins de la pellicule, ce qui est le propre du cinéma ». Tarkovski au début du film nous indique qu’il ne faut pas retrouver comme on dit le fil de l’histoire, mais regarder le miroir-film avec sa propre mémoire-miroir de spectateur. « Que celui qui le désire se regarde dans mes films comme dans un miroir, et il s’y verra  » déclare Tarkovski. Dans « Le miroir », il s’agit des images-faits remémorés d’un cinéaste, malade, en conflit avec sa femme, incapable de communiquer avec son fils et qui se souvient de sa maison d’enfance, de sa jeune mère (la femme et la mère sont jouées par la même actrice), de l’abandon d’un père poète (joué par l’acteur qui joue aussi le fils) et dont on entend quelques poèmes en off. Pour Tarkovski, au-delà du montage et de la beauté des images, ce qui fait le film, c’est la sensation du temps qui s’écoule et passe dans chaque plan. C’est une « recherche du temps perdu » comme chez Proust, et où le narrateur est et n’est pas l’auteur de l’œuvre.

Une séquence au tout début du film montre le jeune Tarkovski, (celui du film), regarder à la télévision une orthophoniste qui fait faire des exercices de concentration à un adolescent bègue qui à la fin de la séance ne bégaie plus. On peut lire cette séquence comme un exercice que Tarkovski fait faire aux spectateurs pour qu’ils perdent ce bégaiement, qui consiste à s’arrêter sur chaque image pour en percevoir le sens. Les premières séquences sont celles adaptées du chapitre du livre que Micharine fit lire au cinéaste et qui le décida à tourner le miroir. On retrouvera la suite de cette séquence assez énigmatique bien plus tard dans le film, séquence dite de « la visite à la femme du docteur ». Cette partie semble quelque peu étrangère à l’histoire, mais se place comme un écho à la part qui est celle des femmes dans le récit. Devant l’incendie d’une grange, alors qu’il pleut à verse, la mère (ou la femme du cinéaste du film) prend un seau qu’elle remplit, ce qui fait croire au spectateur qu’elle destine cette eau à éteindre l’incendie, mais elle s’en sert pour se laver le visage, afin probablement, d’éteindre l’image du sinistre en elle. De telles disjonctions entre l’attente du prévisible et sa bifurcation vers le senti des choses sont fréquentes dans tous les films de Tarkovski. Dans le « Miroir » celui-ci mêle documents d’archives et images privées pour montrer la perturbation que l’Histoire avec un grand H fait subir à l’histoire des vies de chaque individu. Chaque évènement, guerres, révolutions, hypertrophies idéologiques, sont ressentis comme des séismes naturels qui ne doivent pas oblitérer la beauté fantastiquement réelle du monde et de la vie. C’est l’essentiel message de ce cinéaste de la pure contemplation et de l’injonction à nous y réparer avec ou sans la foi, mais avec la croyance que l’éternité est chaque instant de nous.

 

Ne pourrait-on pas, en parlant de ce film, paraphraser la formule d’Eluard : De l’horizon d’un seul, à l’horizon de tous, en titrant notre propos : Du miroir d’un seul au miroir de tous ? Ce film de Tarkovski évoquant entre autre la mémoire de son père, fait en image l’inventaire des choses qui sont la présence réelle invoquée. Des fenêtres, des fleurs, des arbres, des rideaux qui servent de hamac au vent qui mouvemente le figé du temps. Nulle sépia ne l’instaure en passé révolu mais en ce « quelque chose » dont Properce, cet autre poète de l’antiquité, dit que sont les mânes des défunts. Le vers latin dit sunt aliquid manesce qui veut à peu prés signifier : les Mânes, (autrement dit, DES défunts), sont quelque chose. Ce quelque chose très approximatif, forçons-en la traduction en : les défunts sont dans les choses.

En effet nulle souvenance pour le cinéaste, mais re-souvenance et sa mise au présent sans la moindre béquille de la métaphore. La lévitation de la mère du narrateur n’est pas une métaphore, mais le rêve que le fils fit jadis, et dont il se souvient. Ce monde contemplé intérieur/extérieur s’innombrable d’objets qui arguent leur présence, aussi bien singulière, qu’implicitement signifiant le tout. La neige est l’indice de l’hiver et non la métaphore de quelque désolation face à l’inévitable disparition d’êtres, qui en toutes saisons de nos vies singulières, en furent l’essentiel. Le cinéaste nous fait voir les mânes qu’évoquait Properce dans ses élégies à l’être disparu. Ce sont autant de choses réelles du monde immanent, que contemple le spectateur du miroir, qui y voit, non pas seulement son visage, mais bien le décor où s’initie sa vie. Dans un miroir, ne se voit pas seulement le visage de qui s’y regarde, mais tout ce qui s’y superpose de son passé proche et lointain, de ses vicissitudes comme de ses joies, de ses deuils aussi bien que de ses renaissances. Par son esthétique poétique, ce film nous invite à la méditation. Le « Miroir » de Tarkovski est celui de la vie du poète-cinéaste comme il est tout autant celui du cinéma.

 

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